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littérature

Entre Senne et Oder, 1914-1918: 19 août 1914

Par Joseph Pearce, traduit par Guy Rooryck
18 octobre 2023 7 min. temps de lecture

Dans Tussen Oder en Zenne (Entre Senne et Oder), Joseph Pearce s’attache à l’histoire de ses deux grands-pères: le Flamand Joseph Vandenbrande et le Juif-Allemand Felix Peritz. Pendant la Grande Guerre, les deux se sont retrouvés en posture d’adversaires; c’est cependant ce qui les rapproche que met en exergue Pearce dans son récit. Lisez sous la forme d’un feuilleton les pages consacrées à la période 1914-1918. Épisode 2.

19 août 1914

Le mercredi 19 août au matin, un groupe de gendarmes met Vilvorde en émoi. Les habitants les entendent crier: «Les Allemands arrivent!», «Les Allemands arrivent!» Ils roulent sur leurs vélos avec tant de précipitation que leurs pieds dérapent des pédales. Quelques heures plus tard, des troupes belges traversent la Longue rue des Moulins. Des hommes exténués, portant des uniformes déchirés et souillés, le visage gris et poussiéreux, comme un masque de peur figée et de douleur sourde. Ils sont tellement épuisés qu’ils acceptent à peine la nourriture que leur tendent les habitants de Vilvorde, ils veulent juste franchir le plus vite possible le pont du canal, sortir de la vallée de la Senne vers l’ouest, en direction d’Alost et Gand, loin du danger qui les talonne.

Joseph est témoin de la déroute. La veille, après avoir lu son journal, il était encore tout optimiste. Non seulement les forts de Liège tenaient bon, exultait Het Volk, mais l’armée belge, avec l’aide des Anglais, faisait reculer les Allemands. Leur empereur aurait même supplié de signer un armistice. Mais si les gendarmes disent la vérité, les Prussiens occuperont la ville ce jour même.

Mon grand-père vit avec Liza, sa femme, et leur petite fille, âgée de quatre mois, dans la maison de ses tantes, Longue rue des Moulins. Alice est née huit semaines trop tôt. Elle était si petite qu’elle aurait pu tenir dans une cafetière. La sage-femme était persuadée que l’enfant allait succomber avant l’aube. Liza était d’un autre avis. «Regardez ces petits pieds qui frétillent», avait-elle dit, «ça déborde de vie.»

Joseph a repris le magasin de ses tantes. Mi-Jef, sa marraine, est décédée, et la sœur de celle-ci, Philomène, entre-temps devenue rentière, occupe un logement dans la rue des Poissonniers. Liza s’appelle de son plein nom Elisabeth Vanweyenberg. C’est la fille qui avait conquis le cœur de Joseph au bal du Kursaal. Une bonne année auparavant, il l’a épousée dans la Grande Église, cinq mois avant que son frère ne s’unisse à Élise Cleeren. À l’époque, une guerre avait éclaté dans les Balkans pour la deuxième fois. Personne n’avait vraiment été surpris, car dans ces régions sauvages, les hommes naissent un couteau entre les dents. Qui eût osé prédire ces jours-là que les canons tonneraient bientôt dans des pays civilisés?

Avec Liza, Joseph a décroché la timbale. Quoiqu’elle soit contente que les journées passées comme aide-ménagère chez le notaire Vander Burght appartiennent au passé, elle admet qu’elle y a appris à exceller en cuisine. L’art de coudre et de tricoter n’a plus de secrets pour elle non plus. Clara, la mère de Joseph, s’est crue au septième ciel quand elle a appris que son fils avait fait la connaissance d’une jeune fille catholique bien élevée. Qu’elle travaille pour le notaire Vander Burght lui avait fait particulièrement plaisir. Monsieur le notaire est un des piliers de la paroisse de Notre-Dame de Bonne Espérance. Lors de la sortie de la procession, il fait partie des porteurs du dais sous lequel le doyen arpente solennellement les rues avec un ostensoir. De plus, sa belle-fille a les hanches larges, ce qui leur sera utile s’ils veulent beaucoup d’enfants.

Liza n’est pas le genre de fille à se laisser faire. Quand la guerre a éclaté et que des hordes de femmes voulant faire des provisions s’étaient ruées dans toutes les épiceries, elle n’a pas hésité à participer hardiment comme tout le monde à la bousculade, pour ne pas rater les dernières réserves d’huile de cuisson, de haricots secs, de pois cassés, de sel, de pain de sucre et de savon de ménage. La femme de Joseph a une bonne raison pour ne pas se laisser marcher sur les pieds : elle ne veut plus jamais avoir faim. À la maison, ils étaient si pauvres que sa mère ne pouvait se permettre des œufs pour ses enfants qu’une seule fois par semaine. Et encore, un œuf à partager par deux enfants. Liza n’a jamais compris pourquoi sa mère ne préparait pas des œufs durs mais des œufs à la coque. Le jaune d’œuf s’écoulait évidemment sur l’assiette, de sorte que ses frères et sœurs se disputaient pour savoir qui tremperait sa tartine en premier dans cette gâterie.

Deux semaines plus tôt, le samedi premier août, le bourgmestre de Vilvorde, Xavier Buisset, avait fait placarder des affiches où il appelait les habitants de sa commune à garder leur calme. «Il n’y a aucune raison de s’inquiéter», y disait-il. Les nouvelles semblaient lui donner raison. «Les troupes allemandes ne traverseront pas la Belgique», avait promis l’ambassadeur d’Allemagne Claus von Below-Saleske. «Vous verrez peut-être brûler le toit de votre voisin, mais votre maison demeurera intacte.» Le lendemain, il transmettait un ultimatum au gouvernement belge. Berlin craint que la Belgique ne soit pas capable d’empêcher que les troupes françaises avancent dans le pays en direction de l’Allemagne, précisait l’ambassadeur. Si la Belgique autorise la libre traversée de l’armée allemande, le gouvernement garantit, une fois la paix conclue, l’intégrité du territoire et l’indépendance du pays. Le Premier ministre Charles de Broqueville rejeta l’ultimatum. Les Allemands avaient-ils oublié qu’ils s’étaient engagés en 1839 à respecter la neutralité belge, une promesse qu’ils avaient tenue en 1870, lors de la précédente offensive contre la France? Le mardi 4 août, l’armée allemande foulait le territoire de la Belgique. Son premier objectif: la ceinture de forts autour de Liège.

Joseph attend les Allemands en sécurité sous son toit. Sortir en ce moment serait mettre sa vie en danger. Les Allemands sont des barbares. Ils coupent les mains des enfants, violent les femmes, les transpercent avec leurs baïonnettes et leur coupent les seins. Dans des dizaines de villes et de villages belges, d’innombrables civils innocents sont collés au mur et abattus.

Soudain, un claquement de sabots sur les pavés. Des cavaliers. Leurs harnais tintent, les sabres et les éperons sonnaillent. Hussards aux shakos bigarrés, dragons aux cuirasses brillantes, cavaliers aux lances à fanions battant au vent. Ils sont suivis par l’infanterie. Des hommes en rangs serrés. De jeunes garçons au teint vif et frais. Ils entonnent des marches militaires. Un orchestre passe avec tambours et trompettes. Les hommes, chaussés de bottes, marchent d’un pas sourd, leur casque à pointe est recouvert d’un tissu gris, ils ont un havresac sur le dos, portent leur fusil au poing ou arrimé à une ceinture sur l’épaule. Des officiers à cheval surveillent les colonnes, des hommes hautains en uniforme serré, monocle vissé à l’œil, porte-documents en bandoulière. De temps en temps, ils donnent des ordres d’une voix rauque ou au moyen d’un sifflet. Une lourde automobile passe en grondant et en klaxonnant d’impatience, puis une autre, et une autre encore. Ensuite un défilé rugissant de véhicules militaires. Des camions à munitions, d’autres tractant des canons, des cuisines de campagne aux cheminées fumantes, des remorques remplies à ras bord de bidons d’essence et de provisions, des camions marqués d’une croix rouge sur leur bâche. Sur les sièges avant, des soldats dans leurs uniformes poussiéreux. Des visages tannés, plus résignés que guerriers. Des chevaux s’ébrouant sous l’effort, leurs flancs luisant de sueur. Matériaux et soldats fonçant d’une même allure, toujours plus loin, toujours plus nombreux. Une valse écrasant tout sur son passage.

Il n’y a pas eu un seul coup de feu, la ville a été prise en un tour de main, sans le moindre combat. Heureusement que le bourgmestre a dissous la garde civile, sans quoi l’un de ses membres aurait peut-être eu l’idée saugrenue de retenir à lui tout seul l’avancée de l’armée allemande.

À Vilvorde les soldats de la Septième Division de Magdebourg s’installent dans les habitations dont les occupants ont pris la fuite. Ils envoient des dizaines de cartes postales. Elles représentent les principaux sites de la ville : la Grande Église, le parc communal, le château des Trois Fontaines, l’hôtel de ville, la Grand Place et son kiosque à musique. Aux domiciles des soldats, dans les villes et villages allemands, des êtres chers apprennent que leur proche a la belle vie à Vilvorde. L’armée belge s’est retranchée derrière la ceinture de forts autour d’Anvers. Ils sont débarrassés à jamais de ces foutus Belges, ces verdammte Belgier.

La traduction des pages consacrées à la période 1914-1918 a été réalisée avec le soutien de Literatuur Vlaanderen.
Photo Joseph Pearce 1

Joseph Pearce

écrivain et journaliste

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