Entre Senne et Oder, 1914-1918: 21 octobre 1914, Vilvorde dévastée
Dans Tussen Oder en Zenne (Entre Senne et Oder), Joseph Pearce s’attache à l’histoire de ses deux grands-pères: le Flamand Joseph Vandenbrande et le Juif-Allemand Felix Peritz. Pendant la Grande Guerre, les deux se sont retrouvés en posture d’adversaires; c’est cependant ce qui les rapproche que met en exergue Pearce dans son récit. Lisez sous la forme d’un feuilleton les pages consacrées à la période 1914-1918. Épisode 6.
21 octobre 1914, Vilvorde dévastée
Joseph échange à peine un mot avec son ami, tellement lui et Paul Leemans sont bouleversés par les destructions qui ont ravagé les villages au nord de Vilvorde. Partout des maisons et des fermes incendiées ou saccagées, même un presbytère et un cloître. Les Allemands se sont aussi livrés à des excès à l’intérieur des habitations. Ils ont brisé les chaises, les lits et les armoires, éventré les matelas; bols et bouteilles jonchent le sol en mille morceaux. Ces brutes ont griffonné à la craie le numéro de leur régiment sur les portes. Ici et là, un écriteau en carton pend à la porte d’entrée d’une maison qui n’a pas été pillée. Nicht abrennen. Bitte schonen. Gute Leute, nicht plündern. De la fenêtre d’une auberge pointe un drapeau blanc. Les églises de Houtem et d’Eppegem, squelettes de murs noirs calcinés, dressent leurs tours décapitées.
Le long des chemins de campagne, épars, des traces témoignant du carnage. Entre un tapis de chaussures, de ceinturons, de sacs à dos et de vestes d’uniforme, apparaissent des tombes de fantassins, des Belges par-ci, des Allemands par-là. Les deux amis s’arrêtent devant l’une des tombes et retirent leur chapeau. Une croix faite de branches marque l’endroit. Quelqu’un a déposé dans un verre un bouquet de marguerites et de lychnis. Sur une autre croix, un bonnet de soldat et une veste tachée de sang, flottant dans l’air. Entre Houtem et les bois alentours, les prés et les champs sont criblés de tranchées, des couloirs étroits qui se tortillent comme des serpents dans le paysage. À intervalles réguliers, de petites fortifications faites d’épicéas et de peupliers abattus. Dans certaines tranchées, la terre est remuée. Des cadavres y ont-ils été enterrés à la hâte?
La dernière fois que Joseph s’était promené ici, c’était avec Liza. L’été 1912. Leurs parents ne savaient pas qu’ils étaient amoureux. À leur grande frayeur, ils s’étaient retrouvés nez à nez avec le père de Liza. «Beau temps pour une petite balade, pas vrai?» avait-il dit. Puis, il leur avait fait un aimable signe de la tête avant de poursuivre son chemin.
La pluie tombe à verse lorsque des centaines de Bruxellois se rendent à Vilvorde ce mercredi 21 octobre 1914. Ils veulent voir «de leurs yeux», écrit Karel van de Woestijne, «à quel point a souffert d’enlaidissement une si belle région». Il a fallu attendre jusqu’à ce jour pour que les trams roulent à nouveau. Ils sont tellement surchargés qu’à Schaerbeek, on ajoute des wagons supplémentaires. Les Bruxellois ont apporté des provisions. Dans la région de Vilvorde, ont-ils entendu dire, on ne trouve même pas la moitié d’une tartine. Les rires et les plaisanteries vont bon train. Guerre ou pas, un vrai Bruxellois est toujours d’humeur joyeuse. Mais dès que le tram entre dans la ville sur la Senne, tout le monde se tait. L’aimable petite ville, qui allie le confort bourgeois d’immeubles datant des années cinquante à la grâce de larges parcs et de promenades à l’aménagement très moderne, m’apparaît déserte et comme malade sous la langueur grise du ciel », rapporte Van de Woestijne à ses lecteurs néerlandais. «Une atmosphère de logis où repose un défunt. Tant et tant de maisons fermées».
Ce jour-là, la sonnette du magasin de Joseph tinte de plus belle : des Bruxellois qui n’ont pas oublié la réputation des fameuses «boules noires» contre la toux. Hélas. Les tantes n’ont pas transmis la recette. Tant pis, ils se reportent sur un sachet de babelutes ou de caramels ou sur un ou deux bâtons de cannelle. Certains clients sont déçus de ne pas constater de dégâts. Qu’espéraient donc ces Bruxellois? Un champ de bataille comme décor à leur pique-nique? Une kermesse flamande le long de chemins parsemés de baraques à frites et à bière afin de pouvoir assouvir leur faim et étancher leur soif?
Depuis que Joseph exploite un magasin, il a vraiment appris à connaître les gens. Riche ou pauvre, chrétien ou mécréant, jeune ou vieux, homme ou femme, Flamand ou francophone? Ce n’est qu’une mince coquille par-dessus leurs véritables traits de caractère. En même temps, il a remarqué que les gens qui n’ont guère de moyens dépensent bien plus volontiers leur argent que les bourgeois nantis. Ces derniers sont souvent imbus d’eux-mêmes, comme si leur aisance était un droit de la nature. «Un pauvre, ça te laisse vivre», a-t-il l’habitude de dire à Liza. En tant que brave catholique, Joseph est souvent déçu par certains de ses coreligionnaires qui se revêtent de leur piété comme un hérisson de ses épines, une tactique pour faire croire qu’ils sont aussi innocents qu’un nouveau-né. Il est toutefois conscient que saisir ainsi l’âme humaine ne sert pas vraiment à faire prospérer son commerce en gros. Pisse-vinaigres ou casse-pieds, agités du bocal ou râleurs? Joseph fait le dos rond et sert ses clients avec la même gentillesse.
Il a peur hélas de ne plus pouvoir longtemps garder son magasin ouvert. Le sucre est dans le collimateur. Combien de temps encore avant que les usines ne produisent plus de sucreries? Il est hors de question qu’il reprenne son poste chez Vandenbreeden, l’exportation de broderies s’est effondrée. Un emploi chez De Welvaart est également exclu. Bien que son frère y travaille, il craint que la coopérative ait de plus en plus de mal à survivre en raison de la stricte réglementation allemande. Devenir facteur alors? Jef Elias travaille à la direction de la Poste à Bruxelles, son ami pourrait l’aider à trouver un boulot. Un revenu régulier en temps de guerre n’est pas à dédaigner.
Lorsque sa mère apprend l’idée du facteur, elle sort de ses gonds. Un travail à Bruxelles? C’est hors de question. Les Allemands effectuent sans arrêt des contrôles sur les trams qui roulent en direction de la capitale. Ces hommes ont les doigts qui leur démangent et rêvent de tirer sur la gâchette de leur fusil. Joseph ne s’inquiète pas trop du désarroi de sa mère. Elle est encore affligée par la mort du pape. Pie X est décédé le jour où les troupes allemandes sont entrées dans Vilvorde. Depuis, elle prie à longueur de journée des rosaires, comme si elle espérait que sa dévotion inciterait Notre Seigneur à traiter le pape comme un nouveau Lazare en le ressuscitant d’entre les morts.
Joseph décide en fin de compte de garder ouvert le magasin. D’une part, il a non seulement hérité la maison de sa marraine, mais elle lui a aussi laissé une belle somme d’argent. D’autre part, la ville a commencé à distribuer de la soupe et du charbon. La mesure n’étant jusqu’à présent destinée qu’aux habitants les plus pauvres de la ville, il ne figure pas sur la liste établie par les autorités communales. Mais si, à terme, l’ensemble de la population est dans le besoin, sa famille entrera également en ligne de compte. Tout dépend de l’occupant. Sera-t-il conciliant, sachant qu’on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre? Ou bien va-t-il plumer le pays et réduire la population à la mendicité?