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littérature Feuilleton

Entre Senne et Oder, 1914-1918: août-septembre 1914, des combats sanglants

Par Joseph Pearce, traduit par Guy Rooryck
23 octobre 2023 5 min. temps de lecture

Dans Tussen Oder en Zenne (Entre Senne et Oder), Joseph Pearce s’attache à l’histoire de ses deux grands-pères: le Flamand Joseph Vandenbrande et le Juif-Allemand Felix Peritz. Pendant la Grande Guerre, les deux se sont retrouvés en posture d’adversaires; c’est cependant ce qui les rapproche que met en exergue Pearce dans son récit. Lisez sous la forme d’un feuilleton les pages consacrées à la période 1914-1918. Épisode 5.

Août-septembre 1914, des combats sanglants

Le premier combat du Onzième se termine par une victoire sur les troupes françaises. La marche sur Paris peut reprendre. Aux abords de la chaussée qui relie Rossignol à Tintigny, Felix et ses camarades attendent que l’unité de combat du régiment soit hors de vue avant de remonter dans leurs camions marqués d’une croix rouge. Ils ont à peine avancé une centaine de mètres que quelques cavaliers galopent dans leur direction: «Man hat geschossen !» La compagnie s’arrête brusquement. Un court instant plus tard réapparaissent les véhicules transportant les bagages de l’armée. Claquements de fouets, cliquetis de roues. L’état-major du Onzième passe lui aussi en trombe. Des ordres sont hurlés. Peu de temps après, une batterie est mise en position de tir. Les canons font feu sur Tintigny. Les francs-tireurs seront sans délai traités comme ils le méritent. Quand un officier donne le signal que la voie est libre, les conducteurs sautent sur le siège avant et les soldats ambulanciers s’entraident pour se hisser à bord.

Arrivés au pont qui traverse la Semois, les véhicules s’arrêtent en cahotant. Tintigny est en flammes, dans les rues gisent des cadavres. Un groupe de civils avance. Des hommes, des femmes, des enfants. Un adolescent serre un nourrisson contre sa poitrine, un vieillard clopine en s’appuyant sur une béquille, des femmes essuient leurs larmes tout en sanglotant. Des soldats les poussent devant eux, baïonnette au fusil.

Les combats près de Rossignol sont la confrontation la plus sanglante entre Français et Allemands en août 1914. En un seul jour meurent des milliers de soldats dans les deux camps. Le Onzième perd un tiers de ses officiers et un cinquième de ses hommes. Pour se venger d’une échauffourée avec de soi-disant francs-tireurs, les régiments de Breslau abattent des centaines d’habitants de Rossignol, de Tintigny et des villages environnants. La plupart sont sommairement exécutés ou conduits à Arlon, où ils sont fusillés quelques jours plus tard. D’autres meurent lorsqu’ils sont utilisés comme boucliers humains ou lorsque des obus d’artillerie pulvérisent leurs maisons. Les civils qui fuient leurs habitations en feu sont également descendus.

Après la Bataille des Frontières, le régiment de Felix pénètre en France. Il traverse la Meuse sur des ponts flottants près de Maricourt et atteint le 7 septembre Louppy-le-Château, un village situé à cinquante kilomètres au sud-ouest de Verdun. Chaque jour les tirs minutieux de l’artillerie française font un massacre. Au moment où l’armée allemande risque d’être encerclée près de la Marne, les troupes reçoivent l’ordre de se retirer. La retraite du Onzième se termine à Aury, un village situé sur l’Aisne, dans le département des Ardennes. Les compagnies médicales peuvent enfin reprendre leur souffle.

«Mon très cher garçon, j’ai enfin reçu un courrier de ta part.» Mon grand-père lit et relit la lettre de sa mère. Les mots semblent sortis d’une époque révolue, les pleins et les déliés de l’écriture portent la trace d’une normalité de tous les jours. Les prix grimpent en flèche, écrit Mathilde. L’argent vaut de moins en moins. Elle fait tous les jours la queue chez le boulanger et le boucher. Sur la place du Neumarkt il y a moins d’étals, les paysans ont trouvé d’autres moyens pour vendre leurs produits. En d’autres termes : ceux qui ont beaucoup d’argent se rendent à la campagne pour s’approvisionner. Le gouvernement distribue des tickets de rationnement. Dans les quartiers pauvres autour de la gare Freiburger Bahnhof et de la place Tschepiner les soupes populaires soulagent les plus nécessiteux. Les autorités ont instauré un jour sans viande. Une mesure stupide, car il suffit d’en acheter deux fois plus la veille. Manger casher est quasi impossible. Heureusement, des comités d’aide aux Juifs fournissent de la nourriture et des vêtements aux plus démunis de la communauté. Le Breslauer Zeitung publie toujours des publicités pour des pianos à queue, des chaussures à hauts talons pour dames et des vacances dans la Riesengebirge. Les théâtres continuent à monter des comédies et les bateaux de plaisance continuent à organiser des excursions sur l’Oder. Où donc est passé le bon sens?

Le régiment a reçu avec le courrier un Liebestranport, des colis de charité, des caisses remplies à ras bord de conserves de jambon et de sardines, de boîtes de lait en poudre, de sous-vêtements en laine, de chaussettes, de poignets tricotés, de chemises, de cigares et de cigarettes. Felix est aux anges. Les habitants de Breslau n’ont pas oublié leurs soldats. Ce qui l’irrite cependant, c’est que sa mère se répand en lamentations. Dans une lettre qu’il lui adresse, il lui demande d’être patiente. La victoire est proche. Dès que l’ennemi sera vaincu, la patrie nagera dans l’abondance. Il la prie de lui envoyer des mouchoirs propres, son rhume semble s’acharner. Il est tombé du ciel des trombes d’eau ces dernières semaines. Quant aux nuits, elles sont si froides que le lendemain matin l’herbe est recouverte de givre. Elle peut aussi envoyer de la lotion contre les poux et de la poudre contre les puces, il se gratte toutes les nuits les bras et les jambes jusqu’au sang. Des rouleaux de papier toilette seraient également les bienvenus. Comme tout le monde, il lui arrive d’avoir la chiasse. Et du savon pour ses hommes. Ces sagouins –en tant que soldats d’hôpital, ils sont censés être mieux informés– pensent que se laver le bout du nez suffit pour rester propre.

La traduction des pages consacrées à la période 1914-1918 a été réalisée avec le soutien de Literatuur Vlaanderen.
Photo Joseph Pearce 1

Joseph Pearce

écrivain et journaliste

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