Entre Senne et Oder, 1914-1918: Noël 1914
Dans Tussen Oder en Zenne (Entre Senne et Oder), Joseph Pearce s’attache à l’histoire de ses deux grands-pères: le Flamand Joseph Vandenbrande et le Juif-Allemand Felix Peritz. Pendant la Grande Guerre, les deux se sont retrouvés en posture d’adversaires; c’est cependant ce qui les rapproche que met en exergue Pearce dans son récit. Lisez sous la forme d’un feuilleton les pages consacrées à la période 1914-1918. Épisode 7.
Noël 1914
«En souvenir du 24 décembre 1914 (veille de Noël) pendant la campagne contre la France», dit le texte figurant au dos d’une photo que Felix envoie à sa mère. Au recto, une image évoquant l’ambiance du jour de Noël fêté par les troupes médicales du Sixième corps d’armée. Des soldats posent devant l’objectif. Certains sont assis à une table recouverte d’une nappe en lin blanc, d’autres sont debout. À l’arrière-plan, les corps s’estompent, se réduisant à des têtes qui elles-mêmes se réduisent à des taches devant un mur décoré d’armoiries peintes. À l’avant-plan, trois hommes, un verre à la main. Ils boivent du vin rouge. Au centre, Felix. Un long visage effilé aux oreilles décollées; il a le front haut, une moustache en forme de brosse à dents et une coupe de cheveux courte et soignée.
La veillée a lieu dans une salle au Grand Pâquis, un hameau en Champagne-Ardenne, situé à environ soixante-dix kilomètres au sud-est de Reims. Les hommes se régalent de saucisses, de choucroute, de pommes de terre et de sauce au pain d’épices, un authentique menu silésien. Après le repas, ils chantent «Heilige Nacht, Stille Nacht» et «Es ist ein Ros entsprungen». Bien qu’ils trinquent au succès de la guerre, ils savent qu’une percée en direction de Paris est exclue. Le Onzième s’est retranché à Prosnes. Par temps clair, les soldats voient de loin la cathédrale de Reims détruite.
La semaine a été dure pour la compagnie de Felix. Le typhus se propage parmi les troupes. À l’hôpital, tout le monde a été vacciné préventivement. Et puis, les impacts fréquents de grenades causent de terribles blessures. Les chirurgiens sont parfois obligés d’amputer les victimes des deux jambes. En raison du manque de lits, ces malheureux sont couchés ensanglantés sur des sacs de paille à même le sol.
Pour ne rien arranger, les tirs d’artillerie obligent la compagnie à se déplacer, d’abord à Beine-Nauroy, puis à Pontfaverger-Moronvilliers sur la Suippe, un affluent de l’Aisne. La seule bonne nouvelle? Des prisonniers de guerre français les ont informés qu’Anvers était tombée. Que l’Allemagne serait occupée par les Russes et que Breslau serait en ruines sont des fables.
Il a beaucoup neigé pendant la journée. Le soir, la neige se durcit au contact du gel. Des myriades d’étoiles scintillent dans le ciel. Le jour de Noël, les Allemands et les Français qui sont au front concluent un accord. Ils se rencontrent dans le no man’s land, se tendent la main et se mettent à bavarder. Ils s’échangent des présents, des cigarettes contre des biscuits, du tabac contre du chocolat. «Nous avons tous une femme et des enfants», dit en soupirant un poilu à un grenadier allemand. «Nous voulons la paix.»
«Madame, lavache?» À sa grande surprise, Felix remarque que son hôtesse le regarde d’un air revêche. A-t-il dit quelque chose de déplacé? Il veut simplement savoir si sa lessive est prête. Quand il désigne du doigt ses vêtements, le visage de «Madame» s’éclaircit. Il est bien tombé. Madame s’occupe de la cuisine, de la lessive, du repassage, elle fait les lits, elle garde la maison bien au chaud et veille à ce que les chambres et les toilettes au fond du jardin soient maintenues dans un état de propreté impeccable. Sept soldats infirmiers sont logés chez elle. Pour la remercier de l’ardeur qu’elle met à entretenir la maison, ils coupent du bois pour le poêle et donnent de temps en temps à ses enfants une petite attention sortie des colis de charité qui leur parviennent. Robert a dix ans, Carmen sept, et un caramel ou une poignée de noix les transportent au septième ciel.
Un jour Felix et ses camarades posent avec le fils et la fille de Madame devant sa maison. Le soldat ambulancier Wegner pose amicalement sa main sur l’épaule du garçon. Felix envoie une quatrième carte postale à sa mère et lui demande de la conserver avec ses autres cartes, en souvenir de son dévouement fidèle à la patrie. Lorsqu’il reçoit l’ordre de réquisitionner une maison à Warmeriville, un village situé à seize kilomètres de la ligne de front près de Reims, on lui fournit un dictionnaire portatif. Ce dictionnaire lui apprend à communiquer avec les habitants de son quartier. Il lui est ordonné d’agir de manière implacable si l’hôte ou l’hôtesse ne sont pas coopératifs. Mon grand-père ne doit jamais recourir à des menaces. Les Français sont tellement plus aimables que les Belges.