Entre Senne et Oder: Joseph Pearce et la parole de l’Autre
Dans son premier ouvrage Terres de promesse, l’écrivain flamand Joseph Pearce (°1951) partait en quête des membres de sa famille paternelle ayant survécu à la Shoah. Avec Tussen Oder en Zenne (Entre Senne et Oder), Pearce se penche de nouveau sur l’histoire de sa famille. Il s’attache cette fois à l’histoire de ses deux grands-pères: son ancêtre maternel, le Flamand Joseph Vandenbrande, et son ancêtre paternel, le Juif-Allemand Felix Peritz. Si, pendant la Grande Guerre, les deux se sont retrouvés en posture d’adversaires, c’est cependant ce qui les rapproche que Pearce met en exergue dans son récit. Lisez sous la forme d’un feuilleton les pages de Tussen Oder en Zenne consacrées à la période 1914-1918.
Le dernier livre de Joseph Pearce, paru en 2022, Tussen Oder en Zenne (Entre Senne et Oder), a pour sous-titre «Deux rivières, deux grands-pères, deux guerres mondiales». L’auteur flamand y retrace, avec autant d’élégance dans la formulation que de précision dans les faits, l’histoire de ses grands-pères, l’Allemand Felix Peritz du côté paternel, descendant d’une ancienne famille juive, et le Flamand Joseph Vandenbrande, fort attaché à son éducation et sa foi catholiques, du côté maternel. L’ouvrage se présente sous une forme chronologique qui recouvre en treize chapitres un pan de l’histoire de l’Europe entre 1888 et 1950, en alternant la vie de Felix à Breslau et celle de Joseph à Vilvorde.
Félix est représentant de commerce en chaussures et parcourt la Haute-Silésie depuis Breslau, la «ville de l’Oder», tandis que Joseph reprend d’abord la confiserie de ses tantes dans l‘industrielle Vilvorde, sur la Senne, avant de devenir grossiste en produits coloniaux. Comme ce fut le cas pour la majorité de leurs contemporains, la vie des deux grands-pères est perturbée par les deux guerres mondiales. Félix sert dans une compagnie médicale de l’armée allemande pendant la Grande Guerre. Patriote convaincu, décoré de la Croix de fer, il est consterné de voir ensuite comment l’antisémitisme se déchaîne pendant l’entre-deux-guerres. Il réussit à faire passer son fils en Angleterre, puis à s’exiler avec sa femme en Palestine, pour échapper à la haine des Juifs et à la Shoah.
© Kathelijne Geudens
En Belgique, Joseph subit quant à lui deux périodes d’occupation. Il se sent humilié par son pays qui traite les Flamands comme des citoyens de seconde zone. Avant le début de la Seconde Guerre mondiale, il fréquente des amis flamingants et finira par adhérer à la ligue nationaliste de la Vlaams Nationaal Verbond, sans toutefois cautionner l’activisme durant la guerre de 14-18 ni la collaboration durant l’occupation nazie, conscient qu’il s’agissait d’erreurs n’aidant en rien la cause flamande.
Au-delà de ce qui sépare
Une famille juive d’Allemagne et une famille de catholiques flamands font à première vue partie de mondes assez éloignés l’un de l’autre, d’autant que Félix et Joseph habitent des pays adversaires durant les deux conflits mondiaux. Ils sont néanmoins contemporains et ont tous deux un vécu qui les rapproche parfois de façon inattendue.
Félix est né en 1888, l’année dite «des trois empereurs», lorsque Guillaume II succède à son père et son grand-père, morts tous deux cette année-là. Joseph voit le jour un an plus tard, en 1889, sous le règne du roi Léopold II, alors déjà souverain de l’État libre du Congo depuis quatre ans. Tous deux appartenaient à la classe moyenne industrieuse et vivaient du commerce.
En y regardant de plus près, on constate en outre des similitudes dans la façon dont ils se montrent préoccupés du sort de leurs proches. Le récit témoigne en effet de l’impact que l’histoire peut avoir sur l’existence d’hommes contraints de réagir et de prendre des décisions parfois douloureuses face à des événements de grande ampleur qui menacent leur quotidien et celui de leur famille. Ils doivent faire appel à leur intelligence et à leur sensibilité émotionnelle pour échapper à toutes sortes de calamités. Même si les problèmes qu’ils ont à résoudre sont de nature parfois différente, Felix Peritz et Joseph Vandenbrande, tantôt tâtonnants et incertains, tantôt déterminés et tenaces, réagissent aux coups du destin d’une manière qui témoigne de leur commune humanité.
Toute l’œuvre de Pearce se construit principalement sur la recherche d’un passé qu’elle reconstitue comme un puzzle clarifiant le présent et lui donnant forme. Tant ses romans que ses livres autobiographiques décryptent la manière dont les personnages font face à des défis personnels découlant souvent de soubresauts et d’événements historiques qui font irruption dans la vie privée. L’auteur-narrateur de Land van belofte (1999) et de Tussen Oder en Zenne (2022) prend la parole non pour se mettre en scène lui-même, comme dans la majorité des autobiographies classiques, mais pour ressusciter dans leur diversité culturelle les générations qui l’ont précédé. L’ascendance hétérogène dont il découle permet à l’auteur de dévoiler une part importante de la complexité de l’âme européenne.
Sans aucun sentimentalisme mais avec une sincère empathie, Pearce guide ainsi son lecteur à travers les turbulences du XXe siècle en faisant le récit des trajectoires individuelles des membres de sa famille. Même si les destins de ses grands-pères sont distincts, ils n’en partagent pas moins certaines expériences douloureuses, comme la perte d’un fils encore enfant. Le cadre quotidien dans lequel vivaient ses ancêtres est dépeint avec un sens du détail qui redonne vie au passé. Les noms des rues et des places de Breslau et de Vilvorde, les noms des lieux qu’ils fréquentaient, ancrent les récits individuels dans une réalité vécue et confèrent à la grande Histoire une dimension concrète.
Quand a paru la traduction française de Land van belofte, l’écrivain-journaliste Jacques De Decker avait évoqué la sobriété d’un style mettant en valeur cette empathie et ce sens du détail. Dans Terres de promesse, le narrateur parcourait le monde à la recherche de parents ayant survécu à la Shoah. Entre Senne et Oder en est en quelque sorte le préambule et l’approfondissement, en ce sens que Pearce effectue un voyage à travers le temps, dans des lieux spécifiques qui témoignent de moments de souffrance et de joie humaines. Il nous rappelle que si le présent est parfois implacable, c’est qu’il nous arrive trop souvent d’être oublieux des mondes anciens dont nous sommes les enfants. Ses chroniques familiales évoquent un passé qui donne au présent toute sa profondeur.
Les dangers du nationalisme
Jacques De Decker avait vu en Pearce un disciple possible de W.G. Sebald parce que tous deux ont «la capacité de situer l’expérience vécue dans son exacte dimension morale». Lorsque Pearce retrace l’histoire de son ascendance à origine multiple, il dénonce implicitement les dangers du nationalisme et inscrit ainsi également son œuvre dans la lignée de la pensée humaniste d’un Stefan Zweig.
En ressuscitant les récits de vie de ses grands-pères, Pearce montre que les émotions et les sentiments sont universels et transcendent les frontières du temps et de l’espace. Raconter le monde d’hier et d’ailleurs est une manière de s’interroger sur qui nous sommes. Les expériences de vie des personnages tendent un miroir au lecteur, qui souvent se reconnaît. Le passé n’est pas glorifié mais ranimé pour mieux saisir avec retenue et justesse l’identité multiple de chacun d’entre nous et pour mieux comprendre l’actualité d’une société en ébullition.
Joseph Duhamel, qui terminait son compte-rendu de Terres de promesse en émettant le souhait que d’autres ouvrages de Pearce soient traduits en français, soulignait à juste titre la manière ingénieuse et subtile dont Pearce rend implicitement compte de la complexité du concept d’identité. Breslau et Vilvorde façonnent certes pour une part l’identité des grands-pères, tout comme leur appartenance à des communautés religieuses ou les valeurs qu’ils tentent de défendre et de mettre en œuvre dans leur existence, mais l’histoire vient secouer certaines convictions personnelles et relativisent un enracinement par trop réducteur. À Breslau et ailleurs en Allemagne, nombre de Juifs, culturellement attachés à leur pays, mirent ainsi un certain temps avant de se rendre compte de l’extrême danger que représentait la montée du nazisme. Tout sentiment d’appartenance peut être traversé par une variété d’autres attachements et d’appréciations qui sont parfois contradictoires et évoluent avec le temps. Joseph Vandenbrande est partagé quant à lui entre d’une part le désir que sa langue et sa citoyenneté soient pleinement reconnues dans une Belgique francophone souvent méprisante à l’égard des Flamands, et d’autre part un bon sens qui lui fait prendre conscience des dérives collaborationnistes durant les deux occupations allemandes.
Le livre de Joseph Pearce nous rappelle ainsi à sa façon ce que le sociologue germano-hongrois Frank Furedi dit du passé: «L’histoire se venge d’une culture qui croit que ce qui est arrivé dans le passé a perdu toute importance». Même si ce passé ne se répète pas, il contient en germe ce qui perturbe souvent notre présent.
Tout peuple versant dans le nationalisme a tendance à définir son identité en fonction de ce qui le différencie de toutes les autres communautés humaines, de sorte qu’il risque de percevoir celles-ci comme tellement étrangères qu’elles en deviennent barbares, non humaines. Le «barbare» est toujours celui qui n’appartient pas à son propre groupe. Paradoxalement, comme l’a démontré Claude Lévi-Strauss, «en refusant l’humanité à ceux qui apparaissent comme les plus “sauvages” ou “barbares” de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques». C’est ce qu’illustre l’extrait qui suit. Quand en août 1914, les Allemands envahissent la Belgique, les belligérants, agresseurs comme agressés, voient dans l’adversaire des caractéristiques qui lui ôtent son humanité. Joseph Vandenbrande et Felix Peritz réagissent tous deux aux horreurs de la guerre en témoignant avec la même conviction de la barbarie de l’ennemi qui, par son comportement, se met au ban de l’humanité.
En accordant en alternance une attention bienveillante à ses deux grands-pères, Joseph Pearce donne la parole à celui qui est en face, à un adversaire potentiel, dont le trajet révèle pourtant une humanité partagée. C’est en ce sens que le texte de Pearce, tout en ancrant ses personnages dans le concret de leur vécu individuel, est un plaidoyer universaliste, ne serait-ce que parce que son récit revendique que la conscience doit dompter l’instinct, conformément à ce que nous enseigne Camus : «un homme, ça s’empêche».
Lisez ici la première partie du chapitre intitulé «1914-1918, la guerre».
Titre original: Tussen Oder en Zenne. Twee rivieren, twee grootvaders, Amsterdam/Antwerpen, Atlas Contact, 2022.