Entretien croisé avec Katinka Polderman et Bert Kruismans sur le métier d’humoriste dans les Plats Pays
Existe-t-il deux types d’humour distincts en Flandre et aux Pays-Bas? Si oui, en quoi diffèrent-ils et ont-ils aussi des points communs? Les publics flamands et néerlandais réagissent-ils autrement aux spectacles de stand-up? Et y a-t-il d’un côté et de l’autre des sujets qu’il vaut mieux ne pas (plus) aborder? Nous avons posé ces questions à Katinka Polderman, chansonnière néerlandaise, et à Bert Kruismans, humoriste flamand également apprécié en Belgique francophone.
Katinka Polderman se lance la première: «Il y a une vingtaine d’années, quand j’étais à l’école de théâtre, j’entendais sans cesse répéter que les Belges avaient un goût très prononcé pour l’absurde. C’était très net à l’époque. Aujourd’hui, je pense qu’il y a aussi des humoristes de ce genre aux Pays-Bas. Il n’empêche qu’on peut y voir une différence de tradition. Je sais que certains Néerlandais n’ont pas de succès en Belgique, mais la raison m’échappe le plus souvent.»
Bert, pensez-vous aussi que cet humour absurde soit un trait typiquement flamand ou belge?
Kruismans: «Votre question révèle déjà une différence fondamentale. Nous parlons de la Flandre et des Pays-Bas, alors que les Néerlandais parlent dans notre cas de la Belgique. Quand j’entends quelqu’un affirmer que telle ou telle chose est typiquement belge, je sais tout de suite que je n’ai pas affaire à un Flamand. Nous, nous sommes très conscients des différences entre le nord et le sud de notre pays.»
Polderman: «Quand nous disons typiquement belge, nous voulons bien sûr parler de la Flandre. La partie francophone est pratiquement inexistante à nos yeux.»
© Toon Aerts
Kruismans: «C’est aussi le cas pour de nombreux Flamands, nous avons donc au moins cela en commun (rires). Mais je suis d’accord avec Katinka lorsqu’elle dit que beaucoup de choses ont changé au cours des vingt dernières années. Aux Pays-Bas, il existait autrefois différentes écoles pour devenir «cabaretier», c’est-à-dire comédien ou chanteur humoriste; chez nous, cela se limitait à la Kleinkunstacademie du Studio Herman Teirlinck. Depuis l’essor du stand-up surtout, on voit monter sur scène un grand nombre d’humoristes qui n’ont suivi aucune formation. Ce genre plus typique des pays anglo-saxons, où la chanson n’a plus nécessairement sa place, a d’abord débarqué à Amsterdam. Il a atteint la Flandre en 1997, avant de gagner la Belgique francophone en 2009. Par conséquent, aujourd’hui, on ne remarque plus de réelle différence dans la façon d’orchestrer les spectacles d’un pays à l’autre. Il s’agit toujours d’un homme ou d’une femme seul·e en scène, avec souvent pour unique accessoire un micro, et dont le monologue suit ou non un fil conducteur. Sous l’influence anglo-saxonne, nous nous sommes rapprochés les uns des autres, en tout cas sur la forme. Et s’il est vrai que certains humoristes néerlandais ne passent pas la rampe en Flandre, l’inverse l’est tout autant. J’en suis la preuve vivante…»
Comment expliquez-vous votre faible succès aux Pays-Bas?
Kruismans: «Lors de ma première tournée, j’ai joué à fond la carte belge, avec un spectacle intitulé België voor Beginners (La Belgique pour les débutants). Avec succès. Puis j’ai été assez stupide pour penser que mes origines n’avaient pas d’importance, que j’étais juste un comique, et non un comique flamand, et ça n’a plus marché. Mais je ne pense pas qu’on puisse encore dire aujourd’hui que les Belges restent les spécialistes de l’humour absurde, tandis que les Néerlandais continuent à se prendre pour des prédicateurs. Bien sûr, les humoristes qui jouaient de cette façon il y a trente ans, comme Youp van ‘t Hek, poursuivent sur leur lancée. Mais les jeunes adoptent des styles d’humour très éclectiques.»
Polderman: J’ai quand même l’impression que l’humour absurde est un rien plus décalé en Belgique
Polderman: «J’ai quand même l’impression que l’humour absurde est un rien plus décalé en Belgique. Quand je vois quelqu’un comme Iwein Segers, je me demande tout le temps s’il sait vraiment ce qu’il est en train de faire ou s’il est en pleine improvisation. Les Belges suscitent plus souvent ce sentiment de confusion. Ou prenez les premiers spectacles de Wim Helsen. On ne sait pas si on a affaire à un type bizarre ou si c’est seulement de la comédie. On dirait parfois que les Néerlandais n’osent pas semer la même confusion. Ils préfèrent que les choses soient un rien plus claires.»
Les Flamands ont-ils une prédilection pour le rôle de loser?
© Krijn van Noordwijk
Polderman: «Pour moi, la figure du loser fait partie intégrante d’un spectacle d’humour. Si quelqu’un se met à frimer en étalant ses innombrables succès, j’ai envie de lui crier: “Laisse-nous donc tranquilles et va profiter de la vie puisque tout marche si bien pour toi.” Une personne en scène ne devient intéressante que lorsqu’elle se met à raconter ses échecs.»
Polderman et Kruismans soulignent tous deux qu’un artiste se forge aussi au contact du public. C’est pourquoi les débuts sont cruciaux, car ils jettent les bases des interactions futures avec le public. Cela peut se passer à la radio ou à la télévision, mais aussi tout simplement au théâtre. Même si cela peut parfois donner lieu à des situations étranges, en raison des différences entre les publics néerlandais et flamand.
Kruismans: «Un soir que je me produisais dans un petit théâtre à La Haye, une femme assise au deuxième rang m’a soudain interpelé après moins d’un quart d’heure de spectacle: “Qu’est-ce que vous entendez exactement par là?” Je me suis dit: voilà une réaction que je n’aurais jamais eue en Belgique. Cette femme réclamait plus de clarté, elle voulait mieux comprendre, comme Katinka le soulignait tout à l’heure. J’étais un parfait inconnu pour elle, cette spectatrice n’avait rien à quoi se raccrocher.»
Polderman: «Mon expérience concernant les blagues sur la Seconde Guerre mondiale, par exemple, est qu’on peut pousser le bouchon beaucoup plus loin en Belgique qu’aux Pays-Bas. Si l’on essaie de faire la même chose dans mon pays, on se heurtera bien vite à un mur de réprobation et les gens n’attendront même pas de voir où vous voulez en venir. À mon avis, c’est également dû à la meilleure qualité d’écoute des Flamands. Contrairement aux Néerlandais, ils ne décrochent pas immédiatement parce que tel ou tel mot est tombé, mais écoutent l’histoire jusqu’au bout. Ils sont beaucoup plus patients.
Je le remarque aussi avec les chansons. S’il s’agit d’une chanson drôle, il faut qu’il y ait une blague dès le premier couplet, sinon les gens cessent tout simplement d’écouter. Les Flamands, eux, sont déjà contents de pouvoir sourire. Ils sont plus sensibles dans leurs réactions, et c’est précisément pour cela que l’on peut également leur raconter des blagues sur des sujets plus délicats. Aux Pays-Bas, on sait dès le départ si la soirée sera réussie ou non. En Belgique, il arrive que l’on n’entende pas le moindre bruit dans la salle pendant une heure et demie, à se demander si les gens se sont endormis. Mais quand on salue à la fin du spectacle, on reçoit un tonnerre d’applaudissements.»
© Bert Kruismans
Kruismans: «Je suis du même avis. L’humoriste néerlandaise Paul van Vliet chantait: “Quand les Flamands rient, ils rient vraiment.” C’est un cliché, mais c’est la réalité. Tout comme la formule de son compatriote Freek de Jonge: “Les gens aux Pays-Bas doivent rire tout le prix de leur billet.” S’ils ont payé 25 euros, ils s’amuseront pour 25 euros. Les Flamands sont nettement plus patients lors d’un spectacle, ils s’y plongent peu à peu et ne laissent pas voir ce qu’ils en pensent après seulement un quart d’heure.
Cela dit, on constate des différences régionales, surtout à l’heure actuelle. Plus on se rapproche des grandes villes, en particulier universitaires, plus on a affaire à un public jeune et instruit, qui n’affiche pas la même ouverture d’esprit que des personnes plus âgées vivant loin de Louvain ou de Bruxelles. À Louvain, il suffit de prononcer le mot “Noir” pour que les spectateurs cessent de vous écouter. Ce n’est pas le cas à Torhout. Je pense que les mêmes différences existent entre Assen et Utrecht.»
Est-ce que cela vous a incités à supprimer certaines blagues de votre répertoire?
Kruismans: «Je pense à un texte que j’ai abandonné, non par crainte de choquer, mais tout simplement parce qu’il ne passait plus auprès du public. Il portait sur un mot que l’on employait presque partout en Flandre autrefois pour désigner les gâteaux Melo-Cakes: negrinnentetten (tétons de n*). Je racontais que, dans mon enfance, ma mère me flanquait une raclée chaque fois que j’utilisais cette expression, à cause du mot tet (téton). Aujourd’hui, ce n’est plus ce mot-là qui pose problème… J’avais l’habitude de broder autour toute une histoire, et j’ai continué à le faire de temps à autre, jusqu’à ce que je remarque, voici quelques années, que beaucoup de gens restaient sourds à ce que je voulais dire. D’un autre côté, c’est passionnant, parce que ces interactions permettent d’établir une relation différente avec le public que si l’on dansait du Pina Bausch.»
Kruismans: j’ai abandonné un texte, non par crainte de choquer, mais parce qu’il ne passait plus auprès du public
Polderman: «S’il s’agit de thèmes qui me tiennent à cœur, et que je ressens le besoin d’en parler, je ne m’en prive pas. Je trouve important de faire passer un message. Mais si c’est juste un sujet qui se prête à la plaisanterie, j’estime souvent que cela n’en vaut pas la peine. Ce n’est pas que j’évite d’aborder certains thèmes, mais je réfléchis à la meilleure façon de m’y prendre.»
Katinka, vous avez mentionné la Seconde Guerre mondiale, existe-t-il encore d’autres différences de ce genre?
Polderman: «Eh bien, il y a des choses qu’il faut savoir quand on se produit en Belgique. Une fois, j’ai joué au Sportpaleis à Anvers devant 11 000 personnes et je me suis dit qu’ils devaient bien se rendre compte que c’était un moment très spécial pour moi. Alors, je suis entrée en scène et j’ai pensé faire une blague en lançant: “Bonsoir, Bruges!” Résultat: je me suis fait huer par 11 000 spectateurs, et je n’avais même pas encore commencé! Quelqu’un m’a expliqué plus tard: “Vous auriez pu faire ça n’importe où, mais pas à Anvers.”»
© Krijn van Noordwijk
Cette connaissance du pays, mais aussi du public, joue un rôle essentiel dans le stand-up. Et, visiblement, cette importance va croissant.
Kruismans: «Ce qui me frappe, c’est que tout le monde ne désapprouve plus les mêmes choses. Je remarque sur scène que la société dans laquelle nous vivons aujourd’hui est très fragmentée. Chacun a ses propres sources d’information. Avant, les gens regardaient tous le même JT; de nos jours, un sujet peut s’avérer très sensible ou pénible pour une partie du public, tandis que le reste ne sait même pas de quoi on parle.»
Pouvez-vous donner un exemple?
Kruismans: «Tout ce qui touche au mouvement woke. Grâce aux réseaux sociaux, les Flamands ou Néerlandais d’une vingtaine d’années peuvent éprouver une très grande affinité avec des personnes du même sous-groupe en Allemagne ou en Angleterre, mais dans la salle, ils sont parfois assis à côté de personnes qui ignorent tout de cette réalité. Les sensibilités sont très divergentes à l’heure actuelle. J’ai pu en faire l’expérience lors de mes spectacles aux Pays-Bas. Que savent les Néerlandais à propos de la Belgique? Il était très difficile pour moi de m’en faire une idée claire. Autrefois, je connaissais très bien les Pays-Bas, je suis l’un de ces vieux Belges qui ont grandi en regardant la télévision néerlandaise dans les années 1970 et 1980, mais quand j’ai commencé à me produire dans ce pays, je n’arrivais plus à évaluer ce qu’ils savaient de la Belgique et sur quelles connaissances je pouvais me baser pour faire des blagues.»
Ayant moi-même vécu de longues années aux Pays-Bas, j’ai été surpris par le peu de choses que nous savons encore les uns des autres…
Kruismans: «C’est le paradoxe des possibilités de communication illimitées dont nous disposons aujourd’hui, notamment grâce à Internet. Le monde est devenu beaucoup plus petit, YouTube nous permet de tout savoir sur l’élevage de chiens de race au Tibet, mais on n’a aucune idée de ce qui se passe aux Pays-Bas parce qu’on ne regarde plus la chaîne nationale néerlandaise NOS.»
Polderman : «Oui, nous nous sommes rapprochés sur la forme, mais nous nous connaissons de moins en moins bien. Cela dit, je fais la même expérience dans mon propre pays. Il me semble que lorsque j’étais jeune, je connaissais toutes les célébrités néerlandaises, même si je ne m’intéressais pas à elles. Je les connaissais de nom ou de visage. Aujourd’hui, il y a tellement de gens qui deviennent célèbres auprès d’un groupe de niche, en restant ignorés du reste du pays. Ce clivage n’existe donc pas seulement entre la Belgique et les Pays-Bas, mais aussi à l’intérieur d’un pays.»
Kruismans: «En effet, cela devient très difficile pour un humoriste de traiter de l’actualité. Quand on crée son propre monde, comme le fait notamment le Flamand Wim Helsen, cela pose selon moi moins de problèmes. Mais je ne pourrais pas donner de Oudejaarsconference (un spectacle d’un ou plusieurs humoristes pendant le réveillon du nouvel an aux Pays-Bas), par exemple, à cause de ma connaissance limitée du cadre de référence des Néerlandais. Bizarrement, je n’éprouve pas cette difficulté en Wallonie, car nous avons une sorte d’espace d’actualité commun, avec le gouvernement fédéral, la famille royale, les Diables rouges… Je connais la sensibilité des gens sur ces questions. Il est donc plus facile pour moi de jouer en Wallonie qu’aux Pays-Bas.»
Polderman: «Parfois, il faut faire certaines adaptations parce qu’on sait que le public n’a pas les mêmes connaissances préalables. Par exemple, j’ai écrit une chanson sur Nick & Simon. Avant de la chanter en Belgique, j’explique brièvement de qui il s’agit: une sorte de K3 (un groupe de musique pop pour enfants, composé de 3 chanteuses), mais avec deux hommes et pour un public adulte (rires).»