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histoire, littérature compte rendu

Érasme en tant qu’optimiste tragique sous la plume de Sandra Langereis

Par Hans Cools, traduit par Marcel Harmignies
13 juin 2022 7 min. temps de lecture

L’Érasme que nous dépeint Sandra Langereis dans sa biographie Erasmus, Dwarsdenker (Érasme, penseur rebelle) procure un sentiment d’agréable familiarité: c’est un homme doté d’un grand besoin de se faire valoir, qui a tiré le meilleur parti des innovations techniques de son époque et n’a jamais accepté d’être commandé. Mais son succès a eu aussi un revers.

Le ou la biographe qui veut réaliser le portrait d’un personnage appartenant à un passé assez lointain s’attend à un travail difficile. Les gens d’une autre époque vivaient dans un pays étranger, selon la fameuse phrase d’ouverture du roman de L.P. Hartley The Go-Between. Ils faisaient les choses différemment de nous et parlaient, pensaient et écrivaient dans un idiome qui n’est pas le nôtre. Cela vaut a fortiori pour Érasme (1466-1536). Il avait beau être originaire de Rotterdam, avoir grandi aux Pays-Bas, et être retourné par la suite régulièrement dans ces régions, il n’a pas écrit un mot en néerlandais.

Érasme était déjà célèbre de son vivant. Continuellement à la recherche d’un nouveau mécène disposé à lui assurer un revenu et d’un imprimeur-éditeur susceptible de satisfaire à ses hautes aspirations, il voyageait de ville en ville à travers l’Europe. L’œuvre d’Érasme est considérable; aujourd’hui encore, nombre de dirigeants et de faiseurs d’opinion se réfèrent à ses écrits, mais son mode de pensée nous est, cinq siècles plus tard, largement étranger.

Bien sûr, Sandra Langereis est consciente de la distance qui nous sépare d’Érasme. C’est précisément pourquoi elle choisit d’amener le héros de sa biographie le plus près possible de ses lecteurs. Sur la couverture figure un Érasme encore jeune, tel que l’a représenté Neel Korteweg, en chemise imprimée de coquelicots, pareil à un hipster d’aujourd’hui. Cette approche conduit à des interprétations tantôt spéculatives, tantôt surprenantes. C’est ainsi que Langereis suggère qu’Érasme coyait au principe de l’amour masculin et elle le qualifie de «père originel de l’humour néerlandais» après avoir comparé son Éloge de la Folie aux textes provocateurs du duo de chansonniers et humoristes Freek de Jonge et Bram Vermeulen qui s’est produit de la fin des années 1960 à la fin des années 1970 sous le nom de Neerlands Hoop in Bange Dagen (L’espoir néerlandais en des jours effrayants).

Le ton ludique, et parfois même facétieux, inhérent à ce genre de prise de position, n’enlève rien au sérieux de Sandra Langereis. À la fin de son copieux prologue dans lequel elle raconte comment, si ce n’est la renommée d’Érasme, du moins son portrait, était parvenu jusqu’au Japon dès le début du dix-septième siècle, elle fait entrer son héros en scène s’exclamant, en référence à Ezra Pound et Harry Mulisch: «End Fiction. Tryfact!»

Langereis nous permet de nous représenter la profondeur de la révolution de la connaissance déclenchée par Érasme

Dans les six-cent cinquante pages denses suivantes, Langereis rapporte des faits souvent inconnus jusqu’alors, dans le détail et profusément situés dans leur contexte. C’est l’un des grands charmes de ce livre. En effet, de cette manière, on peut se représenter la profondeur de la révolution de la connaissance déclenchée par Érasme. C’est même, selon Langereis, son principal mérite.

Érasme, qui était le fils d’un apprenti prêtre mort relativement jeune alors qu’il étudiait en Italie et travaillait comme copiste, s’est aperçu très vite des possibilités offertes par l’imprimerie. Désormais, de nombreuses personnes vivant à de grandes distances les unes des autres pouvaient s’imprégner simultanément de textes et donc de connaissances, et en discuter en échangeant des lettres. Pour un érudit ambitieux, cette possibilité offrait des perspectives idéales à condition de trouver un éditeur travaillant à une échelle internationale, disposé à imprimer ses travaux. C’est donc à juste titre que Langereis accorde beaucoup d’attention aux relations d’Érasme avec ses éditeurs.

À Venise, il a pris ses quartiers durant des saisons auprès du fameux Alde Manuce. Fuyant l’avancée ottomane, de nombreux érudits byzantins s’étaient établis dans la lagune. Les manuscrits grecs qu’ils avaient apportés avec eux, imprimés pour la première fois par Manuce et ses confrères, firent sensation. Soudain, une toute nouvelle antiquité faisait surface, les sources auxquelles Cicéron et tous ces autres auteurs romains s’étaient abreuvés et qui étaient restées inconnues durant des siècles.

Ceci a conduit Érasme à se consacrer au texte original grec de la Bible. Suivant les traces de Laurent Valla et d’autres humanistes italiens, il était convaincu qu’une étude minutieuse de ces textes grecs permettrait une meilleure traduction latine que la Vulgate gravement altérée au cours des siècles. De cette manière, le croyant pourrait se réapproprier la doctrine chrétienne originale afin de devenir une meilleure personne.

Érasme a ainsi fourni un texte latin «amélioré» du Nouveau Testament basé sur différents manuscrits grecs avec son Novum Instrumentum de 1516. Cet ouvrage, édité à Bâle par la maison d’édition Froben, s’est frayé rapidement un chemin vers les bibliothèques et les érudits dans toute l’Europe et a eu un énorme impact. Au cours des vingt dernières années de sa vie, Érasme publiera quatre autres versions, chaque fois actualisées, sous le titre encore plus ambitieux de Novum Testamentum.

Érasme croyait au dialogue avec ses lecteurs. Ceux-ci lui ont communiqué à plusieurs reprises des manuscrits grecs originaux inconnus et lui ont donc procuré autant de possibilités, en comparant tous ces documents, de restituer une version originale du texte biblique aussi pure que possible.

Érasme était donc un optimiste: à ses yeux, l’étude et la discussion soutenues finiraient par ramener les hommes de bonne volonté à la vérité divine

Fondamentalement, Érasme était donc un optimiste: à ses yeux, l’étude et la discussion soutenues finiraient par ramener les hommes de bonne volonté à la vérité divine qui avait été perdue de vue durant quinze siècles de christianisme. Mais dans ce volontarisme se trouve aussi la tragédie d’Érasme: malgré l’ardeur avec laquelle lui et ses collègues ont étudié et toute la passion avec laquelle ils ont échangé leurs avis, avant de déplacer des virgules ou de formuler de nouvelles nuances de texte, de tout ce labeur aucune vérité définitive n’a émergé. Bien au contraire, cela n’a conduit qu’au découragement.

Cette morosité s’est encore renforcée par le schisme de la chrétienté occidentale après l’accusation audacieuse de Luther visant le commerce des indulgences papales en 1517. Dans les deux camps, les extrémistes se prétendant détenteurs de la vérité divine ont rapidement pris le pouvoir. En des termes violents et avec la main lourde, ils se sont retournés contre Érasme et ses partisans. Mais à la différence de son «grand ami» Thomas More qui sera finalement exécuté par Henri VIII pour s’être opposé à la réforme de l’église imposée d’en haut, Érasme n’avait aucun talent pour le martyre.

Soutenu par son éditeur désormais permanent Froben, Érasme vieillissant et isolé s’est retiré à Bâle et par la suite, de manière éphémère, à Fribourg-en-Brisgau, ville voisine restée catholique. Là, il a enseigné à de jeunes admirateurs qui habitaient chez lui moyennant paiement, les subtilités de l’humanisme et a entretenu en même temps une correspondance avec un cercle d’amis et de collègues dispersés dans toute l’Europe. À soixante- six ans, un âge avancé pour l’époque, il est mort dans son lit.

Au siècle dernier, deux anciennes biographies importantes d’Érasme ont été éditées en néerlandais. Johan Huizinga, qui a publié la sienne en 1924, jugeait sévèrement celui en qui il voyait un rat de bibliothèque immature. Socialement engagé, l’historien de la culture reprochait à Érasme de n’avoir pas été capable de faire un vrai choix dans son hésitation entre l’Église ancienne et la Réforme. En 1986, l’historien de l’Église réformée Cornelis Augustijn a quant à lui reconnu en Érasme, avant tout, un précurseur de l’œcuménisme.

De telles préoccupations sont étrangères à Sandra Langereis, comme à la plupart d’entre nous. Le christianisme n’est plus un cadre de référence évident à l’intérieur duquel se déroulent tous nos faits et gestes. Avant tout, il nous manque la proximité d’Érasme avec les penseurs de l’Antiquité: parfois ils inspirent encore, mais l’idée de pouvoir finalement, après des siècles d’«obscurité», nous mesurer à nouveau à eux, nous semble ridicule. Nous ne parlons plus leurs langues et même si quelqu’un les lit encore, c’est au prix d’extrêmes efforts.

L’Érasme de Langereis, au contraire, est agréablement familier. Marqué par l’absence d’un nid sûr et affecté d’un invraisemblable besoin de s’affirmer, il est parti très tôt en quête de réussite sociale. Ce faisant, il a exploité pleinement les possibilités offertes par la technique d’impression avec caractères mobiles en plomb, alors toute récente. Mais le succès final a été chèrement payé: Érasme a placé la barre haut s’agissant d’amitié et, par sa brutalité, il a rebuté des bailleurs de fonds potentiels. Cet Érasme est son propre maître et n’est le valet de personne. Il s’agit d’une histoire contemporaine attrayante et Sandra Langereis la raconte magnifiquement.

Sandra Langereis, Erasmus, Dwarsdenker. Een biografie, De Bezige Bij, Amsterdam, 2021.
S200 hans cools

Hans Cools

historien attaché à la KU Leuven

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