«Étape 12» de Lidewey van Noord: Eros Poli sur les pentes du mont Ventoux
L’autrice néerlandaise Lidewey van Noord (°1985) a développé une passion pour le cyclisme à partir de ses 18 ans. Elle fait état de cet indissoluble mariage dans l’article paru sur les plats pays «L’élastique et le chasse-patate: comment la langue française m’a fait entrer dans le cyclisme». Dans le texte de non-fiction «Étape 12», elle nous emmène sur les routes du mythique Tour de France.
© Lode Greven
Lidewey van Noord a consacré au vélo plusieurs ouvrages dont Pellegrina (2016), un pèlerinage sur les traces de légendes italiennes de la petite reine, une biographie de Peter Sagan (2017) et un recueil de 21 récits ou «étapes» portant sur l’histoire du Tour de France: Une belle histoire. De Tour in 21 korte verhalen (Houten/Anvers, Het Spectrum, 2016). C’est de ce livre qu’est tirée «Étape 12» qui suit en traduction française.
En 2022, à l’occasion du départ de la Vuelta donné à Utrecht, aux Pays-Bas, Lidewey van Noord a écrit sa première œuvre de fiction, une novella intitulée De Spaanse renner (Le Coureur espagnol) qui réunit avec subtilité trois thèmes indissociables de l’univers du cyclisme: la longue tradition des routiers issus du monde agricole, les risques que prennent les coureurs (on ne peut pas ne pas penser à l’accident qui a failli coûter la vie au sprinteur néerlandais Fabio Jakobsen lors d’une chute provoquée par son compatriote Dylan Groenewegen à l’arrivée d’une étape du Tour de Pologne 2020) et enfin la place qu’occupent les aspirations et désirs de l’homme qui se cache derrière tout sportif comme derrière M. Tout-le-monde.
Étape 12
Montpellier – Mont Ventoux
18 juillet 1994
Étape 15: Montpellier – Carpentras
Dans le cyclisme, pour acquérir le statut de légende, il faut réaliser ce que personne ne tient pour possible. Remporter un nombre inimaginable de courses, ainsi que l’a fait Eddy Merckx. Ou gagner la Grande Boucle quand on est Irlandais, ce à quoi est parvenu Stephen Roche. Se retrouver la peau lacérée par des barbelés et pourtant remonter sur sa bécane, à l’instar de Johnny Hoogerland. Ce dernier exemple montre qu’il n’est pas forcément nécessaire de se réclamer d’un imposant palmarès pour laisser une trace indélébile dans l’Histoire de ce sport. Il s’agit en réalité de réaliser l’impossible, de transformer la course en un récit magico-réaliste que l’on se racontera encore dans plusieurs siècles.
Durant toute sa carrière, Eros Poli aura été pour ainsi dire un porteur d’eau. On lui accordait une place dans le peloton en raison, principalement, du précieux rôle de chaînon qu’il était à même de jouer dans les contre-la-montre par équipes. Amateur, il a remporté dans cette discipline l’or olympique en 1984, puis, dans l’ordre suivant, le bronze, l’argent et l’or aux championnats du Monde 1985, 1986 et 1987. Une fois passé professionnel en 1991, il est resté au service d’autres routiers. Il était surtout apprécié pour sa capacité à emmener de façon phénoménale le sprint pour son leader Mario Cipollini.
© Eric Houdas / Wikipedia
Poli ne roulait jamais pour son propre compte. Si son nom était assez familier à nos oreilles, cela ne tenait pas à ses résultats, mais à sa taille. Du haut de ses presque 2 mètres, il dominait le reste du peloton. Son poids avoisinait plus ou moins celui de deux de ses confrères grimpeurs réunis, ce qui l’avantageait pour mettre Cipollini à l’abri du vent, mais le désavantageait pour franchir dos d’âne, viaducs et collines, pour ne rien dire des cols.
Au cours de sa carrière professionnelle, Poli a remporté en tout et pour tout trois victoires. En 1992, il a gagné la 7e étape du Mazda Tour, une course australienne sans réel passé. En 1998, un an avant de raccrocher, il a inscrit son nom au palmarès du bien peu prestigieux critérium de Dun-le-Palestel. Son autre succès remonte à 1994, lorsqu’il a dompté à lui seul le mont Ventoux pendant la 15e étape du Tour de France avant de franchir en solitaire la ligne d’arrivée à Carpentras avec plus de trois minutes d’avance sur ses premiers poursuivants.
Si le nom de Poli était assez familier à nos oreilles, cela ne tenait pas à ses résultats, mais à sa taille: du haut de ses presque 2 mètres, il dominait le reste du peloton
Le départ du Tour 1994 avait été donné à Lille. Mario Cipollini n’était pas de la partie. Quelques semaines plus tôt, pendant la Vuelta – qui, cette année-là, se courait pour la dernière fois au mois de juin –, le beau Mario avait fait une lourde chute à Salamanque. L’équipe Mercatone-Uno avait désigné Silvio Martinello comme son nouveau leader, mais, pour elle, impressionner la concurrence sans le talentueux sprinteur constituait un véritable défi.
Vainqueur des trois éditions précédentes, Miguel Indurain était le favori tout désigné. Parmi ses principaux rivaux, on citait les noms suivants: Marco Pantani, Piotr Ugrumov, Tony Rominger, Evgueni Berzin et Richard Virenque. En 1992 et 1993, l’Espagnol avait également inscrit le Giro à son palmarès, mais il avait échoué à reproduire cet exploit en cette année 1994. Berzin s’était montré plus fort que lui pendant les contre-la-montre, et il n’avait pas réussi à limiter la casse en montagne face à Pantani: il avait terminé troisième du classement général derrière le Russe et l’Italien. Était-il sur le déclin? Où s’était-il économisé pour la Grande Boucle?
À l’issue du prologue lillois de 7, 2 kilomètres, l’Espagnol concède 15 secondes à Chris Boardman qui fait de la sorte une entrée tonitruante dans l’épreuve. Pour la première fois depuis 1962, un Britannique endosse la tunique jaune. Boardman espère pouvoir la conserver quelques jours car les 4e et 5e étapes vont se dérouler dans son pays, outre-Manche. Deux jours plus tard, il est encore en jaune, mais après le contre-la-montre par équipes tracé entre Calais et l’entrée française du tunnel sous la Manche – au cours duquel il est tellement déchaîné que ses coéquipiers éprouvent les pires difficultés à rester dans sa roue –, il doit céder son maillot à Johan Museeuw.
En Angleterre, c’est au tour de l’Italien Flavio Vanzella d’endosser le tant convoité paletot, repris par un autre Anglais, à savoir Sean Yates, le jour où le peloton regagne la France. Ce dernier n’en profite qu’un seul jour, Museeuw remettant la main dessus. Quarante-huit heures plus tard, le Belge le cède à Indurain après un contre-la-montre de 64 kilomètres.
Lors de cette 9e étape reliant Périgueux à Bergerac, l’Espagnol devance Tony Rominger de deux minutes et Boardman de cinq – ce dernier devait pourtant remporter le titre mondial de la spécialité la même année. D’un coup d’un seul, Indurain a chassé de la sorte tous les doutes quant à son statut de favori n° 1 pour la victoire finale – il semblait bien s’être économisé pendant le Giro. Deux jours plus tard, au cours de la première étape de montagne, les grimpeurs l’attaquent. Mais si, par le passé, les cols ont pu représenter pour lui un danger, ce n’est pas le cas en cette année 1994: dans les ascensions, il se montre plus fort que jamais.
Lors de cette première étape pyrénéenne, Pantani aborde en tête la dernière redoutable difficulté: la montée du Hautacam. Derrière lui, le peloton ne tarde pas à fondre, ceci en raison du travail effectué par les coéquipiers d’Indurain puis du coup de pédale de ce dernier. Développant son caractéristique petit braquet à un rythme constant, il lâche tout le monde, hormis deux Français, Luc Leblanc et Richard Virenque. Mais Virenque ne parvient pas à s’accrocher longtemps. Indurain et Leblanc rattrapent Pantani, le dépassent et se rapprochent ensemble de la ligne d’arrivée. Leblanc tente bien de décrocher l’Espagnol, mais celui-ci revient sur lui. Finalement, le Français s’arrache en un sprint qui lui permet de remporter de justesse l’étape.
Après la journée de repos du 14 juillet, Virenque, encore inconnu jusqu’alors, prend sa revanche lors de la 12e étape. Elle conduit les coureurs de Lourdes à Luz-Ardiden en passant par les cols de Peyresourde, d’Aspin et du Tourmalet. Le jeune Français fait partie du groupe de tête qui a reçu un bon de sortie de la part du leader. Dans l’ascension du Tourmalet, le grimpeur espagnol Laudelino Cubino accélère ; au bout de 4 kilomètres environ, Virenque est le dernier à pouvoir rester dans sa roue. Ce dernier sent qu’il est près de craquer, mais avant de renoncer, il tente un coup de poker. Il se dresse sur ses pédales pour faire croire à son adversaire qu’il a encore des réserves. Du bluff, mais en roulant à hauteur de Cubino, il remarque que ce dernier est au bord de la rupture. Cela lui remonte le moral au point qu’il puise assez de force pour placer un démarrage: il franchit le sommet avec 15 secondes d’avance sur son rival du jour puis se jette dans la descente, vainc en solitaire la montée vers Luz-Ardiden et remporte ainsi sa toute première étape sur le Tour.
Le 18 juillet, on se rapproche des Alpes en franchissant le Rhône pour sillonner les routes du Vaucluse. Jusque-là, Eros Poli a fait ce qu’il a toujours fait: rouler pour son leader, lui servir de poisson-pilote. Martinello lutte avec Djamolidine Abdoujaparov pour remporter le maillot vert que le sprinteur ouzbek a déjà ramené deux fois à Paris. Mais puisque, dans les étapes qui comprennent de la haute montagne, on ne sprinte pas, Poli décide, en cette journée, de partir à l’aventure. À 100 kilomètres du pied du mont Ventoux, il démarre. Personne ne le suit, personne ne se soucie de lui. Arrivé à Bédouin, l’Italien possède une avance de près de 25 minutes sur le peloton. Cela peut paraître phénoménal, mais en raison de sa taille et de son poids, il n’est pas sorti de l’auberge, d’autant moins qu’après le sommet, il reste 40 kilomètres à couvrir jusqu’à l’arrivée à Carpentras.
Plein de courage, Poli entame la montée du mont Chauve. Une ascension légendaire, redoutée surtout depuis que Tom Simpson y a trouvé la mort en 1967. Au bout de 4 kilomètres, alors qu’il prend le virage à gauche et, à Saint-Estève, entre dans les bois, le courage se transforme en désespoir. À cet endroit, où la pente se durcit fortement, il entame son combat solitaire contre la pesanteur. Sa vitesse étant tombée sous les 10 km/h, il se dit qu’il n’y arrivera jamais, que, pour lui, l’étape va s’arrêter là et pas à Carpentras. Mais un kilomètre plus loin, il finit par trouver son rythme et parvient à réguler sa respiration. Il décide de grimper sans s’affoler, à sa cadence, tout comme il le fait généralement dans le gruppetto.
Au sommet du Géant de Provence, le géant italien compte encore plus de 4 minutes d’avance sur Pantani. Il dévale la descente sans encombre et franchit la ligne dans la capitale du Comtat Venaissin 3 minutes et 39 secondes avant ses premiers poursuivants.
Aucun de ses rivaux ne caresse encore l’illusion de le déposséder du maillot jaune
Ce jour-là, rien n’a changé dans les premières places du classement général. Indurain, Pantani, Ugrumov et Virenque arrivent ensemble à Carpentras à 4 minutes du vainqueur. Le lendemain, avec une arrivée à l’Alpe d’Huez, l’Espagnol réussit sans problème à défendre sa place. Tout le monde comprend qu’il va remporter son quatrième Tour de France consécutif. Aucun de ses rivaux ne caresse encore l’illusion de le déposséder du maillot jaune. Les seules luttes portent désormais sur les places d’honneur, en particulier les deux dernières marches du podium.
Le Glandon et la Madeleine sont au programme de la 17e étape qui finit à Val Thorens. Alors 9e, Piotr Ugrumov a choisi ce jour-là pour entamer une impressionnante remontée au classement. Avec Nelson Rodríguez, il passe à l’attaque. Si le Colombien le coiffe sur la ligne, le Letton n’est pas moins remonté à la 6e place. Pas de quoi cependant le satisfaire. Le lendemain, il remet ça, cette fois tout seul. Il lui faut dompter les cols des Saisies, de la Croix Fry et de la Colombière avant de franchir en solitaire la ligne à Cluses. Une étape remportée avec un formidable écart de 2 minutes et 39 secondes sur le deuxième, Indurain, pour lequel Ugrumov ne représentait pas une menace. Mais celui-ci dépasse Pantani au classement et se retrouve même en troisième position. Pour finir deuxième, il lui faut reprendre plus d’une minute trente à Virenque.
La 19e étape, un contre-la-montre de 47, 5 kilomètres entre Cluses et Morzine, comprend un col de deuxième catégorie (Les Gets) et un autre de première catégorie (Avoriaz). Virenque s’effondre complètement, perdant plus de 6 minutes sur son adversaire direct, lequel domine d’ailleurs tout le monde. Il couvre la distance avec 1 minute 38 d’avance sur Pantani et pas moins de 3 minutes et 16 secondes sur Indurain. Largement assez pour s’assurer la deuxième marche sur le podium, Pantani finissant troisième à Paris après la déroute de Virenque qui doit se contenter de la cinquième place.
À Paris, Indurain revêt le jaune, Pantani le blanc, Abdoujaparov le vert et le jeune Virenque le maillot à pois, suffisant pour se faire à jamais une place dans le cœur des Français. Mais malgré les impressionnantes performances des premiers du classement général final, Eros Poli a bien été le seul à transformer cette Grande Boucle 1994 en une histoire magico-réaliste, ceci sur les pentes du mont Ventoux.