Être et exister: les arbres et les forêts sur les photos d’Awoiska van der Molen
Avec sa nouvelle publication, intitulée The Living Mountain, la photographe néerlandaise Awoiska van der Molen poursuit deux traditions. D’une part, sa propre et modeste recherche du lieu où le genre humain était et est chez lui. De l’autre, la tradition plus vaste du rôle clé joué par les arbres dans l’histoire de l’art.
Les arbres constituent un business véritablement florissant. Non pas en nombre, hélas. Les scientifiques ignorent quelle superficie de forêt exactement disparaît et apparaît, mais si on en croit le dernier rapport de l’Organisation des nations unies pour l’alimentation et l’agriculture intitulé La situation des forêts du monde 2020, ce sont 1,78 million de kilomètres carrés de forêts qui ont disparu dans le monde depuis 1990. C’est sous les tropiques que cette perte est la plus importante.
© Studio Awoiska van der Molen
En Europe, la tendance commence heureusement à s’inverser. Pour se faire une idée du statut privilégié dont bénéficient les arbres aujourd’hui, il suffit d’effectuer une recherche sur les termes: protestation abattage arbres. Nous prenons collectivement conscience de l’importance vitale des forêts. Les arbres sont une arme dans la lutte contre le réchauffement climatique, ils favorisent notre bien-être mental et sont un maillon indispensable dans l’écosystème mondial. Indépendamment de cette approche fonctionnelle, nous associons généralement aux arbres l’idée de promesse, de croissance, de stabilité, de pureté et même de sagesse. Ils sont supérieurs à nous, puisqu’ils existent depuis près de quatre cents millions d’années.
Les verbes du titre de cet article sont éloquents: les arbres sont et existent. Et cela nous amène sans peine à l’œuvre visuelle de l’artiste néerlandaise Awoiska van der Molen (°1972).
Matière
Commençons par un petit détour. Après tout, dans une forêt, on ne se rend pas non plus d’une traite du point A au point B. Notre détour à nous s’appelle Nan Shepherd: «Ainsi, regarder simplement quelque chose, comme une montagne, avec l’amour qui pénètre son essence, c’est étendre le domaine de l’être dans l’immensité du non-être. L’homme n’a pas d’autre raison d’exister.» C’est un passage du livre La Montagne vivante (titre original: The Living Mountain) de l’écrivaine écossaise Nan Shepherd.
Shepherd a écrit ce livre en 1942, n’a pas trouvé d’éditeur et a donc laissé son manuscrit dans un tiroir. Ce n’est qu’en 1977 qu’il a été publié, grâce à Robert Macfarlane, cet autre grand écrivain naturaliste, alerté par un ami qu’une merveilleuse prose naturaliste prenait la poussière. Aujourd’hui, cette œuvre est considérée comme l’un des points forts du genre.
Awoiska van der Molen a pris La Montagne vivante pour point de départ et pour titre de sa dernière publication en date. Car la photographe a longtemps voyagé seule au plus profond des montagnes et des forêts tyroliennes. Elle y a été invitée par le compositeur Thomas Larcher, lequel est né et a grandi dans la région et a été compositeur en résidence du Concertgebouw à Amsterdam durant la saison 2019-2020. Larcher a composé une partition du même nom, dont un extrait figure au centre de l’ouvrage de Van der Molen. Et c’est ainsi que plusieurs personnes se retrouvent réunies dans un même tronc: The Living Mountain, La Montagne vivante…
© Awoiska van der Molen
Clairière
Awoiska van der Molen a rassemblé sur carton léger dix-sept photos noir et blanc d’arbres, de flancs montagneux, de formations rocheuses… En les disposant alternativement sur la face blanche ou grise du carton, elle joue avec l’intensité de ces images: elle vous entraîne dans la profondeur noire de l’ombre, mais elle laisse tout aussi bien votre regard errer sur la vague grisâtre d’une vallée éclairée par le soleil. On perçoit du brouillard, du mystère. On perçoit des détails dans la manière dont elle met subtilement l’image au point, on perçoit de l’abondance comme tout promeneur en fait l’expérience à un moment ou à un autre.
Chez Van der Molen, les arbres sont les témoins silencieux d’une quête psychologique et spirituelle
The Living Mountain a la montagne pour sujet, mais les arbres en sont les personnages. Ils apparaissent même dans la partition musicale de Thomas Larcher au milieu de la publication, laquelle partition crée ainsi le même effet qu’une clairière dans une forêt, un endroit sans arbres baigné de lumière. Ce cahier central prolonge la démarche formelle de Van der Molen, mais cette fois sur du papier hyper fin: noir d’un côté, l’écriture extrêmement fine de la musique de l’autre. La notation musicale ressemble à une pinède a minima, les inscriptions entre les portées, à des indications scéniques pour les personnages: «Let sticks bounce on the mallets (the arms moving up).» («Laissez les baguettes rebondir sur les maillets pendant que les bras se lèvent.») On voit les branches se balancer. Pour en découvrir la musique, il faudra attendre la première mondiale, reportée, à Amsterdam.
© Awoiska van der Molen / Fw:Books
La photographie d’Awoiska van der Molen vous entraîne ensuite plus loin encore dans la forêt: au-delà de la limite des arbres, vers le paysage anguleux, futuriste, voire haletant et flou de la neige et des sommets. Pas le moindre signe de présence humaine à l’exception d’un câble, ligne d’acier qui traverse l’image comme une portée qui résonne.
Et puis, c’est la descente. Le soulagement presque de retrouver, après la stérilité, une âme vivante: un arbre.
© Awoiska van der Molen
Tradition
Pour Van der Molen, la nature n’est pas un terrain inconnu. Dans ses précédentes publications, Blanco (2017) et Sequester (2014), dont le superbe graphisme est signé Hans Gremmen, comme The Living Mountain, elle revient à «l’endroit intact d’où nous venons». Elle est convaincue que notre corps n’évolue pas à la même vitesse que le monde dans lequel nous vivons. Et qu’il en souffre. Mais aussi que le corps se souvient quand il approche des endroits qui étaient autrefois l’habitat naturel des humains.
Les photos sans titre de Van der Molen sont des visualisations anonymes d’un savoir universel
Ce désir de «pureté quasi existentielle», Van der Molen le traduit en un processus spécifique: ses clichés monochromes et argentiques conjuguent conviction artistique et patience artisanale. C’est qu’elle prend le temps de s’immerger dans le monde qu’elle photographie, et elle fait de même pour les épreuves à la gélatine argentique qu’elle développe ensuite. Elle n’intitule pas ses photos, ce sont des visualisations anonymes d’un «savoir universel».
© Awoiska van der Molen
Dans la perspective de l’histoire de l’art, son sujet et son approche touchent à la tradition. Depuis l’apparition de la photographie, le paysage et plus particulièrement la forêt en sont le sujet. Au milieu du dix-neuvième siècle, surtout en Grande-Bretagne, les artistes se passionnent pour les paysages: les arbres y «étaient les souvenirs vivants du passé et étaient souvent identifiés à des personnes, des événements ou des circonstances remarquables». Les arbres ont acquis alors un statut contrastant ou non avec, à l’arrière-plan, un paysage ravagé par l’homme. Ils sont ainsi devenus les «points d’ancrage rassurants dans une période de grands changements».
© Awoiska van der Molen
Bien que la signature photographique de Van der Molen ne s’apparente pas au pictorialisme d’Alfred Stieglitz (1864-1946) ou d’Edward Steichen (1879-1973) – hormis pour le choix délibéré d’images monochromes – elle souscrit à leur vision de diffuser des tirages avec patience, soin, et en éditions limitées, loin du circuit commercial. Parce que les arbres méritent mieux.
Les mots des arbres
Les motivations des artistes contemporains se ramifient autant que les cimes des arbres: certains associent avec leur travail à un réveil écologique, d’autres y relient des questions d’identité, délicates ou non – les arbres symbolisant aussi certaines régions, nations et mêmes convictions politiques.
Les photographies d’Awoiska van der Molen demandent temps et patience
Dans le livre Into the woods: Trees in photography, le commissaire britannique Martin Barnes écrit que dans l’œuvre d’Awoiska van der Molen, les arbres apparaissent davantage en témoins silencieux d’une «quête plus psychologique et spirituelle». Pas étonnant dès lors que Van der Molen ait choisit pour son livre une reliure japonaise: la culture nipponne n’a pas son pareil pour élever les arbres au rang de symboles, notamment de la force masculine et de la sensibilité féminine.
On ne se lasse pas des photos d’Awoiska van der Molen. Elles vont à l’encontre du courant dominant de la photographie contemporaine: elles exigent du temps et de la patience et montrent l’être et l’exister, et non le mouvement comme symptômes d’une société en mutation rapide.
La récompense est à l’avenant: tout ce que l’être humain possède d’émotion et de projection trouve dans ces images paysagères monochromes une caisse de résonance sereine. Ou, si vous préférez, un interlocuteur. Ceux qui en douteraient encore devraient lire Conversations with Trees de l’écrivaine américaine Stephanie Kaza. Ou, bien entendu, la prose naturaliste de Nan Shepherd. Alors, la boucle est bouclée. Ce qu’au fond d’eux-mêmes, les arbres apprécient.