Monsieur Rêve: «Vin» par Gerard Reve
Romancier, poète et épistolier néerlandais majeur de la seconde moitié du XXe siècle, Gerard Reve (1923-2006) compte, dans l’aire néerlandophone, au nombre des rares écrivains «cultes», un statut qu’il a acquis grâce à son talent, mais aussi en devenant très tôt une figure médiatique et en répandant quelques légendes sur son existence. Daniel Cunin nous donne à lire un extrait de la nouvelle «Vin» qui se déroule en France.
© Nationaal Archief, Den Haag
Mêlant veine classique et traits sarcastiques, le prose de Reve fourmille d’allusions bibliques et de scènes érotico-sadiques. Des caractéristiques qui s’expliquent en partie par la conversion de cet homosexuel déclaré au catholicisme dans la première moitié des années soixante. Ses convictions et prises de position ont suscité maintes polémiques quand elles ne l’ont pas conduit devant les tribunaux (pour blasphème).
De lui, on lira par exemple en français En Route vers la Fin (traduit par Bertrand Abraham, Phébus, 2010) et Mère et Fils (traduit par Marie Hooghe, Phébus, 2005).
Gerard Reve a longtemps vécu dans la Drôme (Le Poët-Laval) où il avait restauré une maison baptisée La Grâce. Empruntée au recueil de proses Een eigen huis (1979), le court récit humoristique «Vin», situé dans cette terre provençale, traite de l’une des obsessions de l’écrivain: à quelques reprises en effet, il a bien failli sombrer dans l’alcoolisme en abusant de piquette (à chaque fois, nous assure-t-il, la Vierge Marie l’en a sauvé). L’interlocutrice du narrateur représente une petite caricature du Français moyen qui, en plus d’être chauvin, ne fait pas la distinction entre Belgique et Pays-Bas. Quant à l’alter ego de l’écrivain, il brode à sa façon sur le thème des vendanges à partir d’une tradition néerlandaise qui porte en réalité sur « le hareng nouveau ». Notons encore que dans ces quelques pages, l’auteur écrit son patronyme à la française, en ajoutant donc un accent circonflexe ; autre coïncidence amusante: le mot «rêve» se dit droom
en néerlandais, lequel se prononce pour ainsi dire comme le nom du département où Gérard Rêve a vécu : «Drôme».
«Vin»
– Mais bien sûr, fait Mme Morin. Votre pays, j’en ai beaucoup entendu parler. Une de nos tantes – d’accord, c’est pas à vrai dire une tante, mais petits, on l’a toujours appelée «tata» –, elle est allée à Bruxelles, pas plus tard que l’an dernier. Une grande ville, une ville magnifique ! Et tout le monde parle français là-bas! Y paraît que c’est parce que ça appartenait autrefois à la France.
– Tout appartenait autrefois à la France, je certifie. C’était le bon vieux temps.
Mme Morin pose sur moi un regard scrutateur. Puis, après un bref temps de réflexion, elle ramène sur le tapis la question des questions:
– Mais dans votre pays, est-ce qu’on fait du vin?
Je hoche la tête de haut en bas.
– Ah oui ? Mais c’est quoi comme vin, monsieur Rêve?
– Du vin blanc, madame, j’entreprends de lui expliquer. Nous n’avons que du vin blanc, parce qu’il fait toujours un froid de canard chez nous. La neige et la glace recouvrent le pays une bonne partie de l’année. Quand l’époque des vendanges arrive, les vignes ont déjà disparu sous un manteau de froidure. Pour s’en débarrasser, nous recourons à de grands moulins à vent : le souffle qu’ils projettent chassent la neige des grappes si bien qu’on peut les ramasser.
Quand on les cueille, elles sont gelées mais ce n’est pas gênant, car c’est un cépage à part. On les dégèle puis on les presse. Le premier fût, c’est pour notre Reine. Le jour de l’ouverture de la Fête des Vendanges, la Reine apparaît au balcon de son palais. Des centaines de milliers de personnes assistent à la scène. La Reine a alors la primeur de ce vin blanc nouveau qu’elle boit à même un énorme bocal de cristal, cul sec. Ensuite, toujours sur son balcon, elle exécute une brève danse rituelle ; quand elle a fini, c’est parti pour la grande fête des vins qui dure trois jours.
– Du vin blanc, fait Mme Morin sans le moindre enthousiasme. Votre Reine aime ça?
– Elle est bien forcée de le vider, son bocal, car telle est la volonté du peuple, je lui explique. Mais elle préfère de loin boire du rouge ; un bon vin rouge, c’est vraiment ce qu’elle préfère.
– D’accord, mais si je comprends bien, on n’en fait pas dans votre pays, se dépêche d’avancer Mme Morin en dissimulant à peine une joie maligne. Qu’est-ce qu’elle boit donc comme vin rouge, votre Reine? me demande-t-elle, non sans ajouter sur un ton un tantinet accusateur : Votre Reine, on ne la voit pas souvent en France, si je ne m’abuse?
– Notre Reine possède une modeste demeure en Italie, au bord de la mer, je lui raconte. C’est au calme, dans les endroits simples, qu’elle se sent le plus à son aise. Notre Reine n’aime ni la foule, ni les machines à laver, encore moins tout le luxe d’aujourd’hui ; une pléthore de personnel, ça ne lui plaît pas non plus. Il lui arrive souvent de faire le ménage elle-même. Ou, par exemple, de préparer le café. Ça, ça lui plaît à un point! Il n’est pas rare non plus qu’elle cuisine. Sa Majesté soutient : «Une femme, ça doit s’occuper. Une femme, ça ne doit pas rester les bras croisés. Dans une maison, il y a toujours quelque chose à faire.»
– Pour ça, votre Reine, elle a bigrement raison, approuve Mme Morin d’une voix décidée. Il faut s’occuper, peu importe à quoi. Vous savez que je me sens patraque si jamais je n’ai rien à faire? Ça me rend tout simplement malheureuse, je vous promets.
– Mais en Italie, je poursuis, eh bien ! un jour, un journaliste a gravi le mur de la propriété de notre Reine. Or ne voilà-t-il pas qu’il se trouve tout à coup nez à nez avec elle ! Il a eu une de ces peurs, je vous jure, mais la Reine l’a rassuré, lui a souri en lui demandant : «Qu’est-ce qui vous intéresse tant, jeune homme?»
Mme Morin sourit, d’un sourire empreint dirait-on de tendresse maternelle.
– Apparemment, c’est quelqu’un de très simple, votre Reine.
– Oui, quelqu’un de très simple, je corrobore. C’est pourquoi elle a répondu à toutes les questions du journaliste sans faire de manières ni montrer d’impatience. Ce dernier voulait connaître le plat préféré de Sa Majesté. «Oh! répond la Reine, il faut apprendre à manger tout ce qui est bon et sain. Au fond, je trouve que tout est bon. Excepté le chou rouge, c’est heureusement un légume qui ne pousse pas par ici.» Notre Reine n’aime pas le chou rouge, c’est un secret de polichinelle, je prends le temps d’expliquer à Mme Morin.
Presque ensorcelée par l’éclat de ce conte de fées terrestre, celle-ci secoue une tête songeuse.
– C’est alors, bien sûr, que le garçon veut connaître la boisson préférée de Sa Majesté. Et que répond notre Reine à ce journaliste italien, alors même qu’elle se trouve au cœur de l’Italie? «Le vin rouge français, lui dit-elle, car on lui a inculqué la sincérité et la valeur de la vérité. Je bois de préférence du vin rouge français.»
La satisfaction adoucit presque les traits de Mme Morin.
– Du vin rouge français… dit-elle d’une voix fière en reprenant mes mots.
– Mais croyez-moi, ça a causé un de ces scandales en Italie, cette histoire ! La Reine des Pays-Bas, qui vit au beau milieu de ce pays, et qui ose affirmer qu’elle boit de préférence du vin rouge français. Un tollé! Et des tonnes d’articles malveillants dans la presse transalpine!
– Ça me dépasse, fait Mme Morin sur un ton narquois. Le vin rouge français, c’est du très bon vin, vous ne croyez pas ? Bien entendu, il y a du vin qui est excellent et du vin qui l’est un peu moins, mais le vin rouge français, c’est quand même plus qu’excellent, vous ne trouvez pas?
– Pour sûr, madame, je l’approuve. Le vin rouge français, il est bien plus qu’excellent.