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littérature

«Mijn lieve gunsteling» de Marijke Lucas Rijneveld

Par Marieke Lucas Rijneveld, Daniel Cunin, traduit par Daniel Cunin
2 janvier 2021 13 min. temps de lecture Trésors cachés

En novembre 2020, la jeune Néerlandaise Marieke Lucas Rijneveld, lauréate du dernier Booker International Prize venu récompenser son tout premier roman – édité en traduction française par Buchet Chastel sous le titre Qui sème le vent –, a fait son retour en proposant un deuxième opus tout aussi dérangeant et trash: Mijn lieve gunsteling (Mon petit animal de luxe) paru aux éditions Atlas Contact.

Il s’agit cette fois de la confession d’un vétérinaire pédophile qui couche son histoire sur le papier peu après avoir été condamné à une peine de prison. Il raconte comment, à près de 50 ans, il est tombé amoureux d’une collégienne de 14 ans, comment il l’a séduite, le tout étant rapporté dans un langage à la fois cru et fleuri.

Dans ces pages, on retrouve une créativité débordante – tant dans les trouvailles lexicales que dans les digressions pour le moins imprévisibles (à l’image de l’imaginaire de la protagoniste) – mariée à un style qui privilégie l’analogie, la narration tissant de façon toujours plus serrée et plus riche, à mesure qu’elle progresse, un réseau de comparaisons sulfureuses, de rapprochements drôles ou obscènes, le tout présenté en une succession de grandes vagues – où la virgule est pour ainsi dire le seul signe de ponctuation –, dans un flot quasi ininterrompu qui traduit sans doute à la fois la frénésie et le désarroi du narrateur.

L’une des principales scènes mêlant le morbide et le sexe montre la jeune fille désireuse de voir le vétérinaire la disséquer comme il lui arrive de disséquer un animal.

Nous vous proposons, en prépublication, avec l’aimable accord des éditions Buchet Chastel, le chapitre 27. Le narrateur a été amené à avouer à sa femme, Camillia, qu’il avait embrassé celle qu’il surnomme Putto ou encore «mon petit animal de luxe» – autant de qualificatifs qui, à l’exemple du titre néerlandais du roman, peuvent se lire tant comme des masculins que comme des féminins, donnée importante puisque la protagoniste se sent, à l’instar de l’autrice, à la fois fille et garçon. En réalité, le vétérinaire est déjà passé à l’acte avec la collégienne à peine pubère (dont le plus grand rêve est d’apprendre à voler comme un oiseau). Dans ses fantasmes, cet homme se compare à un cerf et appelle «ramure» l’appareil génital masculin.

Chapitre 27

Par moments, je ne savais plus si je dormais ou si j’étais éveillé. Tremblant sous le poids de mes pensées lépreuses, je conduisais mon utilitaire Fiat, considérant mes mains comme si elles appartenaient à une autre personne, comme si mes propres traits n’étaient qu’une vague réminiscence de l’homme que j’avais été, remuant les doigts de haut en bas, pianotant le volant et, sentant soudain que ma blouse blanche me serrait au niveau des aisselles, que le bouton du haut me comprimait la pomme d’Adam, j’ai déboutonné tout d’un seul mouvement puis essuyé la sueur de mon front du revers de ma manche, non sans me dire que ma réflexion ressemblait trop au début du roman de Proust, roman que j’avais peut-être ouvert trop souvent ces derniers soirs – avant d’éteindre ma lampe de chevet et de me retourner dans le lit – sur des pages de la première partie d’À la recherche du temps perdu, choix motivé par le fait que certains soutiennent que cette lecture est enrichissante, un point de vue pour le moins engageant, même si d’aucuns préfèrent mettre Proust de côté en prévision de la survenue du dernier des jours, du jour où Dieu déversera Son Esprit sur toute chair, un état qui était peut-être le mien à l’heure en question: à chaque instant une voix s’apprêtait, qui sait, à annoncer qu’on allait fermer les portes pour de bon, comme à la piscine où personne ne tarde à obéir – rouler sa serviette, cueillir dans l’herbe les petites briques vides de Taksi Fruit du Paradis –, voilà donc pourquoi je m’étais lancé dans Proust, mais sa langue est impitoyable, insaisissable, elle est la mascarade sous les masques de laquelle se cache ce qui est censé se passer, le soporifique qui finissait par me décourager, d’autant plus qu’il me restait six volumes à découvrir, oui, Proust me désespérait, même si mon livre préféré, dont je lisais les phrases dans la foulée sans avoir à batailler pour en saisir le sens, dont je lisais les paragraphes les yeux fermés, tournant frénétiquement les pages dans ma tête à la recherche de ce qui assouvirait ma lubricité, me donnait en réalité plus de fil à retordre qu’À la recherche du temps perdu, mon livre préféré, c’était toi, mon petit animal de luxe, toi qui te laissais lire comme l’histoire que j’avais toujours désiré lire, mais, redoutant le jour où je le refermerais pour de bon, où tu te détournerais de moi, je ne pouvais empêcher que certaines scènes me tournent la tête, me ravissent en extase, ceci tout en percevant la respiration de Camillia, son rythme régulier, je savais exactement quand elle cogitait ou quand elle était très loin de moi, et ce n’est que lorsque j’étais sûr qu’elle dormait à poings fermés que je me glissais hors du lit, cette fois-là j’ai pris le premier volume de Proust au cas où elle se réveillerait et me prendrait sur le fait, histoire que je puisse prétexter que j’étais en train de lire, puis j’ai gagné la salle de bains où je me suis affalé sur la lunette des toilettes, mon caleçon sur les chevilles, et c’est là qu’a commencé la dégringolade, j’ai dégringolé jusqu’à presser mes lèvres contre la moustiquaire, jusqu’à mobiliser mes forces pour ne pas hurler de panique, pour ne pas crier ton prénom, je nous ai revus, allongés dans le jardin des plaisirs au milieu de tes peluches le jour où tu étais malade, je ne cessais de fantasmer, me voyais te pénétrer, toi, enfant que la fièvre affaiblissait, tandis que tu susurrais : Kurt, dissèque-moi...

je m’étais lancé dans Proust, mais sa langue est impitoyable, insaisissable, elle est la mascarade sous les masques de laquelle se cache ce qui est censé se passer

Plus ton petit corps s’amollissait sous mes mains, plus j’ai accéléré et accentué le mouvement de ma paume et de mes doigts autour de ma ramure de criminel, plus la salive a dégouliné sur la moustiquaire alors que je pressais ma langue contre les mailles du treillis en m’efforçant d’étouffer mes halètements, sentant la tiédeur de la nuit sur mes lèvres, imaginant goûter les ailes des moustiques agglutinés de l’autre côté du grillage métallique, ouvrant d’une poussée du pouce le roman de Proust que je tenais toujours dans l’autre main, me ressassant ton prénom : Putto, Putto, Putto, avant de faire gicler maladroitement ma semence sur le papier brun jaune, cette couleur hâlée de ta peau en été, sur la page 133 pour être précis, juste sous la phrase peut-être la plus réconfortante d’À la recherche: «Que le ciel reste toujours bleu pour vous, mon jeune ami ; et même à l’heure, qui vient pour moi maintenant, où les bois sont déjà noirs, où la nuit tombe vite, vous vous consolerez comme je fais en regardant du côté du ciel.»

qui sait si elle ne tenait pas à me transmettre à travers cette saveur l’amplitude du chagrin qui l’avait envahie depuis que je lui avais avoué notre premier baiser, une image qu’elle ne parvenait à effacer de ses rétines, qu’elle ne se lassait de ramener sur le tapis, ne t’appelant plus par ton prénom, mais te désignant systématiquement comme la gosse

Cette phrase m’a donné brièvement envie de poursuivre la lecture, de regarder le cycle romanesque comme on examine la denture d’un cheval, sans reculer, quand bien même la page en question était à jamais souillée, quand bien même elle resterait collée à la page 132, on ne pourrait les séparer sans les déchirer, toutefois je savais que le ciel serait bleu dès que je poserais les yeux dessus, qu’on fixerait tous deux la même voûte, une pensée qui me rendait heureux et à laquelle je revenais dans mon utilitaire Fiat tout en plantant les dents dans une tranche de pain d’épices dont je n’aurais su dire si l’amertume tenait au fait que je mentais à Camillia, elle qui avait confectionné ce gâteau, ou au manque de sucre, car qui sait si elle ne tenait pas à me transmettre à travers cette saveur l’amplitude du chagrin qui l’avait envahie depuis que je lui avais avoué notre premier baiser, une image qu’elle ne parvenait à effacer de ses rétines, qu’elle ne se lassait de ramener sur le tapis, ne t’appelant plus par ton prénom, mais te désignant systématiquement comme la gosse, augmentant par là le mépris que j’éprouvais à mon propre égard, ni elle ni moi n’ayant encore conscience de ce qui nous pendait au nez, ignorant tout à fait que le ciel, à un moment donné, cesserait pour longtemps d’être bleu, que Monsieur Météo parlerait d’une couverture nuageuse persistante, d’un nimbostratus gris foncé, et une fois arrivé à la bergerie, je suis descendu de mon véhicule pour ausculter quelques brebis qui souffraient de piétin ou de tétanie d’herbage, leur injecter un remède contre les vers, j’ai serré la main de l’éleveur, je me sentais dans un état d’hébétude, à croire que je flottais derechef entre sommeil et éveil, puis, après m’être accroupi dans le pré près d’un ovin qui pantelait à l’ombre d’un arbre, j’ai jeté un coup d’œil derrière moi pour voir si l’homme me regardait, posé la tête contre la partie du corps tondue et brûlante, parlé à la brebis comme à mon béguin, parlé de toi, de nous, bien entendu c’était fou, mais elle me comprenait, semble-t-il, j’ai enfoui le nez dans sa laine, ai senti mon visage devenir graisseux, lui ai promis d’arrêter de lire Proust, que je n’étais sans doute pas mûr pour cet enrichissement, pas encore, c’est toi et uniquement toi que je voulais lire, aussi t’ai-je évoquée à l’oreille de l’animal non sans m’empêcher de grossir l’amour que tu éprouvais envers moi, non sans m’empêcher de dire que, sans moi, tu n’aurais plus aucune raison de sortir de ton lit le matin, je lui ai parlé de ta beauté à couper le souffle, du modelé magnifique de tes lèvres, de ton menton, de tes narines, des taches de rousseur qui parsèment ton cou, pareilles aux taches amères d’une pomme, lui ai confié que tu étais ma plante préférée, le rendement de mes récoltes, comment aurais-je pu savoir qu’après la tasse de café que l’éleveur m’a ensuite servie, la brebis en question serait morte, que je jetterais, tout tremblotant, une bâche sur ma dulcinée, me demandant qui ou quoi l’avait bouffée de l’intérieur : les vers ou bien mes répugnants secrets, en conséquence de quoi je suis rentré à la maison d’une humeur de chiotte, Camillia m’annonçant d’un ton séducteur que nos fils étaient à la piscine, que nous disposions donc de la maison pour nous seuls, qu’elle venait d’acheter de la lingerie, rien que pour moi, et bah, elle se multiplia en tentatives désespérées pour que je la désire comme naguère, pour oublier la gosse qui dormait chaque nuit entre nous, moi d’invoquer la brebis morte, d’alléguer que j’étais trop déprimé pour faire l’amour, si bien qu’assise sur le canapé elle s’est emparée de ma tête, l’a posée sur ses genoux, caressant mes cheveux, m’apaisant, s’apaisant surtout elle-même, puis elle a suspendu son ensemble de lingerie au fond de la penderie, ensemble dont je t’ai offert le string – après que tu m’avais raconté que toutes les filles du collège avaient une ficelle entre les fesses, que les culottes ornées sur le devant d’une bouffette s’étaient trouvées du jour au lendemain démodées, que les filles comme toi étaient quoi qu’il en soit démodées et avaient du jour au lendemain baptisé leur slip «triangle» ou encore «nasse» –, si bien que, quand tu te penchais en avant pour sortir de ton cartable ta boîte à tartines aux motifs d’Ernest et de Bart, tes camarades de classe tiraient sur la ficelle, l’élastique claquait sur ta peau, elles te taquinaient en te demandant si tu avais fait bonne pêche, toi tellement folle de joie le jour où tu avais reçu le string rouge de Camillia, qui, bien trop grand, dépassait de ton jean, prenant la forme d’un oiseau, tout le monde voyait l’oiseau, volatile disloqué, jeune homme langoureux, ton père n’a d’ailleurs pas tardé à le découvrir parmi le linge sale, il l’a jeté dans le panier à feu, tu lui a servi un mensonge, soutenant que tu l’avais acheté dans une boutique d’un village voisin, celui dont on dit que Dieu y est agent immobilier et y gère toutes les habitations, ton père t’a demandé qui tu cherchais à aguicher, pour qui diantre tu te trimbalais avec un truc pareil sur le derrière, toi de hurler que tu le portais pour toi seule, et tout cela t’a incité à t’entraîner, plus frénétiquement encore, à décoller, à voler, au point de te cogner au plafond, les yeux pleins de larmes, pleins de graviers, alors que personne ne comprenait que toutes tes tentatives pour appartenir à une famille, à un groupe, échouaient, que tu étais différente, que cette différence serait ton salut en même temps que ta perte, oui tu m’as raconté comment le string a pris feu, combien ça t’a affectée, que par la suite les guimauves grillées n’avaient plus la même saveur, elles avaient le goût d’une vie que tu n’aurais jamais, moi je n’ai pu te demander à quelle vie tu songeais car tu as embrayé sur le fait que tu n’appréciais pas du tout ça, une ficelle dans la raie des fesses, à tel point que quand tes camarades te harcelaient au sujet de tes dessous, tu énumérais toutes les espèces de poissons que tu capturais dans ta nasse, attestais de la taille d’une perche en écartant les mains, une tactique qui les a vite lassées, ce qui ne t’a pas empêché de te faire du souci, ta copine Jule t’ayant demandé où étaient passés tes seins, de la même façon que ton père se demandait souvent où était passé le courrier, à telle enseigne que tu as imaginé qu’ils atterrissaient dans la boîte aux lettres, sous du papier bulle, et que ton père les interceptait à chaque fois en même temps que les prospectus publicitaires, parce que, par exemple, Maxi Toys est une filiale du diable, en conséquence de quoi Jule affirmait que tu étais la seule à encore avoir une planche à repasser en guise de poitrine, toi n’ayant d’autre ressource que t’adresser à Dieu, Lequel, à son habitude, restait muet comme la tombe, et de me glisser à l’oreille que Dieu était pareil à une perche, une fois qu’on a levé les filets, il ne reste guère de chair, opération que tu pratiquais sur Lui pour ne laisser que les arêtes, tout en Lui posant mille questions sans jamais obtenir la moindre réponse, à la différence de ce qui se passait quand tu n’avais encore que sept ans, que tu croyais encore si fort en Lui, cependant tu ne renonçais pas, présumant: Son talkie-walkie est en panne, Il ne m’entend pas.

Moi, je trouvais ça tellement chou que je hochais la tête de haut en bas, ratifiant tes suppositions, t’assurant que le moment venu, ça allait assurément pousser, si bien que tu considérais l’avenir d’un air heureux, même si, quant à choisir, tu aurais préféré une ramure de petit mec plutôt qu’une paire de pommes d’amour, moi de soutenir que, chacun, dans ses fantasmes, est à même de tout obtenir, en attendant je me proposai de remiser Proust dans ma bibliothèque, entre le Divin Marquis et Tolstoï, je me contenterais amplement de mon livre préféré, de toi, car toi, tu enrichissais ma vie, toi, je cornais chacune de tes pages, en toi je chérissais tant le format, la police de caractères que les sauts de lignes, de toi je tenais à mémoriser chaque lettre, et je n’ai d’ailleurs pas tardé à remarquer que je dormais mieux sans À la recherche du temps perdu à propos duquel Camillia ne manqua pas de m’interroger comme elle le faisait systématiquement avant d’attaquer la lecture d’un roman, bien que sa préférence aille aux thrillers dont elle commence toujours par lire la fin sous peine de ne pas endurer le suspense, il lui faut savoir à l’avance qui a fait quoi, qui a tué qui, je lui ai répondu que l’histoire revenait à livrer une véritable lutte, mais j’ignorais qu’en faisant la poussière elle en avait furtivement feuilleté le premier volume, qu’en en tournant les pages pour tomber sur les dernières, elle avait relevé les deux collées ensemble et en avait tiré une conclusion, m’avait finalement demandé à qui je pensais lorsque je m’étais «soulagé», moi de lui mentir à risquer de voir s’allonger tel ou tel de mes appendices, suggérant qu’on fasse un autre enfant, oui, on concevrait un petit être tout doux qui, avec ses menottes potelées et poisseuses, s’accrocherait à notre cou, et même si j’étais bien trop vieux pour un tel dessein, je n’ignorais pas qu’elle avait aspiré à une vraie smala, je savais que mon aveu lui réchauffait le cœur, j’ai vu qu’elle en avait le regard tout amolli et non plus tout dur, qu’elle en oubliait pour un petit moment l’autre gosse, et c’est à partir de ce même moment que Proust a revêtu un sens différent dans ma vie : il a dès lors incarné ma fuite en avant, loin de cette existence, il a représenté le mensonge qui n’a cessé de claquer au vent comme la tringle à rideau descellée, laquelle, toujours plus inclinée, laissait passer plus de lumière mais aussi plus d’obscurité, et m’a amené à penser que j’étais moi-même cette tringle qui claquait, je claquais contre le mur jusqu’à ce que tout le bordel se casse la gueule pour de bon, qu’est-ce que j’en ai à foutre, me suis-je dit plus d’une fois, tout ce bordel n’a qu’à se casser la gueule.

A paraître aux éditions Buchet Chastel en France en 2022.
ML Rijneveld écrivaine

Marieke Lucas Rijneveld

poète et écrivaine

Daniel Cunin

Daniel Cunin

traducteur littéraire

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