Miroir de la culture en Flandre et aux Pays-Bas

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Flip Kowlier chante l’autodérision en dialecte «West-Vlaams»
© Pete Stellamans
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Flip Kowlier chante l’autodérision en dialecte «West-Vlaams»

Musicien, il ne jure que par la communion sur scène. Auteur de chansons, il préfère se tenir en retrait, dans la discrétion des coulisses. Dans September, son sixième et dernier album, Flip Kowlier dessine comme toujours des personnages tragicomiques qu’il confronte aux aléas du destin. Décrivant leurs aventures avec humour et ironie, cet ambassadeur du West-Vlaams –le dialecte de Flandre-Occidentale– ose se mettre à nu sur fond d’autodérision. «Wist je dat in bad zitten skrjim ne vorm van bespaering is?» (Tu savais que pleurer dans son bain était une façon d’épargner?)

Rappeur du groupe de hip-hop ‘t Hof van Commerce, co-leader du groupe électro-funk Ertebrekers, musicien au sein de l’orchestre de l’émission satirique De ideale wereld, artiste solo: Flip Kowlier, né Filip Cauwelier en 1976, a le talent polymorphe.

Après avoir appris la guitare basse au jazzstudio d’Anvers, il fait ses premiers pas dans la musique avec des groupes tels que Prophets of Finance et My Velma, le trio Power pop du musicien et producteur de télévision Jan Leyers. À 21 ans, il participe à l’éclosion de ‘t Hof van Commerce, un groupe de hip-hop qui à l’origine voulait surtout caricaturer la pose musculeuse des rappeurs américains. «On s’amusait à coller des paroles en West-Vlaams aux morceaux qu’on écoutait à l’époque. On a grandi à Izegem, où il n’y a ni grabuge ni criminalité, on ne voulait pas se prendre la tête. Nos compos sont bourrées de vannes et de parodies. Très vite, j’ai trouvé que ces chansons donnaient carrément mieux dans notre patois régional qu’en anglais. Elles nous permettaient de rapper, pour ainsi dire, à l’instinct. Les paroles n’avaient souvent aucun sens, mais en même temps, elles sonnaient juste. L’utilisation du West-Vlaams est alors devenue une évidence. Quoi qu’on en dise, le flamand occidental est un parler très musical. Et surtout, il est très proche de ma réalité.»

Flip Kowlier: le flamand occidental est un parler très musical et, surtout, il est très proche de ma réalité

Les productions de ‘t Hof van Commerce ont été immédiatement diffusées en 1997 sur Studio Brussel, une radio au public plutôt jeune. Le groupe s’est avéré une source d’inspiration pour des artistes tels que Brihang et Het Zesde Metaal. «On n’avait pas spécialement de grands projets», se souvient Flip Kowlier. «On a enregistré dans l’espoir de décrocher quelques concerts dans des maisons de jeunes.» Comme ‘t Hof chantait en West-Vlaams, leur rayon d’action était limité, mais selon Kowlier, cette spécificité avait aussi ses avantages: «on n’avait pas à dépenser des mille et des cents dans des clips impayables ou des tournées à grande échelle: on gérait tout nous-mêmes, sans prise de tête».

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Petite, mais ambitieuse

Le flamand occidental a également été à l’origine d’un certain prosaïsme. Dans son premier album solo aux accents folk-rock, Ocharme ik (2001), où il se présente pour la première fois en tant qu’auteur-compositeur-interprète, Flip Kowlier affirme par exemple que l’amour n’est rien d’autre qu’une «kweste van organisatie en goeste» (Une question d’organisation et d’envie). «Cette sobriété du verbe a plus à voir avec la mentalité régionale qu’avec la langue», relève-t-il. «Les gens d’ici se disent: inutile d’en faire des tonnes, la vie est déjà assez dingue». Si l’artiste ne jure que par la couleur locale, il joue aussi dans la cour des grands. Sur Cirque (2013), un trente-trois-tours concept sur la disparition d’une forme populaire de divertissement, il collabore avec le London Chamber Orchestra et Andrew Powell, arrangeur britannique de Kate Bush et d’Alan Parsons, entre autres.

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Kowlier a déjà indiqué plusieurs fois qu’il se voyait plutôt comme un écrivain que comme un musicien. Il tient à nuancer: «Clair que je me sens plus musicien que chanteur. J’adore la symbiose d’un groupe sur scène. Créer des connexions, ça a quelque chose de magique, comme si on ouvrait une porte dans la tête des gens. Mais avant tout, je suis un conteur, la narration est primordiale pour moi. C’est pourquoi la musique doit être sobre, dans la philosophie du “less is more”. J’aime entendre un vrai groupe à l’œuvre, pour peu qu’ils n’en fassent pas trop.»

Flip Kowlier: avant tout, je suis un conteur, la narration est primordiale pour moi

Dans ses textes, Kowlier dit les choses telles qu’elles sont, opte délibérément pour la simplicité. «En même temps, mon travail comprend plusieurs couches superposées, évoque parfois des trucs qu’on n’entend pas forcément à la première écoute. Après, le public est libre de le repérer ou pas. Je laisse mes chansons vivre leur propre vie. Dans le passé, j’ai pu penser que j’écrivais de la fiction, pour finalement me rendre compte que cette fiction, elle était en fait bien réelle. Parfois, des éléments dont vous n’avez même pas conscience s’insinuent en vous, vous ne commencez à les interpréter qu’après coup, comme une couche de signification supplémentaire. On peut alors en apprendre un peu plus sur soi-même.»

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Ces chansons aident aussi à mieux comprendre leur auteur, confirme l’intéressé. «‘K ben broaver dan dak zoe wil / Ben slichter dan dak goa admit», chante-t-il dans «Verkluot» (Je suis un mec plus fréquentable que je ne le voudrais, plus mauvais que je ne veux bien l’admettre). Plus loin, il ajoute : «Ik ben in feite wel ne vint van woorden moa hin doadn» (Je suis en réalité un gars qui ne joint pas le geste à la parole). Dans «Vergeten», il avoue: «Ik ben ne getrainde machinist mor ik bluvve lik ontsporen» (Je me suis formé comme conducteur de train, mais je continue de dérailler). «Avant, j’écrivais de manière plus indirecte, comme en langage codé, j’avais peur de donner à mon public un accès trop direct à mon âme. Mais cette crainte m’a quitté. Mon écriture est au final assez intimiste. On lutte tous contre nos faiblesses. Même si je continue à surestimer la hauteur de certains obstacles qui se dressent sur ma route.»

Dissiper la peur par le sourire

Dans ses chansons, Kowlier se pose en observateur, préfère regarder de loin plutôt que de prendre part à l’action. «En groupe, j’ai tendance à me faire tout petit, je ne la ramène pas. J’écoute les autres, j’observe. Il m’arrive de temps en temps d’aller m’asseoir seul dans un café, je m’installe à une table dans un coin, tranquille, et je regarde ce qui se passe. Quand j’écris, je me sers de ce qui se présente à moi. Parfois, ces séances d’observation n’aboutissent qu’à une ou deux phrases utiles. Puis j’invente le reste, je brode autour. Musicalement, aussi, je suis comme une sorte d’éponge, je cueille les mélodies portées par le vent. C’est ça le truc.»

Par le passé, il s’est dit réfractaire à l’actualité. «Les médias ne font qu’alimenter nos peurs, manquent souvent de pertinence. Pourquoi parler ici d’une tragédie familiale au Kentucky? Je suis grosso modo au courant de ce qui se passe en Ukraine, mais je n’ai pas pour autant besoin qu’on m’informe tous les matins des endroits où les bombes sont tombées et du nombre de morts. Je ne fais rien de ces informations: je ne suis pas activiste et n’ai pas l’ambition de changer le monde.»

Cette forme d’indifférence ne l’empêche toutefois pas d’évoquer à l’occasion des sujets sociétaux. «Ti nuoit saai in den oorlog», chantait-il ainsi il y a 15 ans dans sa chanson reggae «Bom bin». On ne s’ennuie jamais à la guerre. On retrouve le même sarcasme dans «El mundo kapotio»: «Hjil de wireld is kapot / Wint uteindelijk gekun / Widder zinne nu God / En we zin nog moa behun» (Le monde entier est foutu, nous y sommes finalement parvenus. Nous sommes Dieu à présent. Et ce n’est que le commencement).

Flip Kowlier: un concept comme le péché originel est selon moi porteur du véritable mal

La religion est un autre thème qui l’anime. Dans «Vredeslied», il interprète un curé qui constate que Dieu reste sourd à ses prières. Et dans «Jinzame vinten», il s’écrie: «Weg met da Katholiek schuldgevoel, wan wik i god voer u gedaen?» (Assez de cette culpabilité catholique! Il a fait quoi pour nous, Dieu?) «Je n’ai rien contre le bon citoyen qui va à l’église le dimanche et à qui la foi apporte le réconfort, souligne-t-il. Mais j’ai fréquenté une école catholique et je n’en pouvais plus de cette peur et de cette culpabilité dont on nous bassinait à longueur de journée pour qu’on reste dans le rang. Un concept comme le péché originel est selon moi porteur du véritable mal.»

La colère, Flip Kowlier la trouve contre-productive. Aussi opte-t-il souvent pour l’humour pour aborder les sujets qui fâchent. Son sixième et dernier disque, September (2022), met en scène une conversation téléphonique imaginaire avec Jésus, qu’il considère simplement comme son frère, en suivant la logique selon laquelle nous sommes tous des enfants de Dieu. Ce qui soulève immédiatement une question pertinente sur l’être suprême: «Ge moet u wel ofvragen / met mjir dan zeven miljard kinders / Oeveel vrouwen ét ie em in feite ton wel get». (On peut se demander / Avec plus de sept milliards d’enfants / Combien de femmes Il a eues vraiment?)

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Il n’hésite donc pas à jouer la carte de l’ironie. Nombre de ses personnages sont les victimes des aléas tragicomiques du destin. Dans «Angelo & Angelique», par exemple, ces deux marchands forains ont économisé toute leur vie pour s’acheter une maison où ils ne sont jamais. Dans «Moeder, lieve moede», un fils avoue à son père mourant qu’il est homosexuel, pour apprendre que son père adhérait lui aussi aux Amours grecques, en l’ayant toujours caché à sa femme. Parce que «in minnen tid was dat o zuo gemakkelik niet». (De mon temps, ce n’était vraiment pas si évident.)

La chanson «Smetvrjis» (phobie de la saleté) est carrément hilarante. Une maniaque de la propreté y annonce: «Ki moaten verloren / Deur met de stofzugger per ongeluk / Unere coke weg te doen / kpeizde dat talkpoeier was» (J’ai perdu des amis à cause de mon aspirateur. J’ai aspiré leur coke par accident, j’ai pris ça pour du talc). Parfois, son humour se fait plus grinçant. Dans une chanson sur l’amnésie, il déplore «mor ik vergete iglik nuois wik dak wille vergeten» (Mais je n’oublie jamais ce que j’aimerais oublier). Une frustration similaire se perçoit dans «Welgemeende»: «nu dak unne song goe vanbutten kenne / zin der hun redens mi voer u beln» (Maintenant que je connais ton numéro par cœur, je n’ai plus aucune raison de t’appeler).

Dans «September», la menace pleine de désespoir «ooit spring ik in de vaert» (un jour, je me jetterai dans le canal) est immédiatement assortie d’une série de conditions: «moe ’t goa moeten warme zin en proper / En van niet t’uoge / en k moe nen antoek in» (Mais l’eau doit être chaude et propre, et de pas trop haut, et je dois avoir ma serviette (à portée de main)).

«Comme beaucoup de gens, j’ai parfois des coups de blues, confie Kowlier. Je souffre d’un trouble de l’anxiété que je maîtrise assez bien grâce aux médicaments. Mais lorsque je parle de choses tristes, je préfère exorciser ma morosité par le sourire, tant pour moi que pour le public. Parce qu’en général, je suis très optimiste. J’aime ma vie. Dans une chanson comme “In de vaert”, je me mets à nu. Sauf qu’il n’est jamais écrit: “basé sur des faits réels”», ajoute-t-il en riant.

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Clown lors d’une messe funèbre

Il n’est pas rare que Kowlier écrive aussi sur les marginalisés et des paumés, sur les êtres complexés qui doutent d’eux-mêmes, qui luttent contre leurs propres fragilités et leurs défauts et qui sont, dans une certaine mesure, handicapés sur le plan de la communication. «Zie hie echt nie dak nie passe ip die wireldbol?» se demande le narrateur à la première personne de «Tristig feit» (Tu ne vois pas que je ne conviens pas à cette planète?) Et le l’interprète de «Weird» d’enchaîner: «Soms voelek mie verkjird gecast / Ne clow ip nen utvaerdienst / Een slang in een veugelnest.» (J’ai parfois l’impression d’être une erreur de casting. D’être un clown à un enterrement, un serpent dans un nid d’oiseau.) L’histoire est toujours plus intéressante avec une part de drame, estime le chanteur. «J’ai appris qu’il était préférable de compliquer autant que possible la vie de mes personnages. Tu sais, à l’école secondaire, je n’étais pas vraiment à ma place non plus. Je me sentais comme un figurant. J’étais bien accepté, mais je savais que ma place était ailleurs.»

Kowlier cultive à merveille l’autodérision. «Moest ik oar in ’k zou ’t 77 kjirn kam», chante-t-il dans «Ti woa» (Si j’avais des cheveux, je les peignerais 77 fois). Il se met régulièrement en scène. Dans «Slechte mins», il énumère tous les ragots qui circulent à son sujet: il est un sentimental un peu mou, a perdu ses liens avec l’underground et verse artistiquement dans la facilité. Dans «De man van 31», il met également le doigt là où ça fait mal: «Ik i een kljin probleem: ‘k drienke veel te ville» (J’ai un problème d’alcool, je bois trop). Dans «In de fik», l’aigreur monte d’un cran: «Flip Kowlier is aan den drank» (Flip Kowlier est sous l’emprise de la boisson). Sauf qu’aujourd’hui, cette accusation n’est plus justifiée. L’artiste n’a pas touché une goutte d’alcool depuis dix ans. «J’étais un grand consommateur “social”, je ne buvais qu’en compagnie et quand l’occasion se présentait, mais c’était quand même un peu trop souvent. Et j’avais beaucoup de mal à m’arrêter. Après, dans ces chansons, je souffre surtout du syndrome de l’imposteur. L’autodérision est la meilleure façon de se prémunir des commentaires des autres.»

Si Flip Kowlier a bien une ambition, c’est de continuer à faire de la musique et d’en vivre. «Je n’ai jamais fait autre chose et je ne dépends de personne. À mes yeux, c’est déjà une réussite en soi. Je ressens une grande envie de créer, mais en même temps, je crée sans trop réfléchir, à l’instinct. Si je veux que ma petite entreprise poursuive sa route, il est important que mes chansons passent aussi à la radio. Même si j’ai compris entretemps que cette décision ne m’appartient pas. Je fais donc ce que j’ai envie et pour le reste, je me contente d’essayer d’être la meilleure version possible de moi-même.»

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