Flora Kenza Nacer – Huile de baleine
Dix-huit jeunes auteurs et autrices de Flandre et des Pays-Bas donnent la parole à un objet du XVIIe siècle exposé au Rijksmuseum. Ils et elles ont écrit un texte à partir de la question suivante: quelles illuminations ressentez-vous en regardant ces objets? Des bonnets de baleiniers néerlandais des années 1740 à 1760 ont inspiré à Flora Kenza Nacer un dialogue poétique. «Son ventre est devenu lourd. Grandiose. Je sens le sel s’insinuer dans mon nombril.»
© Rijksmuseum, Amsterdam
Huile de baleine
M’man?
Oui, mon chéri.
Depuis ma place fixe à table, j’aperçois les vagues de la mer. C’est comme si elles tombaient, mais les fenêtres insonorisées font que je ne les entends pas. Par contre, je les vois parfaitement tomber et se relever. Le noir devient blanc, le blanc devient noir.
Depuis qu’on habite ici, il est devenu plus silencieux, on dirait qu’il sort moins, il regarde tout le temps par la fenêtre, à scruter la mer. Parfois je lui prends la main, parfois, il la retire.
Je peux aller faire un tour ce soir?
Tu sais que je ne veux pas.
Je peux?
Prends Seppie avec toi, alors. Et ton téléphone.
Quand la porte se referme derrière moi, je sens une tension glisser de mes épaules. Seppie s’élance comme une fusée. Il gambade, hume la mer. Au loin, j’entends une valse. Je la fredonne avant d’y être.
Quand il part et que la lune brille, les cauchemars m’envahissent. Des bateaux qui me piègent, l’étranglement silencieux, les harpons. Je ramène la couverture sur mon visage. Des hommes qui escaladent mon corps et le traînent vers le rivage pour taillader ma peau lisse avec leurs sales petits couteaux. J’entends une valse de mon enfance. Ils continuent de me dépecer en se hurlant dessus, ils feraient tout pour mon huile. Je ne distingue pas leurs yeux, ils se dissimulent derrière leurs bonnets de laine. J’entends aboyer, Seppie est à côté de mon lit.
Le noir devient blanc, le blanc devient noir. Tomber, se relever. Mes pieds s’enfoncent dans le sable, mes chaussures glissent. La lune brille. Ma mère appelle.
Je caresse les petites oreilles de Seppie, il continue d’aboyer, attrape la couverture et me découvre. Le sable me vole mes chaussures, je cours sans me retourner en direction de la mer, du large. Je ne le vois nulle part, le vent pique, j’avale le sel âcre.
Une étoile file dans le ciel, une plante pousse entre mes orteils, la mer lèche ma cheville, ça chatouille. Ma mère appelle encore, j’entends sa voix. Quand je lève les yeux, elle est à côté de moi. Elle s’enfonce dans le sable, pose sa tête sur mon ventre. Je respire profondément, elle respire plus profondément. Son ventre est devenu lourd. Grandiose. Je sens le sel s’insinuer dans mon nombril, ma peau est tendre, ses cheveux. Je passe les doigts dans ses cheveux mouillés, essaie de trouver des accords. Les vagues nous bercent doucement. Seppie est à présent très loin dans la mer.
Je cherche, mais je ne le vois nulle part. Je cours dans la mer, nage et fouille. Chante une chanson qu’il doit connaître, ouvre la bouche, filtre la mer jusqu’à la vider. Crache et crie. L’eau infinie s’expulse de ma gorge.
Des bonnets, des bonnets tricotés partout. Ils collent à mon corps mouillé, étouffent ma vue. Je tire ma mère vers moi, sa peau est devenue plus lisse, dans sa bouche poussent des fanons. Ses yeux sont de petites perles noires, ses bras de grandes nageoires qui me… Je décide de m’enfouir dans son ventre chaud.
Seppie continue d’aboyer.