Francesca Birlogeanu – Le gros du travail
Dix-huit jeunes auteurs et autrices de Flandre et des Pays-Bas donnent la parole à un objet du XVIIe siècle exposé au Rijksmuseum. Ils et elles ont écrit un texte à partir de la question suivante: quelles illuminations ressentez-vous en regardant ces objets? Pour accompagner le tableau Paysage d’hiver de Hendrick Avercamp, Francesca Birlogeanu a écrit une nouvelle. «Je veux me cacher dans les boucles de tes lettres.»
© Rijksmuseum, Amsterdam
Le gros du travail
L’été, nous emportons avec nous les pas du passé, collés à nos semelles, la terre, l’herbe morte, le gravier entre nos orteils: je devine le chemin que tu as choisi pour rentrer à la maison, celui qui longe la rivière (tu sens alors un peu le soufre) ou la grand-route (je vois alors les brindilles qui sortent de tes sabots). L’hiver, nous les laissons derrière nous et choisissons toujours les mêmes chemins : nos chaussures d’hiver s’usent à nos orteils, le traîneau creuse les mêmes lignes, des rides profondes dans la glace, d’un blanc sale comme la barbe de l’oncle Hendrik qui, d’après maman, se couche la nuit avec un succube.
Le soir, nous sommes assises à table sur nos chaises inconfortables. Tu me pousses du pied avec tes chaussettes en laine, la bougie vacille entre nous mais penche plus de ton côté: c’est toi qui fais le gros du travail. Moi, je dois trouver les trous dans tes culottes, les sentir avec mes doigts, jusqu’à ce que la nuit froide menace de s’introduire par la fenêtre. Alors tu souffles la bougie en disant: «Laisse ça, Anneke, ce sera pour demain.»
L’hiver se mue en petite ère glaciaire, l’horizon de plus en plus haut, nous craignons que la nuit ne vienne nous recouvrir comme une couverture gelée, nous, blotties l’une contre l’autre, immortalisées dans un glacier. Les mètres de neige étouffent les champs. Le soleil se cache derrière les nuages gris, comme moi autrefois derrière les jupes de maman.
Vendredi. Jour de marché. Les faibles rayons de soleil caressent les étals enneigés. Tu noues mon écharpe sur le devant, barricade contre le vent glacial. Mon nez dépasse de justesse, je sens déjà les chandelles se former. Je serre le bois comme un étau. Parfois, tu te retournes pour voir si je suis toujours sur le traîneau. Puis tu continues de tirer en grommelant, sans dire un mot sur la carcasse de cheval que nous croisons chaque fois en revenant et sur laquelle les corbeaux sont de moins en moins nombreux à picorer, jusqu’au moment où eux non plus ne lui prêteront plus aucune attention.
C’est toi qui fais le gros du travail, l’oncle Robert t’apprend à écrire et il est très fier de tes progrès. Je veux me cacher dans les boucles de tes lettres, elles sont tellement plus puissantes que mes sons; je parle beaucoup mais quand je tombe malade, il ne reste plus rien de mes mots.
Des torches. Des dizaines de torches surgissent dans l’obscurité. Des cris d’hommes, des sabots de chevaux sur la glace, interrompus par le hurlement de rafales. Nous marmottons ensemble les prières des gueux que t’a apprises l’oncle Hendrik, un dernier acte de résistance. Ils frappent à la porte, j’entends le bois se fendre, ils se ruent à l’intérieur, foncent dans l’escalier, saccagent la maison dans leur hâte, leur rage. Je ferme les yeux, imagine le marché. Toi qui touchais mon nez rouge de ta moufle rouge. Je pense au trou que tu laisses, à ton sang encore chaud sur la couverture gelée. J’ai maintenant un endroit où me terrer, comme un lapin, sous des couches, des couches et des couches de neige.