Miroir de la culture en Flandre et aux Pays-Bas

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Miroir de la culture en Flandre et aux Pays-Bas

Fritz Vanderpyl, un infréquentable bon vivant parmi la bohème artistique parisienne

Fritz Vanderpyl, un infréquentable bon vivant parmi la bohème artistique parisienne

Totalement oublié aujourd’hui, Fritz Vanderpyl (1876-1965) s’est pourtant fait un nom en tant que poète et critique d’expression française tout en côtoyant la plupart des grands noms des arts et des lettres de son temps. Après avoir publié en néerlandais, sa langue maternelle, un premier recueil de vers à La Haye, Vanderpyl quitte les Pays-Bas à la veille de l’Exposition universelle de 1900 pour tenter sa chance à Paris. Malgré des années de misère noire, il conquiert une place dans la bohème artistique et littéraire de la Ville Lumière.

Mi-janvier 1913. Un Haguenois, mélomane et amant des Muses, retient pendant quelques jours l’attention de la presse parisienne. Non tant en raison de la solidité de ses vers que de la fragilité du verre qu’il a envoyé à la figure de l’un des participants au banquet Verlaine, à savoir l’un des frères Natanson, les fondateurs de la célèbre Revue blanche. Un journaliste rapporte: «M. Vanderpyl, poète rare et difficile, qui collabore de loin au mouvement de l’Abbaye, et de plus près, à la revue les Bandeaux d’or, lança son verre à liqueur avec une telle véhémence, qu’il se brisa sur la figure de M. Natanson, et fit couler le sang sur le visage de l’infortuné banquier.»

Organisée à l’hôtel Lutétia, cette joyeuse bombance a inspiré un poème et donné lieu, jusqu’aux Pays-Bas, à différents comptes rendus, y compris quant au contenu du verre. Dans Mémorial sans dates –les mémoires inédits du lanceur du projectile –, on lit que le verre aurait en réalité contenu un «médiocre bourgogne». Mais dans le journal que le boutefeu tenait, il est question, à la date du 13 janvier 1913, lendemain des faits, de vin de Bordeaux.

Peu importe. Un chroniqueur revient plus en détail, mais non sans certaines approximations, sur la «chaleur communicative» qui s’est diffusée lors du banquet dominical: «L’un des orateurs, M. Alexandre Natanson, fut blessé au visage par un verre que lui avait lancé du fond de la salle, un convive à qui son discours déplaisait. Ce fut le signal d’un vacarme insensé. Des gens s’injuriaient et se menaçaient du geste. L’un des protestataires les plus animés était le poète Vanderpyl. Il avait pris violemment à partie un convive, assis loin de lui, qui l’invitait au calme, et qu’il ne connaissait pas. À la sortie, qui s’effectua en tumulte, les deux hommes se trouvèrent nez à nez dans le vestibule. L’altercation reprit de plus belle, Vanderpyl alla jusqu’à provoquer l’inconnu en duel. L’échange des cartes eut lieu sur le champ, mais sitôt que Vanderpyl eut jeté les yeux sur la carte qu’il tenait entre les mains, il changea d’attitude: ‘‘Hé quoi! s’écria-t-il, vous êtes Albert Mockel, ce poète que j’aime et que j’admire au point que j’en sais tous les vers par cœur! Non, décidément, je ne pourrai jamais me battre avec vous! Daignez recevoir, ici, mes plus plates excuses et l’hommage de mon profond respect.’’ Et il lui tendit la main. Albert Mockel la prit, et, tourné vers les amis qui l’accompagnaient, leur dit: ‘‘Je ne puis vraiment pas refuser des excuses offertes de si bonne grâce.’’ Il serait à souhaiter que toutes les affaires d’honneur se réglassent d’aussi courtoise façon.»

On en est certain, jet du verre et provocation au duel provenaient du seul et même homme, un Hollandais petit de taille –1 m 64,5– et gros de tour de taille, «ce meilleur des garçons avec ses airs de sanglier», à la «bonne grosse figure ronde sur un corps tassé, trapu, tapissé d’épaisses bardes de lard», nous renseigne deux plumes parisiennes.

L’antisémitisme, possible cause de son oubli

Ce qui est plus que probable, c’est qu’aux tables dressées en l’honneur du pauvre Lélian, l’origine de la querelle revêtait un relent antisémite. L’insolvable Vanderpyl a d’abord reproché au nanti Natanson d’avoir pris la parole pour parler argent, pour avancer que «Nous sommes tous de la même race», que «Nous sommes tous ambitieux de la même façon», ceci avant d’interrompre une déclamation de vers de l’auteur de Sagesse en lançant: «Je me fous de Verlaine!» Aux yeux du Néerlandais, cette dernière réplique valait crime de lèse-majesté; de surcroît, lui qui n’avait pour seule ambition que d’être un poète reconnu, ne tolérait pas qu’on le prenne pour un cupide arriviste; il supportait encore moins d’être considéré de la même «race» que le Juif Natanson.

Même si Fritz Vanderpyl a pu réfuter les accusations d’antisémitisme portées à diverses reprises à son égard, il est impossible de lui donner raison. Tout au plus peut-on avancer que, dans ses moments de colère, il maudissait tout le monde: les Japonais, les Yankees, les Anglais, les Boches, les Italiens, les Russes, etc. Mais les Juifs bien plus que les autres, ainsi qu’en témoignent maintes annotations de son journal.

En 1942, il eut le grand tort de publier aux éditions du Mercure de France L’Art sans patrie, un mensonge: le pinceau d’Israël, brochure tombant dans le goût de la propagande nazie. Il s’agit d’une resucée d’un essai paru dans la revue éponyme en 1925: «Existe-t-il une peinture juive?», qui avait fait couler un peu d’encre. Cette publication en pleine Deuxième Guerre mondiale a valu à son auteur de figurer, à la toute fin de l’été 1944, sur la liste des écrivains indésirables établie par le Comité national des écrivains. Un juge estima toutefois qu’il n’y avait pas lieu de poursuivre son auteur pour délit d’antisémitisme. Celui-ci ne fut donc pas déchu de ses droits et n’eut pas à rendre la Légion d'honneur dont il pouvait se prévaloir depuis 1927. Malgré cela, après l’été 1944, Vanderpyl éprouva les pires difficultés à placer ses écrits. Cette déchéance sociale explique en partie l’oubli dans lequel il est tombé.

Absinthé ou aviné, le Hollandais, on l’aura compris, ne rechignait pas à faire le coup de poing. Déjà en 1906, à la fin d’un dîner à la Closerie des Lilas en l’honneur du poète Jean Moréas, il avait échangé des politesses avec un voisin de table qui se montrait un peu trop empressé auprès de sa maîtresse, Aurélie. Résultat: le couple finit par regagner son modeste logement, elle, la blouse en lambeaux, lui, un œil au beurre noir. Malheureusement, le trublion était un familier des coups de sang. Les claques, voire pire, pleuvaient alors, tantôt sur la compagne du moment, tantôt sur un ami, tantôt sur lui-même. Ainsi, un soir, il confie à son journal à propos d’une de ses concubines –bien avant son mariage, début 1912, avec la Provençale Hermine Augé– et de sa fureur qui relevait incontestablement de la clinique psychiatrique: «Je voulais battre Margot… et pour en finir avec cette attaque satanique, je me suis moi-même foutu des coups de barre de fer sur la tête, que j’en ai mal dans la cervelle.»

De la rue aux Salons

Mais que faisait donc cet infréquentable sujet de la reine Wilhelmine à Paris, au début du XXe siècle, dans des cercles artistico-littéraires? Né à La Haye en 1876 dans une famille de restaurateurs de la bourgeoise catholique, Fritz-René Vanderpyl –Frits Remy Reinier van der Pijl, selon l’état civil– a fait, sans briller, ses premières armes dans les lettres néerlandaises à la fin du XIXe siècle. À vingt-trois ans, il échange sa cité contre la Ville Lumière. Nous sommes le 20 septembre 1899.

Kees van Dongen ne va pas tarder à faire de même et les deux hommes ne vont pas tarder à faire connaissance. Vanderpyl ne quittera plus la capitale française, si ce n’est pour effectuer l’un de ses nombreux voyages et pour finir ses jours dans le Vaucluse, auprès de sa belle-famille. Il meurt le 12 janvier 1965. De toutes ces décennies françaises, Fritz va passer la première dans la misère –il tente de survivre en officiant comme guide pour des touristes étrangers–, la troisième et la quatrième dans une relative aisance –il gagne sa vie en tant que critique du plus grand quotidien français de l’époque–, et les autres entre quelques hauts et quelques bas.

Résumons cette existence riche en écrits et rencontres, en enthousiasmes et désillusions, en querelles et réconciliations. Clochard lors de son premier hiver parisien, Vanderpyl, grâce à une poignée d’artistes Italiens avec lesquels il sympathise un an plus tard –dont le futur cubisto-futuriste Ardengo Soffici–, voit des portes s’entrouvrir.

Très tôt, il fréquente expositions et Salons annuels, les dîners de La Plume, le Bal du Tabarin et les fameux mardis de la Closerie des Lilas, lieux rêvés pour quiconque cherche à s’entourer d’amateurs des belles lettres et des beaux-arts. Bien que sans le sou, il se rend sur les champs de course; il participe aussi, quelquefois, plus nu que vêtu –le corps «sans poils à tétons hermaphrodisiaques» et «le nombril orné d’une fleur de lotus, […] ruisselant de sueur à bonne odeur» –, aux retentissants bals costumés des Quat’z’Arts.

Au fil des ans, alors que sa maîtrise du français est pourtant loin d’être parfaite, Fritz publie dans divers périodiques dont La Plume, Vers & Prose et Le Mercure de France ne sont pas les moins réputés. Durant plus d’une décennie, ce curieux qui, entre deux conquêtes féminines, dévore les livres et croque la vie à pleines dents, demeure très proche des futurs membres de l’Abbaye de Créteil, ce petit phalanstère d’auteurs et d’artistes qui deviendront célèbres (Charles Vildrac, Georges Duhamel, Albert Gleizes, René Arcos…). Avec certains de ces jeunes hommes, il participe de près à la création de la revue La Vie (1904-1905). Et c’est sur la presse de l’Abbaye qu’est d’ailleurs imprimé, en 1907, le premier des sept recueils de vers français du Néerlandais.

S’étant par ailleurs lié avec des peintres, à commencer par Van Dongen, Picasso, André Derain et Maurice de Vlaminck, Vanderpyl suit de près les travaux des Fauves, des cubistes et bientôt des futuristes. Au cours de son existence, il visitera l’atelier de plusieurs centaines de plasticiens. En 1912, le voilà qui publie des essais sur la peinture, l’année suivante son premier livre sur le sujet: Six promenades au Louvre. De Giotto à Puvis de Chavannes. Son érudition et sa mémoire prodigieuse –«une pinacothèque inestimable et privée», estime-t-on– fascinent. Alors qu’il vient justement de lancer un périodique consacré aux grands salons picturaux parisiens, la Première Guerre mondiale éclate. Sa Revue des Salons s’arrêtera dès après le premier numéro.

Un bon vivant

Le conflit l’amène à s’engager dans la Légion étrangère. Obtenant la nationalité française en janvier 1915, il sert, à compter de 1916, comme simple soldat-traducteur au sein des bureaux de la censure et de la propagande du ministère de la Guerre. À la même époque, Le Mercure de France donne, en plusieurs livraisons, son premier roman qui explore, à travers les yeux d’un jeune Américain, la faune artistique de la capital ; au fil de ces pages, on identifie dans un des personnages le sculpteur catalan Manolo. En 1917, Fritz, qui n’a pas connu le front –son gros ventre l’a sauvé des tranchées, reconnaît-il dans ses mémoires–, publie Mon chant de guerre, long poème qui annonce l’avènement d’un monde pacifié. Tout juste démobilisé, il fonde L’Arbitraire, une revue qui, faute d’argent, ne connaîtra que deux numéros.

À la même époque, le marchand d’art Daniel-Henry Kahnweiler ouvre la galerie Simon et ne tarde pas à se lancer dans l’édition: Voyages (1920), sa première publication, est un ouvrage luxueux qui réunit poèmes de Vanderpyl et bois gravés de l’ami Vlaminck. Peu avant, le hasard et un coup de pouce du même Vlaminck ont permis au Haguenois d’avoir pour la première fois de sa vie une situation: chroniqueur d’art et… critique culinaire du Petit Parisien. Grâce à sa famille paternelle, Fritz cultive, il faut le dire, un profond amour de la cuisine. Il marie ses talents de bouche à une volubilité de langue.

Homme très généreux, il a tout au long de sa vie accueilli à sa table d’innombrables artistes et poètes –heureux de venir parler peinture ou de déclamer leurs vers–, ceci même quand il n’avait pas le sou et vivait dans un humble logis. Un quart de siècle plus tard, on verra ce même Vanderpyl évoluer au sein de jurys de fins gourmets en compagnie de grands chefs, par exemple Auguste Escoffier et Paul Bouillard. Encore à un âge avancé, il recevait auteurs et plasticiens de façon régulière les lundis, dans l’appartement qu’il a partagé pendant plus d’un demi-siècle avec son épouse au 13, rue Gay-Lussac.

Témoin d’une époque

Le journal inédit de Vanderpyl –dont quinze gros cahiers ont été conservés, lesquels couvrent, non sans de longues périodes de silence, les années 1903-1961– regorge de recettes du bec fin batave ainsi que de menus qu’il a eu le plaisir de concocter ou déguster dans les plus grands restaurants. Dans ces pages, il rédige à plusieurs reprises son testament. Une des marottes du diariste, c’était de dresser des listes: celle des restaurants parisiens, celle des villes qu’il a visitées, celle des personnages célèbres qu’il a rencontrés, celle des artistes qui l’ont portraituré (plusieurs dizaines dont ses amis Raoul Dufy, Moïse Kisling, Derain, Vlaminck, Sonia Lewitska, Auguste Chabaud, Simon Mondzain, Charles Blanc, Jean H. Marchand, Vildrac, Tobeen, André Favory, Léopold Gottlieb, ou encore le cubiste néerlandais Lodewijk Schelfhout), celle des œuvres d’art qu’il possédait (des centaines dont certaines signées par les susnommés ou encore par De Segonzac, Robert Delaunay, Pompon, Manolo, Pissarro, Vallotton, Laurencin…).

L’aquarelle que lui a peinte et dédiée son camarade Apollinaire est aujourd’hui conservée au musée Richard Anacréon de Granville. Justement, au collectionneur et libraire Anacréon, Vanderpyl a cédé plusieurs toiles. En raison de difficultés financières durant la Deuxième Guerre mondiale et dans les années suivantes –ceci bien qu’Hermine, son épouse, ait continué à donner des cours de phonétique au British Institute au-delà de son quatre-vingt-cinquième anniversaire!–, il a en effet dû vendre une partie de son «musée» personnel.

Très tôt, Fritz s’est d’ailleurs manifesté comme intermédiaire entre artistes et collectionneurs, démarches qui lui ont, de temps à autre, permis de mettre du beurre dans les épinards. Il est également intervenu maintes fois en faveur de peintres auprès de galeristes. Sa longue fréquentation avec les coloristes les plus réputés l’a amené à écrire une suite d’essais intitulée Peintres de mon époque (Stock, 1931), laquelle se referme, non sans humour, sur un chapitre consacré à un rapin fictif monté à Paris.

Quant à son expérience en tant que cicérone indépendant (au Louvre et dans diverses contrées), elle fait l’objet du savoureux roman autobiographique Le Guide égaré (1939) dont James Joyce, dans une lettre adressée à Fritz le 12 février 1940, n’a pas manqué de relever les quelques scènes licencieuses. Dans De père inconnu (1959), le troisième et dernier roman qu’il publiera, l’octogénaire Vanderpyl ira bien plus loin encore dans les gaillardises osées.

Outre les ouvrages déjà mentionnés, le naturalisé aura donné, entre 1898 et 1963, des milliers de contributions plus ou moins longues sur l’art, la littérature et la gastronomie, dispersées dans une multitude de revues et de journaux. La grande majorité en français, certaines en néerlandais, d’autres encore en anglais. Ainsi Fritz a-t-il relaté dans un périodique américain les heures qu’il a passées à Paris avec Jack London. Grâce à Ezra Pound – avec lequel il sympathise à Paris vers 1914 –, Fritz publie dans The Egoist et dans The Dial . Pound qui allude d’ailleurs à son ami dans ses Cantos. Le même Pound lui permet de faire connaissance avec T. S. Eliot et James Joyce. L’Irlandais a écrit une saynète qui nous montre le couple Vanderpyl dans son salon parisien. Nombre de représentants des lettres, des arts, du grand monde que Fritz a côtoyés à bien des reprises apparaissent dans ses écrits autobiographiques, dont quelques Belges et quelques Néerlandais.

Ses archives conservées par ses ayants droit – que je tiens à remercier vivement – recèlent par ailleurs, outre quelques textes inédits, nombre de lettres de personnes plus ou moins réputées, le dessin ou le pastel d’un artiste, des livres dédicacés, des photographies… Pris ensemble, ces documents fournissent beaucoup de données qui permettent de se faire une meilleure idée du quotidien et des convictions d’un amateur et critique d’art au cours de l’une des époques les plus riches et les plus passionnantes de l’histoire de la poésie et de la peinture occidentales. Si les écrits de Vanderpyl ne peuvent rivaliser avec ceux des plus grands écrivains du XXe siècle, ils ne comptent pas moins des pages qui méritent d’être exhumées de l’oubli –quand bien même le grand admirateur de l’auteur du Chef-d’œuvre inconnu qu’il était a pu dire que sa prose se réduisait à du «crottin à Balzac», quand bien même un de ses camarades a pu parler de «la poésie fromageuse de M. Fritz Van Der Patapouf».

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