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arts

Gabey Tjon a Tham: quand les couches de réalité se fondent les unes dans les autres

Par Maarten Buser, traduit par Caroline Coppens
20 octobre 2021 7 min. temps de lecture

Gabey Tjon a Tham (°1988) est intriguée par les similitudes entre la nature et la technologie. Pour l’artiste d’installation néerlandaise, la pandémie s’est révélée l’occasion d’explorer les frontières entre les mondes physique et virtuel.

Dès son plus jeune âge, Gabey Tjon a Tham a joué du violon et du piano. Cette activité musicale a marqué sa façon de voir le monde qui l’entoure: comme une composition, dotée d’un rythme et de répétitions. Après des études à l’Académie des Beaux-arts, elle décide d’obtenir un master en sciences artistiques, un programme interdisciplinaire à l’intersection de l’art, de la technologie et de la science. Elle y suit notamment des cours consacrés aux sons: comment pratiquer une écoute la plus attentive possible, y compris pour vivre son environnement d’une autre façon –par le biais de la couche physique du son.

Des ondes sinusoïdales spatiales

Il n’est donc pas étonnant que l’œuvre de Tjon a Tham fasse appel non seulement aux yeux mais aussi aux oreilles. L’artiste aime manipuler les enregistrements, par exemple en donnant aux sons naturels un petit côté artificiel. Les interférences sont pour elle une source d’inspiration importante par leur ambiguïté: elles sont à la fois une espèce de rien et une collection de toutes les fréquences audibles par l’humain. Lorsqu’on manipule ce type de bruit, il peut paraître très animal ou au contraire très mécanique, bien qu’il puisse être très difficile d’identifier directement ces associations. Les expériences physiques et mentales du bruit doivent à chaque fois s’accorder les unes aux autres.

De toute façon, l’œuvre de Tjon a Tham a quelque chose de difficile à saisir. Plusieurs aspects de son travail s’entrecroisent constamment, comme en témoigne déjà son travail de fin d’études, ))))) repetition at my distance (2012). Celui-ci se compose de trois couches que Tjon a Tham a dû équilibrer: la lumière, le mouvement et le son. Des fils bleus suspendus à la verticale émettent de la lumière et tournent, tandis que l’on entend le bruit manipulé du vent qui bruisse dans les arbres. Leur forme carénée évoque plusieurs associations, qui vont des formes épurées du minimalisme jusqu’à, bien sûr, les ondes sinusoïdales qui visualisent (quelque peu) le bruit. Lorsque les fils tournent plus vigoureusement, ils forment de plus en plus de nœuds, ce qui rappelle la manière dont des bruits qui vibrent plus rapidement se font plus aigus. On sent automatiquement que ce que l’on regarde et ce que l’on écoute sont reliés, mais il faut du temps pour le comprendre vraiment.

Des composants qui agissent ensemble

Tjon a Tham considère ses installations, qui sont souvent composées de divers objets, comme une collaboration entre plusieurs composants. Trouver l’équilibre entre ces composants ne se fait pas sans mal. L’utilisation d’un violon ou d’un crayon est plutôt intuitive, mais le code et la mécanique d’une installation ne le sont pas. De plus, les deux aspects doivent être accordés l’un à l’autre. Chaque changement doit être essayé en pratique. Les installations passent donc par plusieurs versions, lesquelles sont parfois exposées séparément.

cette démarche est précédée d’une phase de recherche au cours de laquelle Tjon a Tham expérimente tout en étudiant la philosophie et les sciences naturelles

En outre, cette démarche est précédée d’une phase de recherche au cours de laquelle Tjon a Tham expérimente tout en étudiant la philosophie et les sciences naturelles. Une œuvre d’art peut aussi être un incitant important pour la suivante. Dans le cas de Red Horizon (présentée pour la première fois pendant TodaysArts en 2014), Tjon a Tham part toujours de la lumière, du bruit et du mouvement, mais de nouveaux éléments apparaissent progressivement. Par exemple l’image rémanente: le visionnage prolongé amène le cerveau à «peindre» inconsciemment de nouvelles formes et de nouveaux motifs sur la rétine du spectateur. L’artiste fait également bouger des enceintes, ce qui génère un son spatial et déformé.

Cette dernière idée revient sous une forme différente dans son installation suivante: The Monads (montrée pour la première fois en 2015, chez DordtYart à Dordrecht). Cette installation est un bon exemple d’une œuvre présentée en plusieurs phases. L’installation «finale» consiste en une série de haut-parleurs alignés pivotant autour d’une même poutre. Ils bougent selon les règles que l’artiste leur a imposées.

C’est peut-être là la manifestation la plus claire de ce que Tjon a Tham appelle le fil rouge de son œuvre: l’interaction entre l’individu et l’ensemble, et en particulier l’émergence, soit deux grands systèmes complexes composés d’unités simples, de volées d’oiseaux et de la fluidité de l’eau jusqu’aux algorithmes qui donnent forme à l’économie et à l’internet. Cette remarquable similitude entre la technologie et la nature est joliment illustrée par les haut-parleurs de The Monads, qui rappellent des têtes stylisées d’oiseaux qui jacassent.

Avec et sans ordinateur

Bien que bon nombre de ses installations soient pilotées par ordinateur, Tjon a Tham travaille aussi volontiers de manière analogique, une approche qui lui permet d’étudier et d’éclairer des phénomènes naturels sous de nouveaux aspects. Ainsi, elle a utilisé un sténopé, un appareil photo qui utilise non pas un objectif mais un petit trou, pour enregistrer pendant six mois la lumière du soleil sur du papier photosensible, ce qui a donné lieu à une image presque abstraite (Tracing the Sun, mai-décembre 2020). Elle s’est servie de cette même technique avec des gouttes d’eau (In search for true randomness, 2020). Sans caméra, l’effet du temps sur ces phénomènes est beaucoup plus difficile à observer. Le cours du temps peut cependant être enregistré avec des moyens mécaniques, ce qui intrigue Tjon a Tham.

Cet intérêt pour la technologie et le temps a conduit à une recherche toujours en cours sur la manière dont les appareils électroniques sont pilotés chacun par leur propre mécanisme horloger. La première installation qui en est issue est If/Then (présentée pour la première fois en 2018, pendant FIBER Weekends), dans laquelle elle confronte la structure de sélection lorsque A, alors B» d’un code informatique à l’eau ondulante, qu’il est difficile de contrôler complètement. Après tout, on vit la réalité comme une chose fluide, et non comme un schéma à accomplir.

La poursuite de cette recherche aurait dû déboucher fin 2022 sur une nouvelle installation pour l’espace d’art Tetem (Enschede), mais les confinements en ont décidé autrement. La situation pandémique actuelle l’a toutefois incitée à se tourner vers le virtuel, avec la réalité augmentée (RA).

Des couches supplémentaires à la réalité

La RA est une technologie qui enrichit notre environnement physique, par exemple sur l’écran de notre téléphone, de «couches» supplémentaires, telles qu’une explication de ce que vous y regardez, ou une animation. Cette rencontre entre le numérique et le physique intrigue Tjon a Tham, qui constate que la RA peut être comprise dans un sens plus large. Une chose si familière qu’un panneau de signalisation n’est-elle pas elle aussi un ajout à la réalité? Pensons également à ces photos par sténopé de la lumière du soleil et des gouttes d’eau, que l’on ne pourrait jamais voir de cette manière particulière sans accessoires.

la tension entre le matériel et l’immatériel a toujours joué un rôle dans le travail de Gabey Tjon a Tham

Tjon a Tham ne voulait pas que sa nouvelle œuvre relève de la réalité augmentée, car dans cette approche, l’environnement physique du spectateur est «repoussé». Dans le cas de son œuvre RA, on pourrait justement parler d’une installation hybride qui se déroule de façon à la fois numérique et physique. À première vue, c’est un changement de cap pour une artiste d’installation, mais la tension entre le matériel et l’immatériel a toujours joué un rôle dans son travail. Une chose aussi simple en apparence que la régulation de la lumière peut déjà créer l’illusion que la salle d’exposition rétrécit et s’agrandit.

À l’heure où nous écrivons ces lignes, Tjon a Tham ne peut pas encore dévoiler grand-chose à propos de cette nouvelle œuvre, qui est toujours en train de prendre forme, si ce n’est qu’elle s’inscrit dans le cadre de ses recherches sur le temps et la technologie. Plus précisément, elle s’intéresse aux espaces hybrides, en partie physiques et en partie virtuels, qui peuvent donc relier deux mondes. Elle expérimente notamment avec les gouttes d’eau qui émanent du langage visuel d’If/Then, et sous la forme d’une averse en RA. Mais aussi high-tech que cela puisse paraître, en plus de ce projet semi-virtuel, Tjon a Tham prépare déjà une installation dans l’espace public qui ne nécessite guère plus que du vent, de l’eau et la lumière du soleil. Ainsi, son œuvre ne cesse de balancer entre la nature et la technologie.

L’installation The Monads est présentée jusqu’au 14 novembre 2021 dans le cadre du festival Wonder à Courtrai.
www.gabeytjonatham.com
Maarten Buser-1- -Aad Hoogendoorn

Maarten Buser

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