Ger Luijten, un ambassadeur de l’art des Pays-Bas disparaît
Directeur de la Fondation Custodia à Paris, le Néerlandais Ger Luijten est décédé subitement le 22 décembre 2022 à l’âge de 66 ans. Geneviève Nevejan retrace son parcours dans un texte en forme d’hommage à cet amateur d’art qui a laissé sa marque sur l’institution qu’il dirigeait depuis 2010.
Ger Luijten était un homme de culture mais avant tout, pour ceux qui l’ont côtoyé, un humaniste épris de partage. Cet érudit venu du septentrion avait su conquérir la scène artistique parisienne, des chercheurs spécialistes les plus savants au grand public qu’il plaçait sur un pied d’égalité. Avec sa disparition après douze années passées à la tête de la Fondation Custodia, Paris perd un ambassadeur passionné et passionnant de l’art de son pays d’origine.
Un parcours ascensionnel de l’école des beaux-arts au Rijksmuseum
Le dessin lui était prédestiné. Après l’avoir enseigné à Breda où Ger Luijten naît en 1956, il entreprend à l’âge de 23 ans des études d’histoire de l’art. Il l’abordera en artiste, riche d’une pratique rare dans le milieu des historiens d’art. C’était sa part de singularité. Ger n’était pas comme les autres, il se distinguait de ceux qui composent le cercle élitiste des conservateurs de musées dont il partagera pourtant le parcours. Après avoir œuvré au musée Boijmans Van Beuningen de Rotterdam de 1987 à 1990, il prend la direction du département des arts graphiques du Rijksmuseum d’Amsterdam, ce qui clôt sa période hollandaise.
Avec une appétence gourmande, le conservateur multiplie ses activités, faisant sienne la volonté de reconnaissance des écoles du Nord. Il collabore à la fameuse série des Hollstein, catalogues raisonnés des gravures hollandaises et flamandes et contribue à l’enrichissement des musées néerlandais en tant que membre de la Vereniging Rembrandt (association Rembrandt). Il intègre le conseil d’administration du RKD (Rijkbureau voor Kunsthistorische documentatie – Bureau royal de la documentation artistique historique), institut néerlandais qui constitue une documentation exceptionnelle consacrée à l’art des Pays-Bas. Il y croise le nom de Frits Lugt, historien de l’art, co-fondateur de RKD qui avait doté l’institution de plus de 22 000 catalogues et de 100 000 reproductions de peintures et dessins.
L’homme des situations
Dominé par le souvenir de la Frick Collection de New York où il s’était exilé, Frits Lugt, auteur du premier dictionnaire des marques de collection de dessins et d’estampes (1921), décide de créer une fondation qui aura pour vocation de préserver sa collection de dessins et d’estampes –Custodia signifie bonne garde en latin– et surtout de servir l’histoire de l’art. En acceptant sa direction, Ger Luijten réalisait de son propre aveu un «rêve».
Lorsque l’Institut néerlandais mitoyen de la Fondation perd le soutien du ministère néerlandais des Affaires étrangères après un demi-siècle d’existence, et se trouve contraint de cesser son activité, Ger Luijten devient l’homme providentiel. L’idée de quitter la France et de vendre le bâtiment avait été envisagée. Il saura convaincre Terra Foundation for American Art d’être partenaire et n’aura de cesse de combler le vide laissé par le départ de l’Institut.
© Fondation Custodia, Collection Frits Lugt, Paris
Ger Luijten n’était pas qu’un amateur d’art. Il s’improvisa aussi chef d’équipe et meneur d’hommes quand il engage des travaux qualifiés par ses collègues «d’herculéens». Il procède alors à l’embellissement des salles d’exposition, à l’agrandissement de la bibliothèque, à la création d’une librairie et à la réhabilitation des réserves dans le respect des normes dues à la conservation des œuvres et de celles patrimoniales de l’hôtel Turgot élevé au XVIIIe siècle.
L’enrichissement des collections
Ger Luijten démontra qu’on pouvait enrichir un fonds constitué de chefs-d’œuvre de Léonard de Vinci, Raphaël ou Rembrandt difficilement surpassables. Il s’acquitta brillamment de son devoir en dépit d’un marché qui, pour les écoles flamandes et hollandaises, avait doublé entre 2009 et 2011. Les artistes absolus du septentrion n’en figurent pas moins dans ses acquisitions. Témoin en 2019, La Chasse aux Lapins (1560) de Pieter Bruegel l’Ancien (1525/30-1569). Le fin limier savait débusquer les opportunités et opter pour des techniques comme le dessin et l’estampe qui rendent certains artistes abordables.
© Fondation Custodia, Paris
Frits Lugt et son épouse Jacoba Lugt-Klever avaient compris l’importance des documents autographes dont la Fondation compte à ce jour près de 100 000 lettres de Rembrandt à Picasso. Ger Luijten acquiert des lettres de Greuze, Delacroix, Géricault, Ingres, Degas, Manet, Matisse ainsi qu’une missive de Pierre de Cortone au collectionneur romain Cassiano dal Pozzo, grand mécène de Poussin, et entre autres pépites, une lettre inédite de Goya adressée un an avant sa mort à sa compagne Leocadia Zorilla. L’acheteur était au fait du marché et conscient de ses grands rivaux, tel l’Américain Leon Black, «une sorte d’aspirateur, disait-il, des plus beaux Rubens encore sur le marché».
Il complète également l’ameublement de l’hôtel que Frits Lugt voulait exemplaire d’un intérieur hollandais du XVIIe siècle. En témoignent aujourd’hui une quarantaine de meubles, porcelaines de Delft et de Chine contemporaines du Siècle d’or et près de 2 000 cadres d’époque, dans l’idée de restituer les œuvres dans leur présentation d’origine. Fuyant toute forme de spécialisation, Ger s’était ouvert aux modernes, non pas à l’art contemporain médiatisé mais à ceux qu’aurait pu aimer Frits Lugt, tels Gèr Boosten, Arie Schippers, Marian Plug, Siemen Dijkstra, Anna Metz ou Charles Donker exposés à la Fondation.
© Fondation Custodia, Collection Frits Lugt, Paris
Ger Luijten n’était pas la réincarnation de Frits Lugt même si les deux Néerlandais dessinaient et avaient aussi fréquenté une école des beaux-arts. Il reste que ses choix furent perpétuellement guidés par les goûts de cette statue du commandeur qu’était son illustre prédécesseur. «Nous partageons le même amour de l’art. Je souhaite perpétuer et prolonger avec autant d’amour que d’enthousiasme ce qu’il nous a laissé», déclarait Ger Luijten au moment de sa nomination. Il ne fut pas seulement le gardien respectueux d’un lieu, d’un héritage ou d’un sanctuaire de l’art, il en était la vie.