Miroir de la culture en Flandre et aux Pays-Bas

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Grâce aux corsaires anglais, nous savons comment écrivaient les Néerlandais aux XVIIe et XVIIIe siècles
© Instituut voor de Nederlandse Taal
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Grâce aux corsaires anglais, nous savons comment écrivaient les Néerlandais aux XVIIe et XVIIIe siècles

Comment écrivaient les gens ordinaires aux XVIIe et XVIIIe siècles dans la république des Sept Provinces-Unies? Les spécialistes de l’histoire du néerlandais peuvent en faire l’étude dans le corpus électronique Brieven als Buit (Lettres interceptées par des corsaires anglais).

La République des Sept Provinces-Unies des Pays-Bas ne s’est pas battue seulement «contre» la mer, mais aussi «sur» la mer. Au cours du XVIIe et du XVIIIe siècle, la République s’est engagée quatre fois dans un conflit armé avec l’Angleterre. L’enjeu de ces guerres anglo-néerlandaises était le contrôle des routes maritimes et commerciales. De puissants navires de guerre se livraient donc bataille, mais il existait une manière moins violente et tout aussi efficace de frapper l’ennemi: la guerre de course. Les corsaires étaient-ils des pirates? Non, ces derniers étaient des forbans ou flibustiers, qui se mettaient hors la loi, alors que les corsaires bénéficiaient d’une «lettre de course», délivrée par les autorités de leur pays, les autorisant à saisir les navires ennemis.

Quand un corsaire anglais avait capturé un navire ennemi, la Haute Cour de l’Amirauté britannique jugeait si cette prise s’était déroulée selon les règles. Elle prenait alors en compte les déclarations des corsaires et les auditions de témoins embarqués sur le navire saisi. La décision des juges reposait également sur les documents trouvés à bord: documents administratifs, comme les papiers du navire ou les connaissements des marchandises, mais aussi les papiers personnels de l’équipage et les correspondances.

Toutes ces pièces furent soigneusement archivées. À la fin des années 1970, l’historien néerlandais S. Braunius découvrit plus ou moins par hasard aux Archives nationales à Kew, dans l’ouest du Grand Londres, ces papiers oubliés depuis longtemps, saisis sur des milliers de navires néerlandais. En 2005, l’historien Roelof van Gelder en fit un premier inventaire, à la demande de la Bibliothèque royale des Pays-Bas. Il évalua à 38 000 le nombre des missives interceptées sur des navires néerlandais. Il s’agissait en l’occurrence de lettres qui avaient été confiées à des navires dans les Provinces-Unies pour maintenir un contact avec des membres de la famille, des amis ou des relations d’affaires outre-mer, mais aussi des lettres écrites par des gens de mer et des Néerlandais d’outre-mer et envoyées de partout aux Provinces-Unies.

De tels documents fournissaient la possibilité unique d’appréhender l’usage authentique de la langue des couches inférieures et moyennes de la société des Provinces-Unies

Soixante pour cent de ces lettres représentaient une correspondance d’affaires, quarante pour cent des échanges épistolaires à caractère privé, dont environ huit mille émanaient de gens ordinaires. Cette catégorie de lettres en particulier a retenu l’attention des linguistes. De tels documents fournissaient la possibilité unique d’appréhender l’usage authentique de la langue des couches inférieures et moyennes de la société des Provinces-Unies. À l’époque, cette langue devait être plus proche de l’oral que des textes littéraires, par exemple. Les gens ordinaires n’écrivaient pas de savants traités, de pièces de théâtre ou de poèmes comme la couche supérieure lettrée de la société. Jusque-là, nous ne savions pas grand-chose de l’usage qu’ils faisaient du néerlandais.

Accessibilité des lettres

Il est clair que les chercheurs voulaient étudier au plus vite ces lettres et autres documents en néerlandais des XVIIe et XVIIIe siècles, mais il leur a fallu s’armer de patience avant de pouvoir se mettre au travail. Rendre accessibles des lettres difficilement lisibles constituait une première étape, indispensable.

Le programme Brieven als Buit (Lettres interceptées), dirigé par Marijke van der Wal, a consisté à rechercher dans des centaines de boîtes bien archivées, mais mal répertoriées les lettres qui appartenaient à deux époques différentes: les années 1664-1674 (de la veille de la deuxième guerre anglo-néerlandaise au lendemain de la troisième guerre anglo-néerlandaise) et la période 1776-1784 (correspondant à la quatrième guerre anglo-néerlandaise et à la guerre d’indépendance des États-Unis).

La première période offrait encore une grande diversité linguistique, mais il existait déjà une tendance et une détermination à uniformiser le néerlandais, tandis que la seconde période se caractérisait par l’image traditionnelle d’une grande uniformité linguistique. Les lettres allaient-elles conforter cette image?

Les Archives nationales de Kew offraient aux chercheurs du projet la possibilité de photographier les lettres sélectionnées. Des dizaines de bénévoles en ont ensuite effectué la transcription diplomatique, avec une patience et une précision de bénédictin. Ce travail a consisté à saisir au clavier, en toute exactitude, le texte original, avec ses erreurs d’orthographe et d’écriture, par conséquent. Ces transcriptions ont constitué un corpus électronique: une collection de textes, écrits en l’occurrence, destinée à l’étude d’une langue ou de l’usage d’une langue. Il est indispensable de disposer de transcriptions fiables, mais encore impossible, à vrai dire, de se fonder uniquement sur ces transcriptions si l’on veut effectuer une étude systématique de l’usage d’une langue et en tirer des conclusions. Il était donc logique de fournir dans un deuxième temps des renseignements sur ces lettres. Ces informations sont appelées métadonnées. Plus ces informations sont précises, plus l’étude est intéressante et fiable.

Métadonnées

Le corpus Brieven als Buit contient 1033 lettres accompagnées de métadonnées détaillées concernant l’expéditeur, le destinataire, le lieu d’expédition et la lettre elle-même. Pour l’expéditeur, on indique non seulement le nom, mais aussi le sexe, le milieu social auquel il/elle appartenait, l’âge (approximatif), le lieu où il /elle a grandi ou passé la plus grande partie de sa vie, et son lien avec le destinataire (employé, ami, petit-fils ou petite-fille, mère, neveu ou cousin, etc.).

Pour le destinataire, on indique le nom et le domicile, le pays, la région ou le navire de destination. Les informations relatives au contenu de la lettre sont l’année, le type de lettre (commerciale ou privée), la cote (correspondant à l’emplacement physique de la lettre aux Archives nationales) et, élément important, la mention précisant si la lettre a été écrite par l’expéditeur lui-même ou par une autre personne qui savait écrire.

Ces métadonnées s’avèrent pratiques pour retrouver, par exemple, les lettres écrites par des femmes de Hollande-Méridionale en 1664. L’efficacité de la recherche dans le contenu des lettres exige cependant plusieurs étapes supplémentaires. Le rôle de l’Instituut voor Nederlandse Lexicologie (Institut de lexicologie néerlandaise), devenu en 2016 l’Instituut voor de Nederlandse Taal (Institut de la langue néerlandaise), a été décisif à cet égard. Il a en effet contribué à un enrichissement linguistique des lettres. Mais qu’entend-on exactement par là?

Enrichissement linguistique

Une graphie standard ou lemme est attribuée à chaque mot figurant dans les lettres. Les linguistes appellent cela lemmatiser. Un exemple permettra de comprendre tout l’intérêt de ce traitement. Les Pays-Bas ne disposent d’une orthographe officielle, reconnue par les autorités, que depuis 1804. Dans les siècles qui ont précédé, un même mot pouvait donc posséder plusieurs variantes orthographiques. Dans les lettres, le mot kapitein, par exemple, est orthographié de plus de cent manières différentes: capytein, caepetijn, kappetijn, kapten, kappetaein, cappeten, kapeteij, etc. Comme ces variantes orthographiques sont reliées à la graphie kapitein, la recherche de ce lemme fournit toutes les formes à la fois.

Un autre aspect important de l’enrichissement linguistique, est l’assignation de la bonne catégorie lexicale à une forme lexicale donnée. Dans le corpus Brieven als Buit, cette attribution s’effectue en deux étapes. Dans un premier temps, le programme informatique assigne automatiquement une catégorie lexicale à un mot. Toutes ces assignations sont contrôlées manuellement et rectifiées si nécessaire. Il devient alors possible de rechercher des combinaisons telles que adjectif + substantif: beminde frindine (amie chère), cleijn lettertje (petite lettre).

Autographes

À la différence des historiens, les linguistes historiens, spécialistes de l’histoire du néerlandais, s’intéressent moins à la vie quotidienne à bord, outre-mer ou dans les Provinces-Unies, qu’à la forme: la manière dont les idées, les sentiments et les évènements sont formulés.

Si l’on veut se prononcer avec certitude sur l’usage de la langue dans une lettre, il est essentiel de déterminer qui en est l’auteur. La plupart des gens de basse condition ne savaient ni lire ni écrire. Lorsqu’ils souhaitaient rédiger une lettre, ils faisaient appel à ceux qui le pouvaient. Dans ces conditions, il est difficile de déterminer si les particularités linguistiques sont attribuables à l’expéditeur ou au scripteur de la lettre.

Les spécialistes de l’histoire du néerlandais s’intéressent à la manière dont les idées, les sentiments et les évènements sont formulés dans les lettres

Les linguistes s’intéressent donc plus particulièrement aux autographes, c’est-à-dire aux textes écrits par l’expéditeur lui-même. Mais comment savoir si une lettre est autographe ou non? Seule la comparaison d’un grand nombre de textes entre eux le permet. Si plusieurs écritures correspondent à un seul et même expéditeur, il y a des chances pour que cette personne n’ait pas écrit elle-même ces lettres. La même conclusion s’impose en présence d’une seule et même écriture pour une pluralité d’expéditeurs. Les cas dans lesquels nous sommes en présence d’un expéditeur unique et d’une écriture unique sont plus problématiques. L’attribution d’une écriture à un expéditeur peut se faire à partir de registres paroissiaux et d’actes notariés, tels que les promesses de mariage ou les testaments. Ces documents contiennent souvent des signatures que l’on peut comparer à l’écriture des lettres.

Intérêt des lettres

Le premier travail de recherche exploratoire consacré à la langue de ces lettres a déjà livré des résultats intéressants. Judith Nobels a étudié dans sa thèse à l’université de Leyde différents aspects linguistiques des correspondances du XVIIe siècle, comme l’emploi des formes d’adresse, la négation et les suffixes diminutifs. Elle a ainsi découvert, par exemple, que la rare forme d’adresse jij était surtout utilisée par les parents des couches sociales les plus modestes pour leurs enfants. Les hommes appartenant aux catégories sociales les plus défavorisées avaient une prédilection pour le suffixe diminutif -je, tandis que les hommes mieux instruits conservaient leur attachement à l’ancienne terminaison diminutive -ke.

la langue écrite, vers la fin du XVIIIe siècle, offrait une plus grande variété que les sources écrites analysées jusque-là ne le laissaient pressentir

Tanja Simons a consacré sa thèse de doctorat aux correspondances du XVIIIe siècle. Son étude a notamment mis en lumière le fait que la langue écrite, vers la fin du XVIIIe siècle, offrait une plus grande variété que les sources écrites analysées jusque-là ne le laissaient pressentir. Les deux études montrent, avec une similitude étonnante, que les différences d’usage de la langue dépendent surtout du sexe du scripteur et de facteurs sociaux.

Au fond, nous devons remercier les corsaires anglais pour avoir intercepté tous ces documents et la Haute Cour de l’Amirauté britannique pour les avoir soigneusement conservés. Si ces lettres étaient arrivées à leur lieu de destination, elles n’auraient pas résisté à l’épreuve du temps. Aujourd’hui, nous pouvons encore lire, non sans une certaine gêne, ces lettres qui ne nous étaient pas adressées. Historiens, généalogistes et linguistes en feront leur miel.

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