Grimper, une griserie: extrait de «Le Coureur» de Tim Krabbé
En publiant De Renner en 1978, Tim Krabbé a hissé le cyclisme parmi les sujets à propos desquels les lettres de langue néerlandaise ne peuvent plus faire l’impasse.
Ça, pour avoir pris le large, Reilhan et Guillaumet ont pris le large. Démarrer dans une côte, c’est payant, mais il n’y a rien de plus difficile. Bahamontes, Fuente pouvaient le faire vingt fois de suite, tels des lapins de garenne. Tous les grimpeurs au potentiel moyen se mettent en garde les uns les autres contre pareils adversaires. Ne pas sauter dans leur roue. Sauter dans leur roue? Voilà qu’ils remettent ça, ils vous font faire le yo-yo, gare à la casse!
Entre-temps, me voici dans l’anonymat, en dixième position. Il me faut m’en accommoder. Me contenter de faire ce que je fais et persévérer.
Je me retrouve aux avant-postes du peloton dont une partie s’est échappée. En troisième position. Je reste à cette place. Les deux devant moi appuient suffisamment sur les pédales. Au bout d’un petit moment, je me rends compte qu’il s’agit de Lebusque et de Kléber, côte à côte. Lebusque, en danseuse, emmène un énorme braquet, à une cadence régulière malgré tout. Kléber, assis sur sa selle. Presque à ma hauteur, piochant, gémissant, mais surprenant, Barthélémy.
Peu à peu, je trouve mon rythme. Grimper, c’est un tempo, une griserie, il s’agit de bercer les organes qui regimbent, d’endormir leurs récriminations.
La route est étroite, il n’y a personne sur les accotements. Tout ici participe de la pierre. Des graviers sur la chaussée, des rochers en surplomb. Partout le gris éléphant fané de la pierre. Le long de la route, des coquelicots et des bornes hectométriques. Beaucoup de coquelicots et peu de bornes hectométriques. Un virage en épingle à cheveux, de temps à autre un regard jeté en contrebas. Tout est là: altitude, eau claire, rochers capricieux. «Les coureurs n’ont pas eu le temps de profiter des magnifiques paysages.»
Une borne hectométrique.
J’emmène un braquet 43 / 18. Trop gros. Je vais devoir passer sur le 19, mais si je persiste jusqu’à la borne, il ne fait pas de doute que je vais gagner la course. Interview avec le mécanicien de Lucien Van Impe à l’issue d’une grande étape de montagne: «Son 22 était encore tout propre.» Ce qui veut dire: il avait un bon coup de pédale aujourd’hui, il n’a pas eu besoin de cet antidouleur.
Je rétrograde. 43 / 19: le braquet du grimpeur qui se braque. D’où me vient, sacré nom, cette envie de participer encore et toujours à une course?
Kilomètres 32-34. Sept coureurs échappés plus deux, ça fait neuf. Quant à moi, malgré tout, je grimpe plutôt bien, ça me surprend à chaque fois. Ça fait mal aux pattes, mais c’est jouissif. Un dur labeur dont on vient à bout, porter une pile de poufs pour une copine qui déménage.
Bien tenir le guidon, on progresse lentement. Selon moi, le guidon nous précède, il faut juste veiller à ne pas le lâcher. Ce qui suppose d’avoir de la force dans les bras. J’examine mes poignets tendus devant moi comme des lattes. Incroyable comme ils sont bronzés, noirs pour ainsi dire dans les plis! Les poils forment des alignements mouillés et parallèles dans le sens de la marche. Je trouve mes poignets extrêmement beaux.
Je grimpe.
Ce que je fais, aucun animal n’en est capable: être l’autre tout en s’admirant soi-même. Je n’entends rien et ne vois rien, mais je sens que, derrière moi, les uns après les autres sont en train de lâcher. Un jour, j’ai interviewé un rameur, Jan Wienese. Les rameurs pratiquent leur sport dos au but. J’ai demandé à ce champion olympique de skiff s’il n’avait pas peur, par exemple à l’entraînement, de percuter un obstacle. «Non, il a répondu, on a un radar en nous.»
Quand bien même sont-ils, qui sait, lâchés par grappes, je m’asperge le dos, leurs regards rivés sur moi. Quelle sérénité, ce Krabbé! T’as vu ça? Quelle endurance!
Mes yeux m’abusent-ils ou sommes-nous bien en train de reprendre du terrain sur Reilhan et Guillaumet?