Henry van de Velde en tant qu’artiste visuel: l’œil du peintre a précédé celui de l’architecte
Sa carrière d’architecte a fait sa renommée dans toute l’Europe occidentale, mais qu’en est-il de la carrière précédente d’Henry van de Velde: celle de peintre? Le nouveau catalogue volumineux de son œuvre révèle un artiste habile, en proie à son rôle social, et moins innovant qu’il ne l’aurait souhaité.
Quiconque a visité une rétrospective sur l’art belge sait qu’Henry van de Velde (1863-1957), le célèbre architecte, s’est aussi adonné à la peinture. Ces expositions présentent souvent son œuvre pointilliste la plus célèbre: Cabines de plage à Blankenberghe (1888), qui fait partie de la collection du Kunsthaus de Zurich. Il s’agit sans aucun doute d’une œuvre pertinente, car l’artiste français Paul Signac considérait Van de Velde comme l’un des pionniers du néo-impressionnisme.
© Kunsthaus, Zürich
Van de Velde n’était pas pour autant un pionnier du pointillisme, et grâce au catalogue de l’œuvre publié par le galeriste-collectionneur Ronny Van de Velde chez Ludion, nous savons également que l’Anversois francophone ne s’est pas cramponné au pointillisme «froid» pour le reste de sa courte carrière de peintre. Les paysages dunaires plus tardifs, dessinés au crayon pastel avec des lignes ondulées, sont peut-être aussi importants que ses œuvres pointillistes, certainement à la lumière de l’évolution de Van de Velde en un pionnier de l’Art nouveau.
Nous avons tendance aujourd’hui à penser que l’arabesque ou la ligne dite en coup de fouet est une caractéristique autonome de l’Art nouveau. Mais les contemporains amateurs d’art n’ont jamais douté que le créateur débutant qu’était Henry van de Velde avait hérité la ligne de sa dernière période en tant qu’artiste peintre. L’historien de l’art Xavier Tricot, qui a compilé le catalogue de l’œuvre et en a rédigé l’introduction, cite Henry van de Velde à propos du «démon de la ligne», un démon qui ne le quittera jamais, même après qu’il a abandonné la peinture en 1893.
© Wikimedia Commons
Le catalogue de son œuvre, qui documente une soixantaine de peintures et deux cents dessins et pastels, commence par les œuvres les plus anciennes, datant d’environ 1882. Afin de se faire une idée plus précise de l’évolution du peintre et de l’influence que d’autres artistes ont eue sur son style, nous suivons ci-dessous l’ordre chronologique.
Nous remontons à septembre 1880, lorsqu’Henry van de Velde, âgé de dix-sept ans, s’inscrit à l’Académie royale des Beaux-Arts d’Anvers. Son père, qui tient une pharmacie sur la place Falcon, s’étonne que le deuxième plus jeune de ses huit enfants ne se lance pas dans la musique. La musique a toujours intéressé le jeune homme et son père, Guillaume, est président de la Société de musique d’Anvers.
© Kröller-Müller Museum, Otterlo
Pourtant, le talent de dessinateur du jeune Henry devait être évident dès cette époque, car ses plus anciennes peintures à l’huile conservées, des paysages avec des granges et un moulin, dépassent le niveau du dilettante. Les mémoires de Van de Velde («Récit de ma vie») montrent que son passage à l’Académie (1880-1883) ne lui a pas laissé de très bons souvenirs. Dans ses mémoires, il compare les studios mal éclairés et ventilés de l’Académie aux salles d’un «hospice» et d’une caserne. Selon Van de Velde, le bâtiment, d’où émanait «un ennui mortel», a eu un effet étouffant et décourageant sur les générations d’artistes qui y ont étudié.
Henry van de Velde peint des compositions robustes dans des tons terreux, avec la vie paysanne comme thème de prédilection
Durant les mois d’été, il s’échappe à Kalmthout, où il immortalise les paysages de bruyère et la vie en plein air. En dernière année, il reçoit également des cours particuliers du directeur de l’Académie, Charles Verlat, mais cela n’aura pas une influence notable sur son style.
Henry van de Velde peint des compositions robustes dans des tons terreux, avec la vie paysanne comme thème de prédilection. En même temps, il est attiré par les œuvres plus légères des peintres de plein air, comme ceux de l’école de Barbizon en France et de l’école de Tervuren dans son propre pays. Ces peintres sortent avec leur chevalet pour capturer les jeux de lumière à un moment précis de la journée. Mais il est typique du jeune peintre anversois qu’il ne fasse jamais immédiatement siennes les innovations artistiques qu’il affectionne tant. Même lorsqu’en 1882, il est fortement impressionné à Anvers par la présentation directe de la serveuse dans le célèbre Bar aux Folies Bergères d’Édouard Manet, Van de Velde continue de peindre de manière plus académique. Néanmoins, il note avec admiration: «Je subis un choc», et décide de suivre de près les affrontements entre Manet et les conformistes.
© Galery Ronny Van de Velde, Anvers/Knokke
Ses propres soumissions à l’Union artistique des jeunes à Anvers, dont le portrait de son père, sont méritoires mais certainement pas provocatrices. Henry van de Velde est le cofondateur de ce cercle artistique, plus connu sous sa devise Als ik Kan («Si je peux») –d’après le credo de Jan Van Eyck. Mais parce que l’association se range du côté du cercle artistique bruxellois Les XX (Les Vingt), qui est un refuge pour l’avant-garde internationale, Van de Velde démissionne d’Als ik Kan en 1886.
Au moment de sa démission, il vit à Kalmthout depuis deux ans déjà. Là-bas, une légèreté et une spontanéité se glissent dans son style auparavant sombre et naturaliste. Au lieu de s’appuyer sur la perspective géométrique, il lui arrive, après 1885, de recourir au rendu d’une profondeur atmosphérique. Son voyage exploratoire à Barbizon au printemps 1885 n’y est sans doute pas étranger. Au cours de ce voyage, il vit des heures inoubliables en compagnie du peintre Jean-François Millet, avec qui il partage sa fascination pour la vie paysanne.
En février, Van de Velde déménage en Campine, où il s’installe dans une chambre au-dessus de l’auberge De Keizer à Wechelderzande. Il y fait la connaissance de Joseph Heymans, sous l’influence de qui il adopte un style plus libre, aux traits larges. Plus tard, Heymans adressera également une lettre de recommandation pour Van de Velde à Octave Maus, secrétaire des XX.
En 1887, Henry van de Velde se rend à l’exposition Millet à Paris. Dans le catalogue, il annote chaque page de commentaires enthousiastes. Son propre style devient plus dynamique grâce à des coups de pinceau pâteux et nerveux et à l’attention portée aux nuances de la lumière. Un bel exemple est la toile La lavandière, dans laquelle il laisse la lumière du soleil vibrer sur le linge mis à sécher. Au cours de l’été 1888, avec des coups de pinceau parallèles et parfois croisés, il brosse le portrait émotionnel de sa mère mourante, dont il s’est longtemps occupé.
© Musée royal des Beaux-Arts d'Anvers
Au quatrième salon des XX à Bruxelles, Van de Velde est ébloui par le chef-d’œuvre pointilliste de Georges Seurat, Un dimanche après-midi à l’Île de la Grande Jatte. Les points avec lesquels Seurat construit la scène figée de personnes qui se détendent sur les rives de la Seine sont constitués de couleurs pures qui se mélangent sur la rétine de l’observateur. Lorsqu’il découvre également les œuvres pointillistes de Paul Signac au salon suivant, Henry s’immerge complètement dans la théorie de la couleur et la technique picturale du néo-impressionnisme. Dans ses mémoires, il note: «Je me sentis bouleversé (…) À partir de ce moment, il me sembla impossible de résister à l’envie d’absorber aussi rapidement et consciencieusement que possible la théorie, les règles et les principes fondamentaux de la nouvelle technique afin de l’expérimenter.»
Henry van de Velde se débat avec des doutes sur le statut social et les privilèges de l’artiste visuel
Mais parfois, son enthousiasme à se mettre au travail est aussi tempéré. Henry van de Velde se débat avec des doutes sur le statut social et les privilèges de l’artiste visuel, ce qui entraîne des périodes d’apathie alternant avec des périodes d’hyperactivité. Dans les périodes difficiles, il trouve un soutien auprès de Joseph Heymans et, lors des réunions dominicales à Bruxelles, auprès du mécène et avocat Edmond Picard, l’un des inspirateurs des XX.
Lorsque Henry van de Velde est élu membre des XX en 1888, avec Auguste Rodin et Georges Lemmen, il franchit résolument le pas vers le néo-impressionnisme. Lors de l’exposition des XX en 1889, Van de Velde présente six tableaux, dont la célèbre œuvre de la plage de Blankenberge.
Après la mort de sa mère en 1888, le peintre séjourne à Blankenberge avec ses frères Félix et Laurent. Les dunes et la plage deviennent son thème principal, mais peu à peu, sa croyance dans le pointillisme semble vaciller. Lorsqu’il découvre le style direct et expressif de Vincent van Gogh à l’exposition des XX vers 1890, il est de nouveau conquis. Il note qu’il est déchiré entre la technique froide, presque mécanique, du pointillisme et la passion de l’expression directe.
© Collectie Ronny et Jessy Van de Velde, Anvers
Au début, dans la période 1891-1893, Van de Velde joue surtout avec des effets d’ombre et de lumière, mais progressivement, l’influence de Van Gogh est visible dans les lignes expressives et ininterrompues avec lesquelles il dépeint la vie paysanne au pastel et à la peinture à l’huile. Cette parenté va au-delà de l’utilisation de la couleur et de l’expressivité du pinceau ; Van de Velde voue également une vénération similaire à la vie difficile des paysans. À cette époque, il rédige un essai sur la place du paysan dans l’histoire de l’art. L’artiste néerlandais Jan Toorop, qui est membre des XX depuis un certain temps, convainc Van de Velde de donner sa conférence «Le Paysan en peinture» à La Haye.
En 1891, Van de Velde fait partie, avec son ami le poète Max Elskamp, du comité fondateur de l’Association pour l’Art à Anvers. Cette association vise à secouer Anvers, tombée en léthargie. Lors de l’inauguration du Musée des Beaux-Arts d’Anvers un an plus tôt, Van de Velde avait déjà critiqué l’architecture démodée inspirée des temples. Dans la revue L’Art Moderne, il la qualifie de «copie docile dans un soi-disant style néogrec, complètement superflue et sans valeur».
Par la suite, il séjournera régulièrement chez sa sœur à Kalmthout, où il peindra à plusieurs reprises le jardin de la Villa Vogelenzang. La plage et les dunes restent également un thème récurrent dans ses études au pastel aux arabesques saisissantes. «La vue de la plage ou des dunes se transforme en un motif décoratif», note Xavier Tricot. Van de Velde synthétise la nature dans un jeu de lignes presque abstrait et a ainsi vingt ans d’avance sur Piet Mondrian. Mais à cette époque, l’imagerie décorative et les lignes gracieuses dominent également l’œuvre des postimpressionnistes des Nabis et de Pont-Aven.
Pour Henry van de Velde, cette phase est le prélude à son saut dans les arts appliqués. Il ne peut pas vivre de sa peinture – son père l’a longtemps aidé à subvenir à ses besoins – mais son travail de designer le rend autonome financièrement. Après avoir renoncé à la peinture, il épouse en 1894 la pianiste parisienne Maria Sèthe, dont Théo Van Rysselberghe avait déjà peint un portrait pointilliste et rêveur.
Sa mission est de débarrasser le monde de sa laideur
Les doutes sur son rôle social qui le gênaient en tant qu’artiste disparaissent et Van de Velde prend son envol en tant que designer. Avec la conception de tissus, d’ustensiles, de décors de théâtre, de meubles et de bâtiments, il a un impact sur la vie quotidienne des utilisateurs, impact qu’il n’a jamais eu, à son grand regret, en tant que peintre. Sa mission est de débarrasser le monde de sa laideur. Une maison est une œuvre d’art totale, tout, chaque ornement et chaque ustensile doit respirer l’harmonie et la beauté. Une dizaine d’années après son adieu à la peinture, Van de Velde deviendra une icône en Allemagne en tant que fondateur de la Kunstgewerbeschule de Weimar et pionnier du Bauhaus.
Dans la préface du catalogue de l’œuvre, Lisette Pelsers, directrice du musée Kröller-Müller d’Otterlo conçu par Van de Velde, écrit que l’architecte «n’avait pas perdu son œil de peintre». En 1921, il met sa cliente, Helene Kröller-Müller, sur la piste de plusieurs tableaux de Seurat. Selon Mme Pelsers, le musée doit sa collection unique de Seurat en grande partie à son architecte.
En 1928, des toiles d’Henry van de Velde sont présentées lors d’une exposition de peintres anversois. Dans son compte rendu, le critique d’art Ary Delen écrit qu’Anvers avait à tort oublié Van de Velde le peintre. Avec le catalogue raisonné qui vient de paraître, Ronny Van de Velde érige en tout cas une digue contre l’oubli.