Miroir de la culture en Flandre et aux Pays-Bas

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Miroir de la culture en Flandre et aux Pays-Bas

Horreur et fascination pour les créatures hybrides
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Horreur et fascination pour les créatures hybrides

Du péché ultime au Moyen Âge à la catastrophe climatique aujourd’hui: dans l’art, créatures hybrides, au croisement de l’humain, de l’animal et de l’objet, confrontent le spectateur à l’inimaginable.

Je suis bien entendu resté bouche bée lorsque je me suis retrouvé face au Jardin des délices (1480-1490) de Jérôme Bosch, tant les créatures grotesques qu’on y voit rassemblées sont nombreuses. En même temps, je me suis souvenu de ce que j’avais un jour lu à propos de ce tableau et qui m’avait frappé: il fut un temps où toutes ces créatures étranges n’avaient rien d’énigmatique. Selon l’historien de l’art Nils Büttner, les contemporains de Jérôme Bosch (vers 1450-1516) savaient très bien interpréter la couche métaphorique de ces personnages.

Cette connaissance permettrait-elle d’accéder à ce monde déroutant? Après tout, le spectateur d’aujourd’hui ne sait pas trop quoi penser de l’oiseau affublé des pattes arrière d’un cerf ou d’une chèvre, des deux énormes oreilles humaines d’entre lesquelles émerge un couteau, de la sirène ou du triton vêtus de la tête à la queue d’une armure de chevalier. Ce dernier est mon préféré, car plus que les autres, il interpelle l’imagination: quel monde, quels combats ce personnage a-t-il fuis? Büttner qualifie les «grandes créatures hybrides» de «topos visuel du mal». Il s’explique:

«Rien déjà que la simple combinaison contre nature de la flore et de la faune [...] était considérée à l’époque de Bosch comme une référence au péché. Le principe de la créature hybride, si magnifiquement mis en pratique par Bosch, où des éléments de la nature sont combinés pour former des monstres inexistants, était un moyen très répandu de représenter le mal.»

les créatures de Bosch ont exercé à l'époque une certaine attraction, un peu comme les films d’épouvante d'aujourd'hui suscitent à la fois l’horreur et la fascination

De telles connaissances de base peuvent s’estomper dans la mémoire collective, transformant une image de ce type, autrefois familière, en un complet mystère. L’essor du surréalisme, toujours très populaire de nos jours, a également modifié le regard porté sur Bosch. Des peintres comme Salvador Dalí lui doivent beaucoup, c’est pourquoi il est souvent considéré comme une espèce de protosurréaliste. Peut-être est-ce pour cette raison que les créatures grotesques de Bosch sont souvent considérées comme le fruit de rêves, d’hallucinations et d’autres manifestations d’un subconscient particulier.

Il est d’autant plus intéressant que Büttner montre implicitement que ces hybrides sont précisément conformes (aussi) à l’esprit de l’époque : la société médiévale était profondément religieuse, avec une grande attention portée à la vie après la mort. Une image claire et terrifiante peut inspirer un regain de piété. Pourtant, les créatures de Bosch semblent avoir exercé, même à l’époque, une certaine attraction, un peu comme les films d’épouvante suscitent chez les spectateurs d’aujourd’hui à la fois l’horreur et la fascination.

Comment expliquer qu’à l’époque, ces hybrides représentaient clairement le péché ? Si Büttner ne s’étend pas sur ce point, on peut tout de même imaginer la raison d’une telle association. Outre leur apparence grotesque, les créatures hybrides devaient avoir quelque chose de reconnaissable, de trop reconnaissable. Dans son essai souvent cité Pourquoi regarder les animaux, l’auteur britannique John Berger évoque le «dualisme existentiel» qui caractérise l’attitude de l’humain envers les animaux : «[Les animaux sont] à la fois assujettis et vénérés, élevés et sacrifiés [...] Un fermier se prend d’affection pour son cochon et est heureux de faire mariner sa chair».

La relation entre les humains et les animaux a été extrêmement étroite au cours des siècles, jusqu’à la révolution industrielle. Pourtant, il y a une certaine distance, constate Berger: « Néanmoins, l’animal est différent et ne peut jamais être confondu avec l’homme » Une telle créature étrange de Bosch comble cette distance, ce qui suscite une grande inquiétude.

Humain parmi les animaux

Après Bosch, l’art s’est longtemps caractérisé par un certain degré de réalisme et de reconnaissance. De la Renaissance aux impressionnistes, les exceptions à cette approche sont rares. La situation a changé avec l’apparition de l’avant-garde historique soit, en gros, à partir des cubistes. L’éloignement est revenu avec des mouvements comme dada et l’expressionnisme. De tous ces mouvements, le surréalisme est probablement le plus connu. Contrairement à la Belgique, les Pays-Bas n’ont jamais vraiment eu leur propre branche de ce mouvement, et encore moins une star internationale de l’histoire de l’art comme un René Magritte, dont l’œuvre comporte également plusieurs hybrides. L’Invention collective (1935), par exemple, est le genre de sirène que l’on peut attendre du peintre taquin: un poisson avec des jambes de femme au lieu d’une queue.

Le surréalisme – ainsi qu’un certain nombre de sources communes, telles que la fascination pour les malades mentaux et les dessins d’enfants – s’est avéré exercer une influence majeure sur le mouvement international CoBrA, qui avait également une forte branche néerlandaise. L’œuvre des artistes CoBrA regorge d’hybrides mêlant personnes, animaux, plantes, voire parfois des objets, des masques en particulier. Contrairement à Bosch (ou à Dalí), le style est loin de viser une certaine vraisemblance qui donnerait l’impression que ces créatures pourraient réellement exister. Les artistes CoBrA peignaient délibérément de manière brute et «primitive», en partie parce que leurs sources d’inspiration faisaient pareil.

Beaucoup de leurs personnages donnent une impression d’hybridité, mais il est difficile de distinguer avec précision les composantes humaines ou quel animal est (approximativement) représenté. Selon Willemijn Stokvis, spécialiste du mouvement CoBrA, ces artistes se sentaient attirés par le monde animal parce qu’ils avaient davantage d’estime pour les animaux que pour les humains, les animaux ne faisant qu’un avec la nature.

Contrairement à Bosch (dont le mouvement s’est aussi largement inspiré), le contexte social du CoBrA, beaucoup plus récent, est encore dans l’esprit collectif. Karel Appel, Lucebert et Constant voulaient travailler de manière spontanée, notamment en réaction à l’oppression causée par la Seconde Guerre mondiale. Comment le monde allait-il évoluer après ces événements dramatiques? Les artistes CoBrA, dont beaucoup étaient inspirés par le marxisme, avaient désormais l’ambition de recréer la société en mettant l’accent sur la liberté.

Homme et Animaux (1949) de Karel Appel (1921-2006) est particulièrement intéressant dans ce contexte. Bien que le titre suggère toujours que l’homme n’est pas un animal, plusieurs créatures représentées semblent être de nature hybride. Le mot et (il aurait pu être écrit avec ou parmi des animaux) suggère tout de même une certaine équivalence. Plutôt que des pattes, les personnages ressemblant à des hiboux et –il me semble– à des salamandres paraissent avoir des bras semblables à ceux de l’homme représenté. Ce dernier porte d’ailleurs lui-même un grand masque, ce qui lui donne un air animal. Il pourrait bien s’agir de l’harmonie avec la nature que les artistes CoBrA recherchaient, ou du moins d’une représentation de la poursuite de cette harmonie.

La guerre froide

Les sculptures de Lotti van der Gaag (1923-1999) témoignent d’un autre rapprochement étroit entre l’homme et la nature. Malgré les parallèles évidents avec CoBrA, Van der Gaag a toujours été quelque peu tenue à l’écart du groupe. Selon Laura Soutendijk, qui, avec Willemijn Stokvis, a fait campagne pour la réhabilitation et la revalorisation de l’artiste, son œuvre se caractérise par un «mode d’expression spontané, une appréciation de la nature et de la matière, et des sujets primitivistes qui résonnent avec l’art informel de l’après-guerre». Dans les sculptures à figure unique en particulier, les hommes, les animaux et les plantes se côtoient. Le Penseur (1951), qui s’inspire très clairement de la célèbre sculpture de Rodin mais dont la tête est celle d’un amphibien, en est un bon exemple.

Chez Van der Gaag également, les «composants» ne sont pas facilement reconnaissables, car le langage visuel est délibérément irréaliste. Certaines de ses sculptures les plus abstraites ont même tendance à ressembler à des objets –venus sans doute d’une autre planète– plutôt qu’à des êtres vivants. Si Soutendijk établit une relation avec le climat artistique de l’époque, notamment avec CoBrA et les innovations en matière de sculpture, elle laisse pratiquement de côté le contexte politico-social. Elle présente Van der Gaag surtout comme une artiste spontanée dont l’œuvre est peuplée de créatures fantastiques. La Seconde Guerre mondiale est à peine évoquée, bien que l’historienne de l’art reconnaisse que ces œuvres peuvent aussi être terrifiantes.

Ceux qui regardent au-delà du contexte des Plats Pays découvriront une autre piste pour expliquer les hybrides de Van der Gaag. Le livre Art of Another Kind (2012) établit des parallèles entre les évolutions américaine et européenne de l’art de l’après-guerre. Dans sa contribution intitulée «Abstract Sculpture of the Atomic Age», la critique d’art Joan Marter affirme que l’art de cette époque est trop rarement considéré à la lumière de la guerre froide et que les historiens de l’art abordent aussi spécifiquement les développements de la sculpture principalement du point de vue de la forme, et rarement de celui du contexte social. Elle établit des liens entre les horreurs technologiques de la Seconde Guerre mondiale –notamment l’Holocauste et le bombardement atomique d’Hiroshima– et les créatures dans la sculpture. Que penser du Royal Bird (1947-1948) de David Smith, moitié oiseau et moitié avion militaire?

Marter n’aborde pas d’exemples néerlandais ou belges, mais on peut penser à Van der Gaag, dont les personnages pourraient être des mutants irradiés. Stervend paard (Cheval à l’agonie, vers 1949) s’inscrit également dans ce contexte. Son créateur, Carel Visser (1928-2015), a soudé des morceaux de fer pour obtenir un cheval affaissé aux pattes de crabe. La sculpture est à la fois animal et chose. En outre, la bouche béante fait penser à Guernica, rappelant indirectement les horreurs de la guerre.

La concurrence des choses

Dans la culture et la société contemporaines, on pourrait distinguer grosso modo deux courants d’hybrides homme-animal. Il y a bien sûr les animaux anthropomorphes des bandes dessinées et des dessins animés, comme le toujours très populaire Donald Duck. Les animaux en peluche aussi ont souvent quelque chose de semi-humain, surtout lorsqu’ils sont bipèdes. Ils réduisent la distance entre l’homme et l’animal, sans effet perturbateur comme dans le cas de Bosch.

Dans l’art contemporain, les mélanges d’humains et d’animaux semblent toujours tourner au grotesque et au surréalisme. De plus, les animaux ont été considérablement concurrencés par des objets utilitaires. Ces dernières années –sans doute sous l’influence de la société de consommation et des développements technologiques–, on peut identifier dans la production artistique de nombreux hybrides entre l’homme et l’ustensile. Quelques exemples: dans l’assemblage The Talebearer (Le rapporteur, 2019) de l’artiste curacien Tirzo Martha (°1965), on peut reconnaître un personnage fait d’une tête et de pieds dans le jeu des matériaux de construction. Dans plusieurs peintures textiles du Néerlandais Wouter Paijmans (°1991), des sweats à capuche aux manches dépliées suggèrent des contours humains (notamment Stars and Stripes, 2018).

Mais en dépit de la concurrence accrue des objets utilitaires et inorganiques, les artistes contemporains continuent d’utiliser l’animal comme «fournisseur» pour leurs créatures hybrides. L’artiste marocain Salim Bayri (°1992), qui travaille à Amsterdam, prend par exemple les animaux anthropomorphes des dessins animés comme point de départ pour son personnage récurrent Sad Ali, qui ressemble à Mickey Mouse. Le nom de cette créature est l’abréviation de Sad Alien: étranger, migrant ou extraterrestre triste.

Bayri a souligné à plusieurs reprises que ce personnage n’avait aucune propriété. Ainsi, il explique dans une interview: «Sad Ali est [...] vide, il ne parle pas, ne dit rien et n’a pas d’agenda propre. Mais il est là, et sa présence est si fragile qu’il en devient l’éléphant dans la pièce.» Dans le même entretien, il précise: «Certaines personnes trouvent [Sad Ali] effrayant, d’autres le trouvent extrêmement triste.» C’est un excellent exemple de la façon dont une créature hybride peut évoquer des sentiments opposés et donc refléter le cadre de référence du spectateur. En outre, l’origine migratoire de Sad Ali et de son créateur rappelle les sentiments contradictoires de reconnaissance et d’éloignement que peuvent susciter d’autres cultures.

Une réaction au changement climatique

Alors qu’on peut encore reconnaître chez Sad Ali les «parties» de l’homme et de la souris, d’autres hybrides contemporains sont souvent plus difficiles à cerner. Homo Stupidus Stupidus (2008) de Maarten Vanden Eynde (°1977) en est un bon exemple. Cette œuvre est un squelette humain réassemblé d’une manière quasi animale, peut-être par des archéologues du futur qui n’ont aucune idée de l’anatomie humaine. L’atmosphère postapocalyptique est probablement inspirée par les préoccupations liées au changement climatique, un thème central dans l’œuvre de cet artiste flamand.

La sculpture Folly (2017) d’Anouk Kruithof (°1981) respire elle aussi la désolation. Dans ses œuvres multimédias, cette artiste d’origine néerlandaise et d’envergure internationale s’intéresse de près à la relation entre l’homme et la nature, et plus particulièrement à la pollution. Folly ressemble à une espèce de masse inorganique, partiellement recouverte comme si le personnage semblait se cacher, avec, saillant de part et d’autre, des prothèses de jambes. Ces prothèses et leurs baskets dorées évoquent surtout l’humain, tandis que la forme horizontale et la disposition en crabe des jambes ont quelque chose d’animal. Il ne s’agit plus d’une sculpture de l’ère atomique, mais de l’ère du changement climatique. L’existence de prothèses est bien sûr formidable, mais dans ce cas, elles contribuent également à la pollution et à l’aspect postapocalyptique de la sculpture.

Dans le cas de Kruithof, la créature hybride fonctionne comme un «porteur» de sentiments contradictoires – ce qui n’est pas très différent de Bosch ou de Van der Gaag. De telles œuvres sont excitantes et imaginatives, mais elles se doublent de sous-entendus inconfortables. À chaque fois, il y a confrontation entre la reconnaissance et l’éloignement. C’est aussi la raison pour laquelle ces créatures sont si aptes à évoquer des thèmes parfois difficiles à imaginer concrètement: du péché absolu à la catastrophe climatique dévastatrice.

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