«Iemand Anders» de Nele Van den Broeck: l’autodérision en quête d’un nouveau soi
Dans le roman Iemand Anders (Quelqu’un d’autre), Sandra se voit contrainte de changer de rôle du jour au lendemain. Il en résulte une quête, très drôle par moments, d’une femme qui cherche une nouvelle voie dans la vie.
L’histoire commence et se termine par une lettre. Un matin d’octobre, Sandra Sanctorum trouve une enveloppe dans sa boîte aux lettres. Elle reconnaît l’écriture de son mari Georg, avec lequel elle vient de prendre le petit-déjeuner. Dans cette lettre, il met froidement fin à «douze ans d’exclusivité sexuelle et de cohabitation en grande partie maîtrisée». Le monde de Sandra s’écroule. Redevient-elle tout à coup Sandra Verstraeten, la fille du pépiniériste du village affreux où elle a grandi?
Tel est le point de départ de Iemand anders, premier roman de l’écrivaine flamande Nele Van den Broeck (°1985). En Belgique, elle jouit déjà d’une certaine notoriété en tant que chanteuse du groupe Nele Needs A Holiday, metteuse en scène de théâtre et chroniqueuse pour De Standaard, où elle explore la vie au travers de paroles de chansons. Elle a déjà publié Halfvolwassen (À moitié adulte), un récit biographique où elle raconte en toute sincérité ses échecs, dans la vie et en amour, et les dépressions qui l’assaillent parfois.
© Horizon
La Sandra de son premier roman fait, elle aussi, face à des échecs et à des dépressions et lutte pour s’en sortir. Car Sandra, peu féministe, avait construit sa vie autour de son mari Georg, qui en a largement profité. Elle n’était pas seulement la muse de ce «génie», auteur de best-sellers littéraires, elle était également le sujet de ses livres et travaillait dans la maison d’édition qui publie son œuvre populaire. Sandra est son éditrice, mais également son agente, et s’occupe de tout. Car Georg est bien entendu le genre d’écrivain incapable de gérer une boîte mail et un agenda, tout entier préoccupé par son art. Et son ego.
Pour se réinventer, Sandra prend presque immédiatement deux décisions. Elle jette quelques affaires dans un sac de voyage et retourne vivre chez ses parents, en grande partie pour fuir la ville et la maison d’édition où elle serait continuellement confrontée à Georg. Elle dresse également une liste de choses à faire pour célébrer sa vie à partir de maintenant: fumer, boire et baiser tous les jours, procrastiner à gogo et quelques autres choses considérées par le commun des mortels comme malsaines, inappropriées ou inopportunes. Car pour détruire Madame Sanctorum, Sandra doit devenir le contraire de ce qu’elle était.
Au fil de chapitres courts et enlevés, Nele Van den Broeck décrit cette quête d’une nouvelle existence, d’un nouveau soi, entrecoupée de réflexions sur son ancienne vie et la triste façon dont elle a tourné. Elle le fait avec beaucoup de rythme, d’ironie et surtout d’autodérision. Il se trouve que Sandra nourrit, elle aussi, le projet d’un livre à elle, mais en tant qu’ex célèbre d’un écrivain encore plus célèbre, elle ne peut et ne veut pas le publier sous son propre nom. Elle veut que le livre se défende tout seul. Sandra opte donc pour le pseudonyme Nele Van den Broeck, le nom d’«une femme qui aime le cyclisme ou est conseillère municipale d’un parti de centre-droit».
Au cours de sa quête, elle fréquente des médecins, des thérapeutes et des passants de hasard. Des premières rencontres, il apparaît clairement que Nele Van den Broeck a l’expérience des séances de psychothérapie, qu’elle décrit souvent avec humour. «Trois cents ans depuis les Lumières et cette conne ose encore sortir un truc pareil», dit-elle lorsque le docteur Verdin lui lâche ce cliché: «Le premier pas vers la guérison est de croire que ça va aller mieux».
Les autres personnes avec qui elle se lie sont souvent autant qu’elle en quête d’eux-mêmes. Comme la vaporeuse Alma, qui fournit au village les moyens de s’ouvrir les portes de la perception. Ou encore Victor, le taciturne gérant de la petite épicerie qui vend de tout (où Sandra achète sa dose quotidienne d’alcool et de tabac) et qui se défoule apparemment en pratiquant une sorte de bondage japonais. Sandra se laisse docilement initier, mais n’est plus le jouet qu’elle était entre les mains de Georg. Elle demeure maîtresse de sa part de la situation, car elle se rend compte de ce qui n’a pas fonctionné dans son mariage: «Je m’étais mise comme une grande dans une position de solitude ultime.»
Le roman que Sandra écrit sous le nom de Nele, Des bleus partout, est d’abord un échec, mais, par un coup du sort, finit par devenir un succès de librairie. Peut-être ce premier roman n’avait-il pas besoin de finir sur cette touche d’espoir, mais c’est un détail.
Chemin faisant, Nele Van den Broeck est parvenue à brosser un portrait à couches multiples, tantôt joyeux, tantôt acide, d’une trentenaire qui se cherche. Elle se moque au passage du snobisme du monde littéraire et de la promesse de rédemption servie par les thérapeutes de tout poil, remèdes miracles et autres techniques de développement personnel. La conclusion ultime étant que l’humour, même noir, reste bien souvent la meilleure des thérapies.
Nele Van den Broeck, Iemand Anders, Horizon, 2023, 256 p.
Quelqu’un d’autre
Le matin qui suivit la fin de ma vie, je pris une douche. C’était déjà ça. Une culotte propre et mon training. Je chargeai mon téléphone et parvins à refréner ma déception en constatant deux ou trois fois que Georg n’avait pas appelé. Il y eut en revanche cinq appels manqués, tous de Pierre. Je dis cinq, mais c’était bien plus que ça –à partir de cinq, je cessai de compter, comme tous les gens dotés de doigts. Malgré le nombre anormal d’appels paniqués, je n’étais pas nerveuse en rappelant. C’était Pierre, après tout.
«Sandra, où étais-tu? J’ai besoin de toi!
— Oui, je sais.»
À l’autre bout de la ligne, il y eut un instant de silence face à cette réponse inattendue –pas d’excuses, pas d’explication, pas de téléphone tombé derrière le radiateur et libéré de justesse grâce à une astuce diabolique et une aiguille à tricoter.
«De combien de temps as-tu besoin pour rédiger La pourriture, crois-tu? Quand peux-tu commencer?
— Pierre. Ça ne va pas. Georg…»
Ma phrase s’interrompit. Pas moyen de sortir ça de ma gorge.
«Je suis malade. Je ne peux pas venir travailler »
J’entendis Pierre se taire. Sandra Sanctorum malade? Mais Sandra Sanctorum n’est jamais malade.
«C’est sérieux, dis-je enfin, conformément à la vérité. Je serai hors course pour un long moment. Tu ferais mieux de me chercher un remplaçant. Je te fournirai un certificat médical.
— Bien sûr, Sandra, dit Pierre, moitié murmurant, moitié pleurant. Je comprends tout à fait.
— Il faudra désormais que vous contactiez Georg directement, ça ira? Jusqu’à ce qu’il trouve un agent. Ce ne sera sans doute pas un problème, ils font la queue.
— Bien sûr, évidemment, cela va de soi», dit Pierre.
S’il avait trouvé un quatrième synonyme, il l’aurait employé à la suite.
Nous savions tous les deux que le contact direct avec Georg était loin d’aller de soi. Toutes ces années, j’avais été sa décodeuse.
«Tu peux toujours m’appeler en cas de problème, mentis-je.
— Merci, Sandra. Reviens-nous vite réparée.»
Je raccrochai. L’idée de revenir réparée me sembla absurde. Je n’étais pas une chaussette avec un trou. J’étais le trou dans la chaussette.
«Psychiatre à Kars », cherchai-je avec un pouce beaucoup trop gros sur un écran beaucoup trop petit. En tout et pour tout, il y en avait une – un site internet avec Le penseur de Rodin sur fond de mandalas. Bien. Je réservai donc un rendez-vous avec le docteur Laura Verdin et son certificat médical.
J’emmenai mon corps dehors et le fis courir. Pendant plus d’une heure, je n’allai nulle part, puis je repris une douche. J’enfilai ma deuxième culotte propre de la journée, une chemise en lin et mon jeans de la veille. Dans ma poche de pantalon couvait la lettre de Georg.
Je déchirai le dessous vierge du papier. Ce qui restait était à peine plus grand qu’une carte de vœux, que je repliai encore plusieurs fois et aplatis le plus possible. En guise de protection autour de mon téléphone, j’avais un étui en cuir sable, que je parvins à déclipser. Je mis mon petit carré plié dedans, il y avait juste la place. Une fois mon téléphone reclipsé, on ne voyait plus rien. La lettre avait disparu.
Comme à travers un brouillard épais, je descendis l’escalier, traversai la maison, entrai dans le magasin. Ma mère était penchée sur un livre de comptes.
«Georg m’a quittée, dis-je. Je ne sais pas où aller. Je vais rester ici jusqu’à ce que j’aie une idée.»
Ma mère acquiesça. C’est tout: elle acquiesça. J’avais dit la chose. Maintenant, elle était vraie.
«Tu le diras à papa?»
Elle acquiesça de nouveau. Ça n’arrivait pas souvent que ma mère ne dise rien. Plus il durait, plus son silence devenait angoissant, comme si le langage avait été chassé par une subite rafale de vent ou un AVC. Deux secondes plus tard, une vague de soulagement passa sur son visage.
«Après la pluie vient le beau temps.»
Voilà ce qu’elle dit.
Après la pluie. Vient le beau temps. Puis elle se mit à chanter. Une chanson à propos des saisons, que je ne connaissais pas.
«Merci maman», dis-je, comme si la chanson m’avait réconfortée.
Elle sourit, fière de son interprétation impromptue de vieille mère pleine de sagesse.
Je l’avais consolée.
«Ma petite chérie. Reste aussi longtemps que tu veux.»
Mes vertèbres dorsales se tassèrent d’un coup. Si je n’étais pas vigilante, je deviendrais bientôt pas plus grande qu’un marmot.
Sur mon vieux vélo de fille, je pédalai vers la minuscule bibliothèque de Karst, m’inscrivis et empruntai cinq livres. De retour à la maison, je m’assis sur le banc témoin, pas le banc des témoins, juste le banc qui se trouvait dans le jardin pour montrer aux clients à quoi ressemble un banc dans un jardin. Un banc de jardin témoin.
C’était une douce journée d’octobre, mon père greffait de jeunes arbustes, je lisais comme une possédée. Je lus ce que j’avais. Deux romans historiques: un qui se déroulait pendant la guerre de Quatre-vingts Ans, l’autre pendant la guerre de Cent Ans. La biographie d’un compositeur local. La traduction anglaise d’un classique russe. Un essai de physique quantique de 2004. Il y a vingt ans, la théorie des cordes était très prometteuse.