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société

Il y a regarder et il y a regarder regarder

Par Luc Devoldere, traduit par Jean-Marie Jacquet
30 avril 2019 6 min. temps de lecture Carnets d’un étonné

Sur le chemin du travail, Luc Devoldere laisse son esprit vagabonder vers les œuvres d’art qui jalonnent l’autoroute: la croix de Fabre, chaos et un cyclope.

Autant vous le confier. Depuis plus de vingt ans, je vais au travail en voiture, seul: quatre-vingts kilomètres d’autoroute. D’Alost, non loin de Bruxelles, à notre bureau, près de la frontière belgo-française, entre Courtrai et Lille.

À Gand, j’emprunte l’autoroute qui – si on voit les choses de très haut – va du Cap Nord à la Méditerranée, mais je ne vous apprends rien. Beaucoup de poids lourds et, à partir du printemps, au compte-gouttes mais sans interruption, un défilé de Néerlandais en direction du Midi: d’abord les cheveux gris, puis les caravanes et les voitures familiales.

Évasion entre domicile et travail

On longe des espaces verts et des entreprises. Dans le lointain, des clochers d’église sommeillent. Par endroits, sur la route, un chat ou un lapin écrasé. En jetant un regard vers les bandes voisines, on reconnaît des collègues – un homme tapotant sur son portable, une dame se crayonnant les sourcils mais sans dévier de sa route, le fumeur qui, fenêtre ouverte, tire nerveusement sur sa cigarette.

De temps à autre, cela bouchonne, on ne sait pourquoi, puis cela se dégage de manière tout aussi surprenante. On passe à hauteur de véhicules qui ont eu un accrochage et de leurs occupants, décontenancés. Sur le terre-plein central, çà et là, un gilet jaune est occupé à téléphoner.

Soudain, on se retrouve soi-même dans une file de badauds, roulant au pas, le regard attiré par un accident survenu dans le sens opposé. On écoute les émissions culurelles de Klara, à moins de laisser inonder l’habitacle de la voix de Laura Pausini. Guilty pleasure, diront certains, fruit défendu, mais surtout évasion dans le rêve entre la maison et le travail.

Mais je voudrais vous parler des oeuvres d’art qui bordent mon tronçon d’autoroute.

À chaque maison sa croix?

Depuis quelques mois, peu après Wetteren (entre Alost et Gand sur la E40; juste après la passerelle pour cyclistes, coup d’œil furtif à gauche si la personne qui vous accompagne n’y voit pas d’inconvénient), trône, rutilante, une oeuvre de Jan Fabre.

C’est L’homme qui porte la croix; l’artiste lui-même, tout en dorure, se tient debout, vêtu de son désormais célèbre long manteau et, tel un jongleur, porte en équilibre sur la paume de sa main une croix dorée. Les lunettes à la pointe du nez, il se concentre sur la croix.

La statue se trouvait en 2015 dans la cathédrale d’Anvers, car les responsables du sanctuaire estimaient qu’elle allait de pair avec l’exercice d’équilibre des fidèles obligés de se déterminer face au skandalon de la crucifixion.

Jan Fabre est coutumier de l’exposition de son propre corps. Juché sur un escabeau sur le toit du S.M.A.K à Gand, il est L’homme qui mesure les nuages; dans les jardins du musée Gezelle à Bruges, c’est lui L’homme qui donne du feu: abrité sous son manteau doré, pieds nus – ses chaussures sont posées un peu plus loin sur un socle – , il donne du feu, oui, mais qui est le fumeur?

Je ne manque jamais de regarder la statue et sa haute croix. Même si ce n’est sans doute que dans le sens Alost-Gand, lorsque mes yeux doivent embrasser le côté opposé de l’autoroute. Un spectacle m’a étonné, un matin de printemps: une épiphanie, ni plus ni moins. Dans les frémissements de la brume matinale, par un étrange phénomène d’optique, l’éolienne située à quelque cinquante mètres derrière la statue n’avait plus de tronc: tout ce que je voyais était une croix tournoyant librement dans l’air, trois pales. La sculpture aurait-elle été placée là intentionnellement, pour la perspective, le personnage doré semblant brandir la croix vers l’éolienne à l’arrière-plan? Toujours est-il qu’il se dégage de cette «installation» éphémère, voulue ou non, un effet visuel quasi miraculeux.

Et pourtant, je ne puis m’empêcher de penser aussi au conseil d’administration de l’entreprise (un centre de formation du Robotic Surgery Institute ORSI) qui a décidé le placement de la sculpture in tempore non suspecto: avant que Jan Fabre ne soit pris dans la tourmente qu’entraîne toute dénonciation sur #MeToo. C’est le chorégraphe, non le plasticien, qui est accusé de comportement outrancier à l’égard des danseuses à son service.

Peut-être un membre dudit conseil d’administration estime-t-il qu’il aurait mieux valu ne pas installer l’oeuvre? Est-il encore permis de passer des disques de Michael Jackson dans une radio publique, ou de laisser subsister des statues de Léopold II dans l’espace public? Pour moi, oui, mais la sculpture de Fabre m’y ramène constamment. L’artiste, en attendant, porte sa croix, dit-on à l’étranger, traumatisé qu’il est par le battage médiatique. Il a sans doute vécu trop longtemps dans sa bulle, entouré de fans inconditionnels. Dur, dur, le réveil après le séjour dans une secte.

Je ne puis m’empêcher de penser au conseil d’administration qui a décidé le placement de la sculpture in tempore non suspecto.

Un énorme carambolage

Tout autre est la deuxième œuvre d’art que je rencontre sur ma route: peu après Deinze, entre Gand et Courtrai. Une sculpture qui n’est probablement pas vue comme une œuvre d’art. Recouvrant sur une trentaine de mètres un pont qui enjambe l’autoroute, cette construction jaune, irrégulière, cannelée fait penser à un paysage montagnard ou à une portion de frites. En réalité, elle rappelle la dramatique collision en chaîne du 27 février 1996.

Ce jour-là, la soudaine formation d’un épais brouillard comme il en survient souvent dans cette vallée de l’Escaut a provoqué en quelques secondes un énorme carambolage impliquant deux cents voitures, qui allait laisser derrière lui un cimetière de tôles tordues, dix corps sans vie, cinquante-six blessés graves et trente blessés légers.

Cette œuvre, qui a reçu pour titre Chaos kettingbotsing 1996 (Chaos carambolage 1996), est au fond un mémorial de portée préventive, enjoignant aux automobilistes de rouler prudemment. Un peu à la manière des panneaux aux textes moralisateurs qui fleurissent le long des autoroutes en Flandre et sont périodiquement renouvelés. Et si le message était désormais: «Il y a regarder et il y a regarder regarder». Comme la phrase-choc d’un participant à l’émission de téléréalité L’Île de la tentation, mettant le doigt sur une distinction dont on pouvait prédire qu’elle lui serait fatale.

Le cyclope sur le chariot élévateur

Vient ensuite, un peu plus loin que Waregem, le Cyclope, géant de sept mètres, disgracieux, nu comme un ver, l’oeil unique sous un sourcil froncé. Cette statue, oeuvre de Marco Boggio Sella, a trôné en pleine rue à Gand pendant Over the Edges (2000). Elle se trouve à présent sur la plate-forme d’un chariot élévateur à fourche, acquisition de l’entreprise H&M International.

De temps à autre, l’exhibition frontale de ce nu indispose un parent qui passe en voiture avec ses enfants. Mais, lorsque les Diables rouges jouent, ce nain de jardin surdimensionné est habillé d’un short et d’une vareuse à leurs couleurs. Quant à moi, je revois Ulysse rusant face au terrible colosse avant de lui enfoncer dans l’oeil un pieu rougi au feu afin de lui échapper et de regagner son cher Ithaque.

Il y a regarder et il y a regarder regarder.

Luc-Devoldere

Luc Devoldere

écrivain, essayiste et ancien rédacteur en chef (2002-2020) de Ons Erfdeel vzw

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