Innovation et expérimentation : les beaux jours de l’architecture belge
Depuis plusieurs années l’architecture belge jouit d’une haute estime à l’étranger. Une réussite qui s’explique notamment par une série d’évolutions favorables et de décisions politiques (en Flandre). Curieusement, la crise internationale de 2008 a permis à l’architecture belge de réussir une percée internationale. Mais l’horizon s’assombrit, et les mesures d’austérité mises en œuvre par le gouvernement flamand compromettent désormais cette success-story.
© F. Dujardin.
En février 2019, le Mies van der Rohe Award – un prestigieux prix d’architecture contemporaine décerné tous les deux ans à un projet réalisé sur le territoire européen – divulguait les noms des finalistes. Deux des cinq bureaux sélectionnés étaient belges: les architectes gantois de vylder vinck tailleu (advvt) pour le centre psychiatrique Caritas à Melle (près de Gand) et le bureau bruxellois 51N4E pour l’aménagement de la place Skanderbeg à Tirana (Albanie). Si aucun des deux n’a finalement gagné, il semblerait d’après les bruits de couloir que 51N4E soit passé à deux doigts du premier prix.
© F. Dujardin.
Ces nominations ne sont pas un cas isolé, mais viennent allonger une liste impressionnante de récompenses, d’expositions et de publications dont font l’objet la production et la culture architecturales belges contemporaines. Le ton a été donné en 2004, lorsque le pavillon belge s’est vu décerner pour la première fois le Lion d’or à la Biennale internationale d’architecture de Venise pour le projet Kinshasa, The Imaginary City produit par le Vlaams Architectuurinstituut. En 2008, ce même institut a de nouveau suscité l’intérêt international à Venise avec un pavillon particulièrement réussi, conçu par l’agence bruxelloise OFFICE Kersten Geers David Van Severen. Deux ans plus tard, ce bureau remportait le Lion d’argent pour son exposition 7 rooms 21 perceptions. Lors de la dernière Biennale de Venise en 2018, leurs confrères de advvt, appartenant à la même génération, ont à leur tour décroché un Lion d’argent pour leur présentation très appréciée du projet Caritas à Melle, déjà mentionné plus haut.
Venise est incontestablement la grand-messe internationale de la culture architecturale, et donc bien plus qu’un simple baromètre du secteur à l’échelle mondiale. Les pavillons belges construits lors des autres Biennales d’architecture de Venise, tels qu’Usus / Usures en 2010 ou Eurotopie en 2018, ont également pu compter sur un vif intérêt en raison de la perspective critique qu’ils ouvraient sur des sujets brûlants et pointus tels que la problématique de la durabilité et la dimension politique de l’architecture.
© F. Dujardin.
Cela dit, Venise ne constitue en réalité que la partie visible de l’iceberg. Depuis 2008, l’engouement international pour l’architecture belge ne cesse de croître. On le constate notamment à la reprise fréquente d’expositions architecturales produites en Belgique par des centres internationaux. Pacing through Architecture, la rétrospective dédiée à Robbrecht en Daem, réalisée par BOZAR en 2009, a également été présentée à la Whitechapel Gallery à Londres, à Arc en rêve à Bordeaux et à Arts on Main
à Johannesbourg. L’exposition XDGA160, la première exposition monographique de Xaveer De Geyter Architecten produite par le CIVA à Bruxelles en 2013, a quant à elle pu être admirée par la suite à Tallinn, Prague et Rome. Mais depuis 2010 la jeune génération – qui a souvent fait ses premières armes auprès d’architectes tels que Robbrecht en Daem, Xaveer De Geyter ou Stéphane Beel – est également de plus en plus présente dans le circuit d’expositions internationales; l’exposition Landschappen
(Paysages) que le Vlaams Architectuurinstituut consacra à l’œuvre de Bas Smets en 2013 fut ensuite présentée à Arc en rêve à Bordeaux, tout comme l’exposition Everything Architecture de OFFICE Kersten Geers David Van Severen, organisée au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles en 2016.
© Bureau Bas Smets.
Nous pourrions citer encore bien d’autres expositions monographiques consacrées aux architectes belges ayant tourné à l’international – comme les expositions de 51N4E et de advvt – ou les participations désormais attendues des cabinets belges aux plus importantes biennales internationales d’architecture du moment, comme celles de Chicago, Sao Paulo, Oslo, Lisbonne ou Shenzhen, mais vous l’aurez compris: jamais auparavant l’architecture belge n’avait suscité un tel intérêt international. La liste des expositions s’accompagne d’une série tout aussi imposante de numéros monographiques de grandes revues spécialisées sur des bureaux ou de manière plus générale la scène architecturale belge, tels que 2G, El Croquis, A+U, Architecture d’aujourd’hui ou Werk, Bauen + Wohnen.
Percée à l’étranger
Ce succès ne se limite pas à l’attention portée à la production architecturale belge, qui, bien que d’ampleur internationale, s’explique uniquement par la médiation culturelle. De plus en plus d’architectes belges font notamment carrière dans les plus grandes écoles d’architecture. En Suisse, historiquement parlant le pays européen de l’architecture par excellence, les universités emploient aujourd’hui une grande quantité de professeurs flamands, qui y prodiguent un enseignement tant théorique que pratique. À Zurich, Lausanne et Mendrisio, on trouve des historiens et des théoriciens tels que Maarten Delbeke, Christophe Van Gerrewey et Tom Avermaete, mais aussi des architectes réputés comme Adrien Verschuere, An Fonteyne, Jan De Vylder, Jo Tailleu, Freek Persyn, et Kersten Geers. Ce dernier est également professeur invité à la Graduate School of Design de la Harvard University.
Le nombre croissant de projets internationaux remportés par des bureaux belges est tout aussi remarquable. Les commandes étrangères décrochées de façon sporadique par bOb Van Reeth, Charles Van Den Hove, Stéphane Beel et Xaveer De Geyter vers les années 2000 (principalement aux Pays-Bas et en France) n’étaient qu’un avant-goût de l’impressionnante série de projets auxquels s’attellent aujourd’hui des architectes belges un peu partout en Europe et dans le reste du monde.
Les projets réalisés par des architectes belges en France au cours des dix dernières années – ou en chantier actuellement – en sont une belle illustration, surtout si l’on tient compte du réflexe protectionniste assez ancré dans l’Hexagone en matière de marchés publics. Le cabinet Robbrecht en Daem architecten a par exemple construit le nouveau bâtiment des archives de Bordeaux Métropole. Dans la même ville, le bureau OFFICE Kersten Geers David Van Severen mène en ce moment un projet de reconversion de halles industrielles en un bâtiment compact et multifonctionnel. La faculté d’économie de l’université de Strasbourg a été réalisée par Xaveer de Geyter Architecten, qui travaille également sur des logements à Nantes et sur un master plan (plan directeur) à Montpellier. L’année dernière, 51N4E remporte le prix AMO du «meilleur catalyseur urbain» pour la rénovation de l’Alvéole 12 à Saint-Nazaire en collaboration avec Bourbouze Graindorge, tandis que le Bureau Bas Smets mène actuellement un projet de grande envergure à Arles après avoir été commissaire d’ Agora, la Biennale de Bordeaux.
© M. Van Rossen.
Les Belges sont aussi à l’honneur à Paris. OFFICE Kersten Geers David Van Severen construit des logements dans le douzième arrondissement et a récemment remporté un important projet pour le groupe Galerie Lafayette. En outre, des architectes flamands et bruxellois travaillent – en collaboration avec de grosses pointures internationales telles que Grafton Architects, OMA ou Sou Fujimoto Architects – au grand plan directeur de Paris-Saclay, élaboré par Xaveer De Geyter architecten. Il s’agit de 51N4E (en collaboration avec Bourbouze Graindorge) et de Baukunst
(en collaboration avec Bruther).
La Flandre, moteur du renouveau architectural
Dans les années 1980 et 1990, une scène architecturale critique et sûre d’elle-même se développe en Belgique, grâce à l’émergence d’une nouvelle génération de jeunes universitaires – Marcel Smets, André Loeckx, Bart Verschaffel, Francis Strauven et Hilde Heynen – inspirés par leur maître à penser Geert Bekaert. Plusieurs concours internationaux d’architecture, notamment pour le Sea Terminal de Zeebruges (1989) ou dans le cadre d’Anvers Capitale européenne de la culture (1993), ouvrent des possibilités d’expérimentation en Belgique. À cet égard, la Stichting Architectuurmuseum S / AM joue un rôle crucial à partir de 1985 avec ses expositions «Jeunes architectes». Par ailleurs, le premier numéro du Jaarboek Architectuur Vlaanderen (Annales de l’architecture en Flandre) paraît en 1994. Toutes ces évolutions déboucheront sur la création du Vlaams Architectuurinstituut (VAi).
© «vai.be».
Certes, par rapport au Nederlands Architectuurinstituut (NAi), le VAi connaît des débuts plutôt timides, mais sur un point il se révèle être une formule gagnante. Cet institut d’architecture assez modeste déploie ses activités au sein du célèbre centre culturel deSingel
à Anvers, ce qui permet à l’architecture de toucher d’emblée un public plus large. Cette forme de collaboration stratégique est reprise quelques années plus tard par d’autres acteurs comme la revue A+, qui coordonne au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles les activités relatives à l’architecture, et Stad en Architectuur (Ville et Architecture), qui s’installe au Museum M à Louvain, chef-lieu du Brabant flamand. L’ensemble de ces événements crée un effet boule de neige, qui permet soudain à la culture architecturale d’occuper une place permanente dans les grands et petits temples culturels. D’où l’organisation jusqu’à ce jour d’un nombre sans précédent d’expositions, de conférences et de débats sur l’architecture.
Parallèlement, un événement peut-être encore plus important a lieu en 1999, avec la nomination – une fois de plus d’après le modèle des Pays-Bas – du premier Vlaams Bouwmeester (maître architecte flamand). Les pouvoirs publics flamands font appel à l’influent architecte anversois bOb Van Reeth pour les seconder dans la mise en place d’une maîtrise d’ouvrage exemplaire. Il élabore un cadre très performant, appelé Open oproep (appel ouvert), qui permet aux administrations locales de rechercher un architecte approprié pour leurs marchés publics: écoles, bureaux de poste, bibliothèques, centres de rencontre, établissements culturels, etc. Dès lors, une nouvelle culture de concours se déploie largement. Grâce à celle-ci tant les bureaux établis que les jeunes talents flamands et étrangers ont soudain accès à une grande quantité de marchés publics intéressants.
L’architecture de qualité gagne également du terrain à l’échelle internationale dans le cadre du city marketing, ce qui incite un certain nombre de villes, petites ou grandes, à nommer à leur tour un bouwmeester. L’une des premières villes à faire le pas est Eeklo, située en Flandre-Orientale, suivie plus tard par Anvers, Bruxelles, Charleroi et Gand. Le succès de l’initiative flamande en faveur d’une architecture de qualité trouve aussi un écho dans le sud du pays, où l’administration met sur pied la Cellule architecture de la Fédération Wallonie-Bruxelles, qui organise également des concours pour d’importants marchés publics. Il y a peu, l’Institut culturel d’architecture Wallonie-Bruxelles (ICA-WB) a vu le jour, et il est également prévu de nommer un bouwmeester wallon dans un avenir proche.
© «ica-wb.be».
Retour à la case départ ?
Alors que la crise financière mondiale de 2008 inaugure la fin de l’engouement international pour l’architecture néerlandaise, qui faisait sensation depuis les années 1990 dans le sillage de Rem Koolhaas, c’est précisément à cette époque qu’a lieu la véritable percée de la culture architecturale belge à l’étranger. Le caractère particulier de l’économie belge, avec ses nombreuses entreprises familiales non cotées en Bourse (tant parmi les maîtres d’ouvrage que parmi les architectes et les entreprises de construction), et l’absence de mesures d’austérité drastiques, contrairement aux Pays-Bas, entraînent un regain d’attention à l’international pour les réalisations des architectes belges. La Belgique continue à innover et à expérimenter en matière d’architecture. Quelque douze années plus tard, l’on en récolte les fruits. La Belgique a acquis une réputation mondiale de véritable paradis de l’architecture.
Au vu de ce qui précède, il est paradoxal que deux facteurs décisifs de ce succès avant tout flamand – la fonction de bouwmeester
et le soutien de la culture architecturale par les pouvoirs publics – subissent ces derniers temps des pressions croissantes. Le gouvernement flamand formé en octobre 2019 a lancé, avec peu de discernement et encore moins de sens des nuances, des réformes et des mesures d’austérité qui vont progressivement tarir la source de ce renouveau et de ce succès.