Iris van Herpen, designer de nouvelles formes et matérialités
En près de quinze ans, la «dame ex machina» de la mode a su ouvrir de nouvelles perspectives via sa vision interdisciplinaire qui fusionne haute couture, technologie, architecture, science et artisanat dans un mélange de tradition et d’innovation. Certaines de ses pièces maîtresses font l’objet d’une exposition au V&A de Londres, et d’autres seront bientôt présentées au MoMu d’Anvers, moment idoine pour une plongée dans le processus créatif d’Iris van Herpen.
Robes défiant la gravité, explorant les forces de l’électricité, puisant dans le rêve et l’hypnose, traduisant les variations sonores, magnétiques et numériques, sondant le monde souterrain fongique et la vie sous-marine… les créations textiles d’Iris van Herpen sont des merveilles techniques qui ont su marquer une véritable rupture dans l’industrie du style. Depuis 2007, la designer de mode néerlandaise de trente-sept ans a remporté les faveurs de la profession: elle est devenue l’un des membres éminents de la Fédération de la haute couture et de la mode, a gagné sa notoriété internationale, enchaîné les récompenses et conquis la sphère muséale.
© Wendelien Daan
Une petite vingtaine de collections plus tard, elle continue d’imposer sa vision avant-gardiste et expérimentale via des thématiques esthétiques, organiques et matérielles qui ne cessent d’explorer le champ des possibles de l’immatériel, l’inorganique, l’imperceptible, s’éloignant du vêtement comme simple ornement. Ses collaborations avec des ingénieurs du CERN, des scientifiques, des architectes, des designers ou encore des artistes et des chorégraphes l’amènent ainsi chaque saison à investir des univers inédits et complexes pour des résultats stupéfiants et insoupçonnés.
Symbiose des processus
Cette native de Wamel, petit village verdoyant des Pays-Bas où elle a grandi sans télévision ni magazine, a depuis fait du chemin. Formée à l’Institut des arts ArtEZ, passée chez Alexander McQueen, louée par Björk, Lady Gaga ou Beyoncé, cette figure de proue dans l’utilisation de l’impression 3D et de la découpe au laser combine avec maestria petites mains et machine pour des silhouettes toujours plus surprenantes, multidimensionnelles, émouvantes et futuristes. Abandonner ses collections de prêt-à-porter allait d’ailleurs dans ce sens. Pour elle, «la mode est une forme d’art». Un art qui se pense comme les codes du luxe entre exclusivité, unicité et rareté. Surtout, un art qui entretient «un rapport direct au corps», comme «l’expression de l’identité combinée aux désirs, aux humeurs et au cadre culturel», selon ses propres mots.
© Steffen Joergenseno
Un art hybride qui trouve donc parfaitement sa place dans les vitrines muséales, créant ainsi des passerelles avec d’autres secteurs qui nourrissent ses recherches. Et c’est l’un des premiers points fascinants de la démarche d’Iris van Herpen dont l’atelier est basé à Amsterdam: faire fi des sentiers battus de la mode en liant comme une évidence artisanat traditionnel et nouvelles technologies pour brouiller les frontières entre l’art, la science, la nature et l’ingénierie. Passé et futur ne semblent d’ailleurs faire plus qu’un via des pièces sculpturales et harmonieuses qui matérialisent les forces invisibles structurant notre monde. Dans son processus créatif, tout se stimule ainsi mutuellement pour mieux étudier dans un parfait équilibre les interdépendances et interconnexions engagées, avec au cœur, l’anatomie humaine, les formes féminines et l’identité.
Matières mouvantes
À l’observer, Iris van Herpen se laisse guider par l’intuition, la nouveauté, la forme, le durable, la lumière et le mouvement. Une philosophie de conception qui lui vient de ses années de formation en ballet classique et de ses recherches sur les volumes. Si, comme elle le formule, la beauté de la danse ne vit que dans l’instant où l’acte est exécuté, le cycle de vie du vêtement fonctionne à l’inverse. Résultat: ses créations ondulent, flottent, tournoient, encerclent, volettent, vibrent, se balancent et deviennent une extension du corps telle une seconde peau.
© Iris Van Herpen
L’air, l’eau, la terre sont autant d’éléments qu’elle expérimente, se nourrissant des impulsions organiques dans les mouvances du monde naturel. Ses idées naissent des phénomènes sensoriels, des curiosités entomologiques, des profondeurs marines, des entrailles terrestres, des systèmes nerveux cérébraux, des ondes magnétiques… Tous ces designs objectivent ainsi les champs imperceptibles qui prennent corps sur des robes géométriques aux allures de serpent, de cathédrale, d’exosquelette ou en forme d’éclaboussure d’eau et de nuage de fumée. Ses choix de matériaux, innovants par leur traitement méticuleux et élaboré, façonnent des silhouettes sensuelles, vivantes, fluides, excentriques, étranges, troublantes.
© Molly SL Lowe
Cette créatrice aux doigts de fée dit sélectionner des matières pour leur confort et leur beauté propre. «Elles doivent me surprendre et m’emmener vers des univers à expérimenter, tout en étant capable d’être imprimées en 3D», explique-t-elle souvent. À commencer par le cuir, au caractère inattendu à la fois malléable, fort, souple, flexible. Elle se laisse aussi séduire par les baleines de parapluie, le plastique à effet optique, les fils de bateaux industriels, le Plexiglas, les chaînes métalliques, les feuilles d’acrylique, les tubes en silicone, les perles d’opale, la gaze métallique tissée, les fibres en polyamide, l’organza de soie, le filament transparent, les chaînes de moteur, les plumes, l’acier inoxydable, la résine, la dentelle, le cuivre, l’or…
Biomimétisme et posthumanisme
L’autre point passionnant est sa quête permanente d’un nouveau langage visuel et matériel qui dérive souvent du mouvement posthumaniste. Celui-ci redéfinit la notion de l’individu via son rapport aux technologies et son hybridation aux machines. Dans la réflexion de la mode, particulièrement, il agit comme «une poussée et une traction constantes». L’impression 3D montre ainsi sa capacité à capter et à reproduire les morphologies dans des zones impossibles à concevoir sans technologie. Le travail éthéré et transcendantal d’Iris van Herpen libère en effet des formes rayonnantes nées de cette relation entre le corps humain et le monde naturel. Un processus de pensée et d’inventivité qui appelle, de surcroît, à s’ouvrir à tout un vocabulaire riche et inexploré lié à chacun de ses défilés.
© Iris Van Herpen
Ses collections investissent ainsi à merveille les mondes numériques, physiques et magnétiques («Radiation invasion», «Escapism», «Magnetic Motion», «Between the lines»), le concept futuriste de la terraformation («Hacking Infinity»), la symbolique des corbeaux transformés en or («Chemical Crows»), l’étude de la cymatique qui visualise les ondes sonores comme des motifs géométriques («Seijaku»), l’idée de la matérialité et de la légèreté aéroportées («Aeriform»), l’intégrité physique de l’individualité et de l’autonomie du corps («Biopiracy»).
Mais aussi les paysages naturels et artificiels du monde à vol d’oiseau retraçant les lois de l’entropie («Ludi Naturae»), les phénomènes sensoriels, liquides et naturels («Synesthesia», «Voltage», «Hypnosis», «Crystallization», «Sensor Seas»), le concept des rêves («Lucid»), les univers microscopiques («Micro»), l’exploration des matières semi-vivantes («Hybrid Holism»), les chimères mythologiques et astrologiques («Shifs Souls») ou encore la beauté macabre des momies de l’Égypte antique et la technique d’embaumement («Mummification»).
À cela se greffe naturellement une approche biomimétique, qui consiste à s’inspirer des fonctions du vivant par le biais de l’innovation et de l’ingénierie. Dans le court métrage Biomimicry, conçu pour le Dutch National Ballet, la designer explore entre autres la relation symbiotique entre la mode et la danse, l’humain et la nature. La robe de la danseuse, JingJing Mao, fusionne ainsi avec le décor désertique dans une chorégraphie de mouvements gracieux.
Entre terre, ciel et mer
En 2021, ses recherches se poursuivent dans deux nouvelles collections où l’expérimentation le dispute toujours au sublime, entre les racines de la renaissance avec «Roots of Rebirth» et le sentiment de liberté et d’aventure avec la collection «Earthrise» (Lever de Terre). La première, présentée en janvier, fait référence à la complexité des champignons et à l’enchevêtrement de la vie qui respire sous nos pieds, tissant un dialogue entre le terrestre et le monde souterrain à partir du «wood wide web». Le mycélium, partie ramifiée du champignon en forme de dentelle, a ainsi influencé les silhouettes et les embellissements. La créatrice a collaboré avec Parley for the Oceans, l’ONG environnementale fondée par l’ancien designer Cyrill Gutsch. Iris van Herpen a notamment présenté la robe Holobiont, confectionnée avec le tissu Parley Ocean Plastic fabriqué à partir de débris marins recyclés et collectés sur les côtes du monde.
© Iris van Herpen
«Earthrise», dévoilée en juillet, laisse place au spectaculaire. Le titre fait écho à la photographie prise en 1968 par William Anders, membre de la mission Apollo 8 dans la perspective d’un astronaute contemplant la Terre depuis la Lune. «À l’image de notre planète, j’ai privilégié les tons verts et bleutés dans la collection. Les archives de la NASA ont aussi été une grande source d’inspiration», a-t-elle expliqué sur les réseaux sociaux. Cette série s’accompagne d’une performance aérienne dans un film vertigineux qui érige la discipline en porte-étendard avec la collaboration de la Française Domitille Kiger, championne du monde de parachutisme. Un thème qu’Iris van Herpen avait déjà abordé dix ans plus tôt pour «Capriole», matérialisant la sensation ressentie avant et après un saut en parachute.
Dans ce vortex de création, ses robes bouleversent, émeuvent et se révèlent plus en phase avec les corps. Comme elle le souligne elle-même: «Cette nouvelle collection est liée à mon propre développement. La relation entre le vêtement et la femme qui le porte devient de plus en plus importante.»
© Iris van Herpen
Aujourd’hui, cette reine de la fashion tech, dont le talent n’a d’égal que son imagination, continue d’éblouir les podiums et d’être courtisée par les musées. À l’instar du MoMu d’Anvers pour l’exposition P.LACE.S qui retrace l’histoire de la dentelle et montre comment certains stylistes expérimentent la transparence avec l’impression 3D et la découpe au laser. Et du V&A de Londres via Alice: Curiouser and Curiouser, qui fait la part belle à la robe Infinity de sa collection «Hypnosis», où un modèle traversait le portail cinétique «Omniverse», jouant avec les concepts d’espace, de temps et d’échelle qui viennent rappeler l’imaginaire d’Alice au pays des merveilles. Iris van Herpen, résolument à la croisée des mondes.
P.LACE.S: Regards entrelacés sur la dentelle anversoise
du 25 septembre 2021 au 2 janvier 2022
Musée de la Mode d’Anvers et quatre autres lieux à Anvers
Alice: Curiouser and Curiouser
jusqu’au 31 décembre 2021
V&A – Victoria and Albert Museum, Londres
Le site web d’Iris Van Herpen: https://www.irisvanherpen.com/