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Isaac le Maire, le Tournaisien d’origine qui s’est rebellé contre la Compagnie néerlandaise des Indes orientales

Par Pieter Trogh, traduit par Ludovic Pierard
2 octobre 2024 7 min. temps de lecture

Isaac le Maire a marqué de son empreinte l’âge d’or d’Amsterdam. Évincé de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (VOC), qu’il avait pourtant contribué à fonder, ce commerçant des Pays-Bas méridionaux, originaire de Tournai, a décidé de tracer sa propre voie. C’est ainsi qu’il a découvert le Cap Horn et, par la même occasion, une route qui aurait pu mettre fin au monopole de la Compagnie. Dans Rond de Kaap (Autour du Cap), Tom Dieusaert revient sur l’histoire peu connue de ce personnage pourtant fascinant.

Isaac le Maire contra de VOC, ou en français, Isaac le Maire contre la VOC: le sous-titre choisi par l’écrivain et journaliste Tom Dieusaert (°1967) a de quoi piquer la curiosité du lecteur, qui s’attend à plonger dans l’histoire passionnante d’un marginal qui s’attaque à l’une des plus grosses multinationales de son époque. Mais le conflit n’éclate en réalité qu’à la moitié du livre, après une assez longue entrée en matière.

Entre 1566 et 1648, les Pays-Bas sont déchirés par la guerre de Quatre-Vingts Ans, qui oppose les provinces néerlandaises au roi d’Espagne. Après la chute d’Anvers, en 1585, le territoire se retrouve scindé en deux. Les provinces du nord du pays forment une République indépendante, tandis que les territoires du sud restent sous administration espagnole. Cette rupture entraine une véritable fuite de capital – intellectuel et économique – vers le Nord, plus tolérant sur le plan religieux. Peu désireux de revivre le règne de terreur du duc d’Albe, des centaines de marchands calvinistes quittent Anvers pour rallier Amsterdam. Cet exode marque à la fois la fin de l’âge d’or anversois et le début de l’essor amstellodamois. Parmi ces migrants figurait un fin renard du nom d’Isaac le Maire (1558/1559-1624).

Dieusaert raconte l’histoire de Le Maire comme une croisade personnelle qu’il mêle à la biographie de son protagoniste et de ses contemporains. Dans l’ensemble, cette approche est une réussite, même si, dans la première partie, l’auteur se perd en digressions qui cassent l’allure du récit. Le lecteur n’a pas vraiment besoin de savoir que l’un des interlocuteurs de Dieusaert a dû se rendre aux toilettes, ou que les centres de reprographie d’Ostdunkerque sont fermés au début du mois de janvier. En réalité, Dieusaert excelle plutôt lorsqu’il s’efface et utilise sources primaires, comptes rendus de voyage et recherches existantes pour capturer la mondialisation et le capitalisme d’antan, et rendre cet univers de commerce, d’expéditions, de réseaux, d’actions et de spéculation accessible à un large public. La clarté avec laquelle il dépeint le contexte historique permet d’ailleurs au lecteur de mieux comprendre Le Maire et son entourage.

Isaac le Maire est né à Tournai, au sein d’une famille marchande calviniste. Comme beaucoup d’autres calvinistes, les Le Maire ont fui les persécutions religieuses du duc d’Albe et se sont réfugiés à Anvers, plaque tournante du commerce international d’épices et cœur battant du monde financier de l’époque. À Anvers, Isaac se fait un nom en tant que marchand d’épices et capitaine de la milice locale, mais à la chute de la ville, il est à nouveau contraint de fuir.

En 1586, Le Maire pose ses valises à Amsterdam, où il se hisse rapidement au rang de négociant de renom grâce à un réseau des plus lucratif. Son portefeuille compte pas moins de soixante-quinze contrats de fret, et les navires de sa compagnie multiplient les voyages vers l’Espagne, le Portugal et la mer Baltique. Les contrats d’assurance de Le Maire stipulent que l’homme a de l’expérience en navigation internationale, et le décrivent comme un aventurier et un spéculateur auquel le risque ne fait pas peur. Au début des années 1590, son terrain d’activité commence à s’étendre vers la Grèce, la Guinée et l’Amérique du Sud.

Mais le véritable eldorado, c’est le commerce avec les Indes orientales, et les Pays-Bas comprennent que «pour survivre en tant que nation», ils doivent suivre l’exemple des Portugais et se faire une place sur les marchés de l’Est. L’un des plus fervents partisans des expéditions vers les Indes n’est autre que Pieter «Plancius» Platevoet, un prédicateur calviniste originaire de Dranouter, en Flandre-Occidentale, qui y voit autant d’opportunités d’envoyer des missionnaires religieux dans cette région. D’ailleurs, pour encourager les marchands et les investisseurs à franchir le pas, Plancius, qui est également cartographe, publie des cartes contenant des légendes alternatives qui précisent quelles sont les îles où l’on peut trouver du poivre, des clous de girofle, de la noix de muscade ou du macis.

Plusieurs compagnies se lancent alors à la conquête de l’Est, ramenant de chaque nouveau voyage, fructueux ou non, de précieuses informations. C’est sur ce capital qu’une nouvelle compagnie nationale bâtira son empire, aidée par la généreuse contribution d’innombrables actionnaires. L’idée, avancée par l’homme d’État néerlandais Johan van Oldenbarnevelt, était de créer une structure rassemblant plusieurs groupes concurrents afin de stabiliser les prix des marchandises et de donner aux Pays-Bas une chance de prendre le pas sur la concurrence étrangère. C’est ainsi que naît la «Compagnie des Indes orientales» (en néerlandais Verenigde Oost-Indische Compagnie, ou VOC), le 1er septembre 1602.

Isaac le Maire fait partie des pionniers et des grands investisseurs de la VOC, mais sa mentalité individualiste et son caractère contrariant l’amènent inévitablement à s’opposer au monopole de la Compagnie, dont il finit par être évincé. S’engage alors une lutte de plusieurs années entre le marchand et les puissants dirigeants de la VOC. Si Le Maire pointe du doigt les vrais manquements de la compagnie, qu’il accuse notamment de mauvaise gouvernance et de négligence envers ses actionnaires, il n’hésite pas non plus à se lancer dans une campagne de sape. Il sème par exemple de fausses informations sur la situation dans les Indes orientales afin d’influencer le marché à terme des actions, ou échange des actions à un prix plancher avec d’autres spéculateurs tout en répandant une rumeur selon laquelle ces actions ont dégringolé, pour pouvoir les racheter encore moins cher.

Le Maire a donc connu des revers, mais il ne s’avoue pas vaincu pour autant. D’autant qu’il cache un atout dans sa manche: l’ambition de mettre un terme au monopole de la VOC sur les routes traditionnelles (via le détroit de Magellan ou le cap de Bonne-Espérance) en contournant la pointe méridionale de l’Amérique du Sud et en faisant escale sur la mythique «Terre australe» (c’est-à-dire l’Australie). Le marchand est convaincu qu’une renommée éternelle l’attend derrière l’horizon.

Le Maire met son audacieux plan à exécution depuis la ville de Hoorn, en Frise occidentale. Un navire commandé par son fils, Jacob le Maire, prend ainsi la mer le 14 juin 1615 avec, à son bord, des marins expérimentés, mais aussi la fameuse carte d’Hondius, le seul cartographe qui suggérait alors l’existence d’un «nouveau chenal». Fin janvier 1616, Jacob le Maire atteint, après un plus de sept mois de navigation sans encombre ou presque, le passage entre la Terre de Feu et l’île des États. Ce bras de mer est baptisé «détroit de Le Maire» en l’honneur des hommes à l’origine de sa découverte. L’île la plus au sud se voit quant à elle attribuer le nom du point de départ de l’expédition, et devient ainsi le cap Horn (originellement orthographié «Hoorn»).

Mais quel est l’impact réel de cette entreprise? Le chemin découvert par Le Maire a le potentiel de mettre un terme au monopole de la VOC sur les routes vers les Indes orientales, et permet même de gagner quelques semaines par rapport à l’itinéraire passant par le détroit de Magellan. Malheureusement, les Le Maire n’auront jamais l’occasion de mettre leur découverte à profit, ni d’acquérir la gloire dont ils rêvaient, car la suite du voyage est un véritable désastre. L’expédition poursuit sa route vers les Indes orientales, mais rate l’Australie, l’objectif secondaire secret du voyage. À Jakarta, le navire est confisqué par la VOC, tout comme les journaux de bord, comptes rendus et cartes qui se trouvent à bord. L’équipage est arrêté et reconduit aux Pays-Bas. Jacob le Maire décède au cours du voyage.

Isaac le Maire perd ensuite sa guerre des brevets contre le VOC. Les Indes orientales restent ainsi le territoire commercial exclusif de la Compagnie, et Le Maire perd, dans la foulée, tout droit sur la nouvelle route découverte par son expédition. Pour couronner le tout, d’autres se permettent de s’approprier sa découverte. Sous l’impulsion de la VOC, Willem Schouten, l’un des marins de l’expédition, publie ainsi le compte rendu du voyage en 1618, récoltant au passage tous les lauriers. Cette publication sera traduite en cinq langues. Le Maire tente de rétablir la vérité en 1622, avec une contrepublication dont la préface minimise le rôle joué par Schouten. Mais le mal est déjà fait. Ce bras de fer avec la VOC se poursuit pendant plusieurs années. Le marchand tente notamment de récupérer ses actions et intérêts, en vain. L’ennemi est finalement trop puissant. Isaac le Maire décède en 1624 et est inhumé dans le cimetière de la Buurkerk d’Egmond-Binnen, en Hollande-Septentrionale, loin du centre de pouvoir du pays.

Avec Rond de Kaap, Tom Dieusaert livre un récit clair et convaincant qui honore l’héritage longtemps oublié d’Isaac le Maire.

Tom Dieusaert, Rond de Kaap. Isaac le Maire contra de VOC. Ertsberg, 2023.

Pieter trogh

Pieter Trogh

collaborateur scientifique à In Flanders Fields Museum

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