Grand âge et souvenirs douloureux: «Au crépuscule» de Jaap Robben
Au crépuscule, roman de l’auteur néerlandais Jaap Robben, est une histoire de vie bouleversante, qui met en perspective de grandes questions de société d’hier et aujourd’hui.
Depuis 2004, l’auteur néerlandais Jaap Robben, traduit dans une dizaine de langues, a publié des albums de jeunesse, des recueils de poésie, trois romans, de la non-fiction et des pièces de théâtre. Ses romans se caractérisent par un style désormais très apprécié, aussi élégant que sa poésie. Son dernier roman, Au crépuscule (paru en néerlandais en 2022 sous le titre de Schemerleven), a pour personnage central une femme de 82 ans brusquement confrontée avec les fantômes de son passé. Malgré la charge dramatique et les nombreux thèmes abordés, ce roman est d’une lecture rendue aisée par une mise en récit raffinée, un développement conséquent, l’unité de lieu et un subtil mélange de dialogues et de monologues intérieurs. Le langage est direct et simple, même dans des scènes hautement théâtrales.
© St. Vanfleteren
Se passant de longues descriptions, Robben nous présente en peu de phrases la géographie et l’histoire récente de Nimègue, histoire qu’on peut supposer représentative pour bon nombre de villes de province en Europe. Quelques belles descriptions de la nature, toujours en symbiose avec une action ou un souvenir, frappent par leur sensibilité.
Au crépuscule a récemment été traduit en français par Guillaume Deneufbourg. Avec cette traduction, Deneufbourg témoigne d’une bonne plume et d’une compréhension sans faille du néerlandais. Le texte traduit respire une ambiance très proche de celle de l’original.
Frieda est Niméguoise de naissance, elle a 82 ans et une santé fragile. Elle vient de perdre son mari qui a été aussi son aidant. Son fils Tobias vide la maison parentale et Frieda se retrouve d’un jour à l’autre dans un établissement de soins où rien ne lui est familier. Elle a l’impression que tout disparaît, c’est perturbant. Son esprit s’accroche à quelques événements tels que les pieds nus de son mari défunt dépassant du brancard, un grand cactus qu’elle n’a pas le droit de garder ou un papillon de nuit attrapé par une araignée. Ces détails s’avèrent être tous liés aux moments les plus lumineux ou les plus sombres de son passé.
Inévitablement, Frieda revit l’amour interdit avec un homme marié qu’elle a rencontré durant l’hiver de 1963 lors d’une balade sur la glace. C’était la dernière fois que le Waal, le fleuve qui arrose Nimègue, a gelé. Frieda a 21 ans à ce moment, travaille chez un fleuriste et habite chez ses parents. Pendant quelques mois, Frieda et Otto vivent le grand amour. Mais Otto est bien marié et veut le rester, même quand il s’avère que Frieda est enceinte. Entre déni et résignation, elle refuse un avortement tardif tout comme un abandon du bébé après la naissance.
Quand la grossesse commence à se voir, elle est renvoyée de chez elle, puis licenciée de son emploi. Les mœurs de l’époque étaient sans pardon. Otto lui trouve une maison sordide dans les bas-quartiers de la ville bombardés en 1944 et encore en ruine. Il s’occupe du minimum nécessaire pour qu’elle ne meure pas de faim et de froid. L’hiver rude dans l’isolement se termine par un accouchement à huit mois d’un bébé mort-né qu’on cache à Frieda. Elle aperçoit seulement deux petits pieds qui dépassent d’un tissu… Toute sa vie, elle reverra cette image en se demandant où on a emmené le petit. D’Otto, elle n’aura plus de nouvelles.
Ses parents tolèrent à nouveau sa présence à condition qu’elle n’évoque jamais la grossesse ni le pénible accouchement.
Frieda se reconstruit dans le silence. Trois ans plus tard, elle se marie. C’est un bon mariage, consacré par la naissance de Tobias. Elle a enfoui sa mésaventure; heureusement, son mari accepte ses sautes d’humeur inexplicables. Maintenant qu’il est décédé, son amour de jeunesse et la manière inhumaine dont elle a été traitée lors de sa grossesse s’imposent violemment à sa mémoire à travers quelques souvenirs clés. Elle finit par parler du bébé disparu à son fils Tobias. Celui-ci, choqué, prend la mesure du drame et aide sa mère à trouver les traces d’Otto.
Des retrouvailles émouvantes entre les anciens amants ont lieu, mais quand le nonagénaire lui raconte où il a fait enterrer le bébé mort-né à l’époque, une colère immense envahit Frieda: pendant soixante ans elle a souffert de ne pas savoir où était son bébé, tandis qu’Otto savait pendant tout ce temps! En larmes, elle le quitte d’un pas aussi décidé que possible avec son déambulateur.
L’auteur a érigé un monument impressionnant pour les femmes et enfants qui ont été victimes d’une grave injustice commise en Europe dans un passé pas si lointain
Avec Tobias, elle ira au cimetière indiqué par Otto pour apprendre que jusqu’aux années 1990 des centaines de bébés non-baptisés et anonymes y ont été enterrés en bordure, hors de la terre consacrée.
De manière ingénieuse, Robben alterne les souvenirs de Frieda avec des scènes du présent. Elle a du mal à faire le deuil de son mari. Elle réagit de manière stoïque à la grossesse de sa belle-fille et se montre agressive à l’égard d’un soignant. Au fur et à mesure, le lecteur arrive à interpréter les signes et comprend à quel point le poids du passé est responsable de la détresse de la vieille femme.
Inspiré par l’inauguration d’un monument aux Enfants oubliés à Nimègue en 2008, Jaap Robben fait preuve d’une empathie étonnante et d’une fine connaissance de domaines aussi divers que la psychologie, la situation des personnes âgées, la situation des femmes célibataires dans les années 1960 et l’histoire de Nimègue. Avec ce roman d’un réalisme tout à fait contemporain, l’auteur a érigé un monument impressionnant pour les femmes et enfants qui ont été victimes d’une grave injustice commise en Europe dans un passé pas si lointain.
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