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Jacobus Vrel hors de l’ombre de Vermeer

Par Gerdien Verschoor, traduit par Caroline Coppens
27 avril 2023 7 min. temps de lecture Vermeer, encore et encore

À la mi-juin, la Fondation Custodia de Paris inaugurera une grande exposition consacrée à l’œuvre du peintre néerlandais du XVIIe siècle Jacobus Vrel. «À l’œuvre de qui?», vous demandez-vous probablement. Contemporain de Vermeer, il est longtemps resté dans l’ombre de son célèbre homologue. Récit d’une (re)découverte.

Ma première rencontre avec Jacobus Vrel (actif vers 1635/1640 – 1660) a eu lieu lors d’une sombre journée de février 2001. Je ne travaillais que depuis quelques jours comme conservatrice au château Nijenhuis
près du village de Heino (non loin de Zwolle), lorsque mon regard a été attiré par un petit tableau intimiste. Au centre du panneau, on voit une femme occupée à sa lessive.

Ses mains pétrissent énergiquement le linge dans la cuve, son regard est concentré sur son travail, elle a un foulard noué autour de la tête. L’intérieur dans lequel elle se trouve est dépouillé, avec seulement quelques casseroles et poêles sur le sol, un chat endormi sur une chaise et un panier à linge vide. Il faut vraiment y regarder de près pour s’apercevoir que la forme appuyée contre le panier n’est pas une casserole ou une poêle, mais un petit garçon portant un chapeau.

Nostalgie

Le tableau m’a immédiatement interpellée. Était-ce dû au déménagement de Pologne que je venais de vivre, et aux mois d’agitation qui l’avaient précédé? Ou à l’apparente tranquillité de mon nouvel environnement de travail, dans un petit château isolé dans une zone rurale, après avoir travaillé dans la métropole de Varsovie? Ou était-ce parce que le sujet me touchait: ce simple geste de laver -combien d’heures de sa vie cette femme aurait-elle passées au-dessus de sa cuve avec ce flot incessant de draps, de bas et de jupons? Mais le tableau a également eu sur moi un effet magique, car il m’a véritablement happée. Il m’a rendue quelque peu nostalgique, comme si je voulais être moi-même cette femme vaquant à la lessive dans la sécurité d’un intérieur hollandais. Je n’ai appris que bien plus tard que Jacobus Vrel avait peut-être travaillé à Zwolle, la ville où, depuis Heino, j’ai contribué à développer le nouveau Museum de Fundatie.

La naissance d’une exposition

Une fois Vrel rencontré, il ne m’a plus lâchée. Je l’ai vu à Madrid et à Vienne, à Paris et à Saint-Pétersbourg. Chaque fois, j’ai eu l’impression d’entrer dans le même salon où se trouvait la même femme, si reconnaissable à sa robe noire, son tablier gris, son châle blanc, ses manches rouges et son bonnet. Elle a rarement montré son visage. Elle farfouillait dans un tiroir, fixait le feu, regardait par la fenêtre, portant son regard sur un monde extérieur qui nous reste invisible. Là, nous imaginons le paysage urbain de l’œuvre antérieure de Vrel, avec les rues où la même femme discute avec les commerçants et les marchandes.

Plus tard encore, je m’étais rendue à Détroit avec CODART, un réseau international de conservateurs concernés par l’art des Plats Pays. Nous y étudiions la collection de maîtres anciens du Detroit Institute of Arts. Et là, un autre Vrel envoûtant est sorti du dépôt: Intérieur avec une femme peignant les cheveux d’un enfant, et un garçon près d’une porte. L’intérieur vide, le cerceau sur le sol, le petit garçon qui regarde dehors, mais surtout le mur vierge sur lequel tombe la lumière, font de ce tableau un joyau. Et je n’étais pas la seule de cet avis. C’est Bernd Ebert, chef du département de la peinture baroque hollandaise et allemande des Bayerische Staatsgemäldesammlungen, Alte Pinakothek de Munich, qui avait fait sortir le panneau du dépôt. Il l’étudia de près avec Quentin Buvelot, conservateur en chef du Mauritshuis à La Haye. Un projet de collaboration internationale était né. La Fondation Custodia, propriétaire du magnifique tableau Femme à la fenêtre faisant signe à une fillette, s’est jointe à eux en la personne de sa conservatrice, Cécile Tainturier.

Un personnage énigmatique

Que sait-on de Jacobus Vrel? En vue de la grande exposition Vrel (début 2023 au Mauritshuis à La Haye et à partir du 17 juin 2023 à la Fondation Custodia de Paris), des recherches scientifiques approfondies sur l’artiste ont été menées par une équipe internationale à laquelle se sont associés les trois musées susmentionnés. Les résultats ont donné lieu à un catalogue raisonné monumental, publié à l’été 2021.

Vrel est sans doute né dans l’est de ce qui est aujourd’hui les Pays-Bas (à Zwolle?, à Deventer?), où il a vraisemblablement aussi travaillé. «Sans doute» et «vraisemblablement» parce qu’aucun document sur la vie de Vrel n’a été trouvé et que ce que nous savons de lui a été reconstitué sur la base de son petit corpus d’œuvres. On ne connaît qu’une cinquantaine de peintures de sa main. Au début de sa carrière, Vrel a peint surtout des scènes de rue. Au fil des ans, celles-ci ont cédé la place à des intérieurs marqués par une sérénité toujours plus grande.

En raison du choix des sujets et de sa façon de peindre, l’œuvre de Vrel a souvent été confondue avec celle de contemporains tels que Johannes Vermeer et Pieter de Hooch. Certaines de ses peintures ont longtemps été attribuées à Vermeer et il est même arrivé que les signatures de Vrel aient été falsifiées pour être remplacées par la signature du maître de Delft (une intervention assez aisée, les deux peintres ayant les mêmes initiales). L’exposition à la Fondation Custodia présentera plusieurs œuvres autrefois acquises comme des Vermeer, dont Scène de rue avec une boulangerie près d’un rempart (vraisemblablement la Waterstraat à Zwolle) et Intérieur avec une vieille femme lisant et un garçon derrière la fenêtre.

Ascension et rayonnement

Mais comment Jacobus Vrel a-t-il été découvert et de quelle manière son œuvre a-t-elle gagné une place dans l’histoire de l’art? Le catalogue contient un intéressant article de Cécile Tainturier sur la méconnaissance, l’ascension et le rayonnement de Jacobus Vrel.

Nous y apprenons qu’il n’existe qu’un seul document du XVIIe siècle dans lequel l’artiste est mentionné, sous le nom de «Jacob Frell». Ce nom figure en effet dans un inventaire de peintures ayant appartenu à l’archiduc Léopold-Guillaume de Habsbourg, gouverneur des Pays-Bas méridionaux entre 1647 et 1656 et l’un des plus importants collectionneurs du XVIIe siècle. Et même si l’archiduc avait en sa possession pas moins de trois œuvres de «Frell», le nom de Jacobus Vrel est rapidement retombé dans l’oubli.

Il y est resté jusqu’au XIXe siècle, lorsque le grand critique d’art français Théophile Thoré a mis l’œuvre de Vrel en exergue, bien que sous un autre nom. Dans son catalogue raisonné de… Johannes Vermeer, Thoré a inclus pas moins de sept œuvres aujourd’hui attribuées à Vrel. Deux historiens de l’art néerlandais renommés ont entamé de sérieuses recherches sur le mystérieux artiste. Ces connaisseurs ont étudié ses sujets, sa main et surtout sa signature. C’est ainsi qu’ils ont reconstitué son œuvre et que le maître inconnu a enfin commencé, lentement mais sûrement, à revendiquer sa place dans l’histoire de l’art. À partir des années 1980, son travail a été de plus en plus présent dans les expositions sur la peinture hollandaise.

Vrel et Vermeer

Vrel et Vermeer se connaissaient-ils personnellement? On l’ignore. Même après un examen approfondi de l’œuvre de Vrel, on ne peut le placer avec certitude dans une école de peinture ou une ville déterminée. Pourtant, la parenté est indéniable. Dans la si célèbre Ruelle de Vermeer, nous voyons les mêmes pavés, les mêmes briques, les mêmes murs cassés que dans les scènes urbaines de Vrel. Mais qui était là le premier?

Pour le savoir, des recherches dendrochronologiques –l’étude des cernes des panneaux en vue de dater les peintures– ont été menées. Il est ainsi apparu que Vrel était actif avant Vermeer et De Hooch. Vrel était donc le précurseur. Selon les chercheurs, il est très probable que Vermeer ait vu l’œuvre de Vrel et s’en soit inspiré.

Des escaliers grinçants

Permettez-moi de revenir à cette femme à la lessive qui m’a tellement impressionnée lorsque je travaillais à Heino. Elle fera partie de l’exposition à Paris. Cependant, l’attribution de ce petit tableau à Vrel a été mise en doute par les connaisseurs. Le panneau aurait-il été peint par Vrel lui-même ou plutôt par quelqu’un «de l’entourage» de l’artiste? La composition horizontale (Vrel peignant habituellement sur des panneaux verticaux), la perspective maladroite et les nombreux détails finement peints ont fait douter les connaisseurs.

Sur la base de nouvelles recherches, le tableau a tout de même fini par être attribué à Vrel et a été inclus dans le catalogue de l’œuvre. Les lettres du monogramme «JF» (avec lequel Vrel signait souvent) sont très semblables au monogramme d’une œuvre signée et datée de Vrel qui se trouve à Vienne. Le personnage féminin est aussi indubitablement issu du pinceau de Vrel. Et que dire des casseroles et des poêles qui encombrent la scène? À en croire les connaisseurs, elles pourraient bien avoir été peintes par «une autre main».

Bien entendu, cela n’affecte en rien mon amour pour ce petit tableau. J’aime toujours autant descendre dans la petite gare de Heino et, après une superbe promenade dans les bois, remonter l’allée et gravir les marches grinçantes de l’escalier du château Nijenhuis. Et c’est avec toujours autant d’émotion que je me retrouverai face à mon tout premier Jacobus Vrel.

L’exposition Jacobus Vrel à la Fondation Custodia de Paris aura lieu du 17 juin au 17 septembre 2023.
Bernd Ebert, Cécile Tainturier et Quentin Buvelot (dir.), Jacobus Vrel, peintre du mystère, avec catalogue raisonné, Hirmer Verlag, Berlin, 2021, 288 p.
Cet article a initialement paru dans Septentrion n° 7, 2023.
Gerdien Verschoor 1

Gerdien Verschoor

autrice et historienne de l'art

photo © Fjodor Buijs

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