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Jan Van Imschoot: Une liaison dangereuse avec l’histoire de l’art

Par Eric Bracke, traduit par Caroline Coppens
18 octobre 2021 10 min. temps de lecture

Peu de peintres contemporains d’importance se rattachent à l’histoire de l’art de manière aussi désinhibée et audacieuse que Jan Van Imschoot. Ce peintre flamand vivant en France perturbe la sérénité et la résignation qui émanent de ses exemples historiques à coups de pinceau téméraires, limite punk. Les quinze tableaux de sa récente série Le Bouillon de onze heures constituent un moment fort de son œuvre.

Translatio, imitatio et aemulatio -traduire, imiter et dépasser: telle a été la devise des artistes occidentaux durant des siècles. Ils se fondaient sur des exemples exceptionnels dans les genres traditionnels, le genre le plus élevé étant la peinture d’histoire. La notion de plagiat était inconnue, au contraire: l’emprunt était considéré comme un hommage à l’exemple inspirant.

L’emprunt, Jan Van Imschoot (°1963) y a amplement recours dans sa dernière exposition intitulée Le Bouillon de onze heures (à la galerie Templon à Bruxelles, fin 2020-début 2021). Chaque toile de cette série semble être une ode à grande échelle aux «vanités» très en vogue aux Pays-Bas au XVIIe siècle. Ces natures mortes montrent les reliefs d’un repas – poissons, huîtres, pains, pâtisseries – accompagnés de verrerie, de verres Römer, d’assiettes et de couverts en étain ou en argent. Les peintres rivalisent d’habileté dans la reproduction de la matière, des plis de la nappe, de l’éclat de l’argent et des reflets dans les verres.

Par ailleurs, certains éléments rappellent au spectateur le caractère éphémère de la vaine existence terrestre. Une bougie presque consumée, une horloge ou une tête de mort nous confrontent à notre finitude, tandis que la courbure d’une pelure de citron met en garde contre les apparences attrayantes qui risquent de laisser un goût acide.

Un langage secret

Pour ses toiles baroques et virtuoses du Bouillon de onze heures, Van Imschoot s’est inspiré des natures mortes de Willem Claeszoon Heda (1594-1680). Très tôt déjà, il est intrigué par les deux «vanités» de ce peintre de Haarlem exposées au musée des Beaux-Arts de Gand. Outre les symboles qui nous rappellent que tout est vanité (Ecclésiaste 1:2), Van Imschoot découvre un langage secret lié à la répression que les rigoristes protestants faisaient autrefois subir aux catholiques. Ainsi, Claeszoon Heda a peint sur un pichet en argent le reflet d’une fenêtre ornée d’une croix catholique, mais d’une manière telle que seuls ceux qui la cherchent puissent la repérer.

L’idée de vanité est également exprimée dans le titre de l’exposition. À l’époque, les mauvaises langues prétendaient que si, dans leurs hospices, les nonnes faisaient boire aux mourants un bouillon (empoisonné?), ils ne passaient même pas la nuit.

Jan Van Imschoot peint ses quinze natures mortes avec des gestes plus amples que son exemple historique et montre avec bravoure qu’il maîtrise le rendu de la matière. Mais la sérénité et la résignation qui se dégagent des natures mortes du XVIIe siècle sont perturbées chez lui par des coups de pinceau téméraires, limite punk: à l’arrière-plan du Déménagement des temps, on voit Notre-Dame de Paris brûler comme une torche, tandis que, sur une assiette en étain posée sur la table, quelques lignes de coke attendent d’être sniffées.

Ailleurs, Van Imschoot a nettement accentué les allusions sexuelles et brisé les bougies dans un chandelier comme s’il s’agissait d’un message codé en morse. Ci et là, l’agitation est encore exacerbée par des plats en équilibre précaire sur le bord des tables, des nappes désordonnées et des mots écrits nonchalamment sur certaines toiles.

Dans la nature morte La Crème de tartre hollywoodien, la formule chimique de la crème de tartre est inscrite sur un crâne, un verre a été glissé sur le bec d’une cruche et le pédoncule d’une poire brûle telle la mèche d’une bougie avec, derrière, un gâteau au citron entamé. Eat this, Harvey Weinstein: telle est l’interprétation qu’en a donnée la critique d’art flamande Barbara De Coninck dans la revue HART.

Cet hommage est donc loin d’être innocent: à croire que l’artiste s’est défoulé sans complexes dans une trance diabolique. Ce n’est pas un hasard si une autre toile, fondée sur l’une des natures mortes de Claeszoon Heda présentées au musée gantois, est intitulée L’Adultère des époques.

Anarcho-baroque

Jan Van Imschoot est l’un des rares peintres contemporains d’importance qui se rattachent à l’histoire de l’art de manière aussi désinhibée et audacieuse. Il se qualifie lui-même de peintre anarcho-baroque et se place dans le prolongement des générations de peintres non académiques qui ne se soucient pas des règles. Au début de cette lignée se trouve le peintre vénitien Le Tintoret (1518-1594).

Lorsqu’il fréquente l’Académie des beaux-arts de Gand, le jeune Van Imschoot ne trouve pas tout de suite sa voie avec ses toiles figuratives au trait fin. Après sa formation, il laissera ses pinceaux pendant près d’un an et ira travailler à la chaîne de montage de l’usine Volvo. C’est en découvrant Le Tintoret, avec sa dynamique dramatique formée par des personnages en mouvement et ses contrastes de lumière et de couleurs, que le Gantois prend un nouveau départ.

L’étude du Tintoret se traduit notamment par des compositions narratives plus complexes, impliquant davantage de personnages. Pourtant, le développement de Van Imschoot ne se déroule pas de façon linéaire, que ce soit sur le plan thématique ou stylistique. À propos de ce parcours chaotique, le publiciste et concepteur d’expositions Bart Cassiman compare l’artiste dans une interview au peintre français Francis Picabia (1879-1953).

Malgré les nombreux chemins de traverse qu’il emprunte, Van Imschoot se montre avant tout un peintre d’histoire contemporain qui s’empare d’événements importants et de mythes (religieux) et les entache généralement d’anachronismes.

Sur le plan thématique, son œuvre est dominée par le morbide et le grotesque, avec pour sujets favoris les exécutions, la souffrance, la torture et les morts exposés. Plutôt que des représentations douloureuses et crues, ses toiles sont un commentaire visuel sur une situation, jailli d’une imagination fantasque, parfois ensorienne. Entre la présentation et ce que suggère le titre généralement ironique règne une tension énigmatique. Malgré l’humour noir qui s’en dégage, ces tableaux ne sont pas supposés être drôles. À en croire l’artiste lui-même, il éclaire des facettes amères, intemporelles de l’existence humaine.

Le sublime face au trivial

Dans un premier temps, le peintre relativise en gardant une certaine distance par rapport à son sujet. Dans la première moitié des années 1990, il recouvre souvent l’image d’une trame; plus tard apparaissent à côté du motif représenté des mots ou des fragments de texte produisant un effet étrange. À la même époque, il commence à peindre davantage en séries, abordant chaque fois le thème d’une manière différente. L’artiste étudie son sujet de façon très approfondie, mais les toiles qui en résultent ont rarement une valeur documentaire.

Dans la série consacrée à l’exécution de l’empereur Maximilien du Mexique (1867), un sujet représenté par Manet dans un tableau célèbre, Van Imschoot brosse entre autres un peloton d’exécution dans les latrines, où les soldats tentent désespérément de retenir un besoin pressant. L’image du peloton d’exécution est inspirée d’une photo de François Aubert, mais les vessies pleines sont issues de l’imagination de l’artiste. Le contraste entre la gravité fatale de leur mission et la petite histoire anecdotique humaine ou, dans d’autres cas, entre le sublime et le trivial est typique pour Van Imschoot.

Les martyres que Van Imschoot peint en 1998 s’inscrivent dans cette approche. Ce qui fascine l’artiste dans ces représentations de la foi et la souffrance, c’est la manière dont les histoires stéréotypées ont été exagérées par la croyance populaire et sont devenues des icônes indépendantes dans la peinture (La Canonisation du Hymen/ une invitation de la sainte colère par des pucelles).

Le contraste entre l’esthétique d’une part et la souffrance et la mort d’autre part caractérise les nombreuses représentations de morts exposés, parés de vêtements et de bijoux précieux. Recrystallisation of a Mental Maidenhood, une série de 2002, rappelle les portraits poignants réalisés par Ferdinand Hodler et le peintre belge James Ensor (1860-1949) au lit de mort de leur mère. La série Death Row Fashion, réalisée la même année, s’inscrit dans le prolongement de la contradiction évoquée: pour le moment ultime, ces condamnés à mort ont enfilé un costume et une cravate.

Reconstruction d’une famille royale

Van Imschoot fait régulièrement référence à des tableaux historiques, mais depuis quelques années l’histoire de l’art elle-même est devenue un sujet majeur dans son œuvre. Confession of a Painter de 1999 est le premier annonciateur de ce dialogue avec d’illustres prédécesseurs historiques. Dans cette œuvre, qui a mis certains de ses fans mal à l’aise lors de l’exposition chez Bonakdar Jancou (New York), Van Imschoot s’attaque aux Ménines (1656) de Diego Vélasquez. Ce portrait de groupe, qui présente plusieurs niveaux de lecture et où Vélasquez s’est également réservé une place, intrigue les artistes depuis des siècles. Pablo Picasso, pour ne citer que lui, en a peint cinquante-huit versions différentes en un an.

Selon l’interprétation la plus répandue, Vélasquez regarde, de derrière la grande toile posée sur le chevalet, le couple royal situé hors champ pendant qu’il réalise leur portrait. Si on regarde bien, on peut voir leur reflet dans le miroir suspendu au mur du fond.

Alors que Vélasquez place l’infante Marie-Thérèse, la fille de la reine d’Espagne, au centre de la toile, Van Imschoot peint sa mère à ses côtés, laissant littéralement le père, Philippe IV, dans l’ombre. Marie-Anne d’Autriche, la reine d’Espagne, sa fille de cinq ans et le peintre se trouvent, bien éclairés, quasiment sur la même ligne.

À en croire Jan Van Imschoot, la symbolique de Vélasquez doit beaucoup au peintre anversois Joachim Beuckelaer (1533-1574). Van Imschoot déduit des symboles des Ménines que Vélasquez est le père de l’infante, et non pas Philippe IV. «J’ai donc changé la composition originale de manière assez brutale. Il ne serait pas très étonnant que Vélasquez ait été approché comme fournisseur de semence », nous explique le peintre gantois au téléphone depuis sa résidence en Haute-Marne, où il vit depuis 2013. «Sur les huit enfants que Philippe IV a eus de son premier mariage, sept sont morts en très bas âge, une conséquence néfaste de la consanguinité dans la dynastie des Habsbourg. Et la seconde épouse du roi, qui n’avait que quinze ans le jour du mariage, était en outre la fille de sa sœur.»

Après cette confrontation brutale, Jan Van Imschoot se limite pendant quelque temps à des références indirectes à des œuvres historiques. Mais, en 2001, il peint Les Pleurantes de la peinture, où il fait couler des larmes sur les joues de cinq visages féminins célèbres dans l’histoire de l’art. Et L’Inévitable Férocité de 2003 montre une main tenant par les cheveux une tête coupée, un thème classique par excellence – pensons à David & Goliath, à Judith & Holopherne et à la décapitation de Jean-Baptiste. Au moment où Van Imschoot peint cette toile, elle est aussi pour lui une image de l’actualité puisqu’elle rappelle l’exécution du journaliste américain Daniel Pearl par des terroristes début 2002.

Un dialogue critique

Ce n’est qu’en 2017 que l’artiste renoue pleinement avec la peinture d’histoire. Tout d’abord avec un quadriptyque représentant des portraits de Rubens (deux fois), d’Hélène Fourment et d’une Maimouna africaine, expirant tous de la fumée de tabac. Maimouna ne représente personne en particulier; si Van Imschoot voulait y intégrer une personne noire, c’est parce que Rubens a été le premier artiste occidental à brosser d’un Africain un portrait digne.

L’exposition Amore Dormiente, présentée fin 2018 à la galerie Templon de Bruxelles, constitue l’aboutissement de son dialogue critique avec des exemples issus de l’histoire de l’art. Jan Van Imschoot montre douze interprétations de tableaux historiques connus. Le titre de l’exposition fait référence à l’Amour endormi du Caravage. Pour Jan Van Imschoot, un cupidon n’est pas une créature innocente: il décoche ses flèches d’amour et a donc sa part de responsabilité dans les affaires #Metoo, comme il l’a affirmé au cours d’une interview.

L’Amour endormi de Van Imschoot est dès lors représenté de manière moins aimable que celui du Caravage. Deux scènes de bain sont inspirées de La Mort de Marat de Jacques-Louis David, mais l’intégration d’éléments modernes brise l’interprétation habituelle de la mort de ce héros de la Révolution française. «La Mort de Marat se transforme en La Petite Mort de Marat – Éros et Thanatos rassemblés dans le bain», explique Jan Van Imschoot.

Dans Tasting the Color Red, Van Imschoot se dépeint avec la même assurance que Goya dans l’un de ses premiers autoportraits. Seulement chez Van Imschoot, de la peinture rouge / du sang s’écoule de sa bouche. Faut-il y voir une référence à Saturne, l’une des peintures sombres que Goya a réalisées à la fin de sa vie ?

Après Amore Dormiente, Jan Van Imschoot n’était pas encore à bout de ressources. Dans sa dernière exposition, Le Bouillon de onze heures, l’artiste a magistralement appliqué la devise translatio, imitatio et aemulatio.

EB

Eric Bracke

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