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Jean Bart, rustaud, héros ou bourreau?

23 octobre 2024 7 min. temps de lecture Avec la mer du Nord

Peu de corsaires ont autant capté l’imagination que Jean Bart, héros pur et dur pour les uns, traître et ennemi numéro un pour les autres. Mais avant tout, Bart était l’enfant d’une époque et d’un espace aux frontières mouvantes.

Le 19 juin 1667, jour de marée de vives-eaux. Une vaste flotte de 86 navires profite de l’occasion pour remonter la Tamise et la Medway. Jusque-là, rien d’étonnant. Sauf que cette flotte n’est pas anglaise, mais bien néerlandaise. En quelques jours, elle incendie ou capture quinze navires de guerre britanniques, dont trois des quatre plus gros de la Navy, ramenant en trophée à Amsterdam le vaisseau amiral Royal Charles.

Ce raid, qui est l’un des plus célèbres épisodes des trois guerres anglo-néerlandaises de la seconde moitié du XVIIe siècle, est le fait de l’amiral zélandais Michiel de Ruyter. Il illustre parfaitement l’audace, l’habileté et le sang-froid que celui-ci a acquis à l’école de la guerre de course.

À ses côtés, un obscur lieutenant de vaisseau de seize ans. Sévère, celui-ci estime que De Ruyter s’est montré frileux et qu’il aurait dû pousser son avantage jusqu’à Londres. Le jugement pourrait sembler présomptueux s’il ne venait pas de celui qui va devenir le plus formidable des corsaires des mers du Nord. Son nom: Jean Bart –ou Jan Baert, c’est selon.

Comment se fait-il que le Flamand Jean Bart, futur chef d’escadre français, serve dans la flotte des Provinces-Unies? La réponse est dans la question: sa nationalité est une affaire … complexe. Une chose est sûre: il est dunkerquois. Né en 1650, alors que la ville est temporairement française, il (re)devient espagnol deux ans plus tard. Le 25 juin 1658 –il est alors âgé de 7 ans–, lors de la reconquête de la ville par une coalition franco-anglaise, il est même espagnol le matin, français à midi et anglais le soir! Quatre ans plus tard, il redevient français, pour de bon cette fois.

Autant dire que le concept d’identité nationale est flou à ses yeux. Il possède en revanche une tradition: celle de la course dunkerquoise. Son grand-père Michiel Jacobsen, dit «le Renard», ses oncles Gaspard et Michel, son père Cornil Bart: tous ont été corsaires et tous sont morts en mer. Son grand-oncle Jan Jacobsen s’est même fait exploser avec son navire. C’est pour se préparer à marcher sur leurs traces que Jean part faire ses armes en Zélande, où après un an il commande déjà son propre petit corsaire. À 17 ans!

Lors de la déclaration de la guerre franco-néerlandaise en 1672, Bart rentre en toute hâte dans son port natal pour se mettre à son service. C’est un grand flandrin d’1,90m qui connaît à peine quelques mots de français, mais peut déjà faire valoir une sérieuse expérience. Il sert d’abord sous le vieux corsaire Willem Dorne, mais, très vite, il se distingue et obtient le commandement de petits caboteurs puis d’une belle frégate de 120 tonneaux.

Il fonde alors une petite société d’armement en course avec quelques amis et cousins. Et les prises se multiplient –non seulement des bâtiments de commerce et de pêche, mais aussi des bâtiments armés en guerre. Ces succès ne vont pas sans quelques contrecoups: un séjour dans les geôles hambourgeoises, de graves brûlures et le «gras des jambes» emporté par un boulet néerlandais. Mais au terme de la guerre, Jean Bart commande une frégate de 250 tonneaux, compte 81 prises à son palmarès et arbore une chaîne d’or que le roi en personne lui a offerte en reconnaissance de ses exploits.

Un temps incorporé dans la marine royale et actif en Méditerranée, Bart reprend du service comme corsaire dans le Ponant au cours de la guerre de la Ligue d’Augsbourg. Perfectionnant la tradition flamando-espagnole des meutes mixtes, il organise de petites escadrilles de frégates corsaires maniables et rapides qui soutiennent les escadres royales dans leurs campagnes. Pilote hors pair, il brave le blocus anglais de nuit ou par mauvais temps et effectue d’innombrables prises, rançonnant les flottes harenguières néerlandaises, capturant des convois marchands anglais, détruisant leurs frégates de protection, pillant les côtes écossaises… Après la catastrophique défaite de la flotte française par les Anglo-Néerlandais à la bataille de La Hougue en 1692, il joue un rôle central dans le renouveau du dispositif stratégique français.

Bart peut, il vrai, compter sur l’aide de nombreux capitaines de premier plan, tels que le «vieux sage» Cornil Saus, le Zélandais catholique Nicolas Baeteman ou la tête brûlée liégeoise Louis Le Mel. Mais aussi capables qu’ils soient, il les dépasse tous d’une bonne tête, au propre comme au figuré.

Au total, on attribue à Jean Bart 250 prises et la destruction de 500 bateaux de pêche ennemis, mais il se hisse définitivement au statut de légende par la reprise d’un convoi de blé norvégien

Au cours des années suivantes, Bart est de tous les triomphes, comme la prise du convoi de Smyrne ou la bataille du Dogger Bank, lors de laquelle il s’attaque à un convoi de cinq frégates et de 112 navires marchands néerlandais, en capturant vingt-cinq et en incendiant autant. Au total, on lui attribue 250 prises et la destruction de 500 bateaux de pêche ennemis. Mais l’action par laquelle il se hisse définitivement au statut de légende est la reprise d’un convoi de blé norvégien. En 1694, la France est au bord de la famine. Louis XIV fait venir une flotte de 170 navires chargés de blé scandinave pour passer l’hiver. Lorsque ceux-ci sont capturés par les Néerlandais, Bart intervient et parvient, malgré son infériorité numérique et au terme d’une lutte acharnée, à en reprendre trente au large de Texel. Partant, le cours du blé chute et la France lui vouera une éternelle reconnaissance.

Sous son égide, la course dunkerquoise atteint son apogée. Plus de 4 000 marins de toutes origines y sont alors engagés. À tout moment, une trentaine de ses navires, dont de nombreuses frégates, patrouillent dans le pas de Calais et la mer du Nord. Cet âge d’or touchera à sa fin avec le traité de Ryswyck, en 1714, qui entraîne l’occupation de Dunkerque par les Anglais et la destruction de ses fortifications. Le port franco-flamand ne sera plus jamais le même. Le fils de Jean, François-Cornil, sauvera toutefois l’honneur familial en devenant lui aussi un brillant corsaire et officier, atteignant au poste de vice-amiral du Ponant.

Trois Jean Bart

Bart n’assistera ni à la débâcle de sa ville ni au destin glorieux de son fils, car il meurt en 1702, au sommet de la vague. Chef d’escadre, commandant du port de Dunkerque, chevalier du Saint-Esprit, il finit sa vie couvert d’honneurs. Au reste, sa mémoire est plus complexe qu’il n’y paraît. Avec un risque assumé d’anachronisme, on peut dire que l’histoire retient trois perspectives «nationales» sur ce qu’il a été, trois Jean Bart qui se recoupent, se complètent et se contredisent parfois: un Jean Bart français, un belge et un néerlandais.

Le Jean Bart français est un personnage ambigu, à la fois gros ours mal léché et sauveur de la patrie. Son patois et ses manières frustes le font regarder de travers à Versailles, en particulier par son concurrent le fielleux chevalier de Forbin. Mais la rivalité de l’humble Flamand et de l’avantageux Méridional dépasse la vindicte personnelle. Elle est symptomatique d’un phénomène plus vaste opposant «uniformes bleus» et «uniformes rouges», soit les corsaires civils, généralement de simples roturiers dénués de passe-droits, et les aristocrates poudrés de «la Royale», rompus aux arcanes de cour. Bart, en tout cas, subit toute sa vie les quolibets des courtisans et l’hostilité des fonctionnaires. Mais ses exploits lui valent aussi de puissants protecteurs, comme Vauban ou le roi lui-même. Il atteint ainsi au statut paradoxal de rustaud glorieux.

la rivalité entre Jean Bart et le chevalier de Forbin est symptomatique d'un phénomène plus vaste opposant les corsaires civils, généralement de simples roturiers dénués de passe-droits, et les aristocrates poudrés de «la Royale»

À l’encontre de l’ambivalent Jean Bart français, il y a le belge, c’est-à-dire le ressortissant des Pays-Bas méridionaux, le flamando-espagnol. Celui-là est tout d’une pièce: c’est un héros de dimensions épiques. Héritier d’une tradition de guerre de course qui remonte au vice-amiral Van Meckeren sous Charles Quint, ressortissant d’une ville dont le duc de Parme fait le cœur de son dispositif maritime, membre d’une lignée comptant de nombreux corsaires illustres, c’est un «enfant du pays». Et peu importe qu’il batte pavillon français et qu’on le raille à Versailles pour son accent, il est avant tout dunkerquois, flamand, et ses résultats mirobolants font honneur à son port et à son arrière-pays.

Enfin, en porte-à-faux par rapport aux précédents, il y a le Jean Bart néerlandais. Celui-ci est un traître et un bourreau. Un traître, parce qu’il a servi les Provinces-Unies avant de devenir leur ennemi juré. Un bourreau, parce qu’il est perçu comme l’héritier du «lavement de pieds à la dunkerquoise», soit la pratique de jeter par-dessus bord les prisonniers –une accusation qui provoque d’impitoyables vendettas entre Dunkerque et Flessingue au cours des XVIe et XVIIe siècles. Le corsaire (légal) de l’un est souvent le pirate (criminel) de l’autre.

Malgré les lettres de marque, la frontière demeure floue et affaire de point de vue. Qui est vraiment Jean Bart? Un rustaud, un héros, un bourreau? Pour le cerner, il faut sans doute conjuguer ces trois perspectives nationales et en ajouter une quatrième un peu différente. Jean Bart est aussi, sinon surtout, le citoyen d’un espace fluide dans lequel les allégeances et la morale prennent des formes à la fois plus floues et plus intenses: le monde de la mer.

Vous trouverez plus sur Jean Bart et de nombreux autres corsaires dans l’ouvrage Alban van der Straten, Les Pirates de la mer du Nord. Une histoire dévoilée de Brest à Bergen, avec une préface du Louis Sicking traduite du néerlandais par Anne-Laure Vignaux, éditions Racine, Bruxelles, 2020.

Alban van der Straten

auteur – politologue – philosophe

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