«J’écris encore une fois son nom»
«Zinc», opuscule sur l’enclave de Moresnet, ravit et hante le lecteur.
«J’écris encore une fois son nom: Maria Rixen». La phrase se trouve p. 28 de Zinc, cet opuscule d’une soixantaine de pages qu’on ne présente plus. Aussi me contenterai-je de signaler l’une des innombrables entrées possibles dans ce texte de David Van Reybrouck (° 1971). Chaque lecteur aura la sienne. Moi, cette manière de prendre congé d’un personnage qu’on ne reverra plus me touche. Elle est pudique. Fraternelle. Elle nous dit: souviens-toi de lui, souviens-toi d’elle.
Nous nous souviendrons de Maria Rixen. Par un détail minuscule, «de petits boutons noirs en rang serré, car la fermeture éclair n’est pas encore inventée, des petits boutons ondulant au rythme de la respiration haletante d’une femme…». Ce zoom ingénieux qui ouvre le récit nous donne la robe, l’époque, l’émoi, la chute. Drame ordinaire d’une domestique devenue la proie du maître. La suite, sous forme de questions – quelles émotions s’agitent en elle? peur? désir? ou «sombre excitation à l’idée de franchir une frontière»? -, interpelle le lecteur, docile lui aussi, troublé, ému.
Tout est frontière dans ce livre qui évoque l’épopée du zinc à Moresnet, enclave ballottée entre plusieurs nationalités, langues, régimes politiques et enrôlements militaires, aux habitants traversés par plusieurs frontières. Et tout y est attention aux morts comme aux vivants en la personne des témoins qui documentent le propos, mais aussi au lecteur que David Van Reybrouck prend par la main pour lui faire traverser plusieurs gués, emprunter plusieurs bifurcations sans jamais le perdre en chemin.
Cet art de rendre vivant et séduisant un matériau très dense, je le scrute chez plusieurs écrivains que j’aime. Certes, je pourrais dire que j’ai choisi Zinc parce que je m’intéresse moi-même au zinc, matériau roi du XIXe siècle, celui des arrosoirs et des bassines de notre enfance avant l’envahissant plastique, minerai subtil qu’ont extrait et transformé mes ancêtres. La Vieille Montagne, je connais: ses traces sont lisibles aux alentours de Liège, ma ville natale. Les «pensées calaminaires» qui poussent sur les terres polluées par le zinc, je salue leur floraison au printemps. La différence entre la calamine et la blende, le secret de leur transformation par grillage et injection de froid dans les fours, je pense les avoir compris… Mais non, je ne comprends pas vraiment, sauf en lisant David Van Reybrouck qui parvient à rendre intelligibles et passionnantes les choses les plus compliquées.
Il y a là un savoir scientifique et un travail documentaire. Mais aussi de l’empathie, cet accélérateur de connaissance. Il y a, surtout, une écriture. Qui paraît simple mais qui use en réalité de moyens sophistiqués. Narrations entrecroisées, discontinuité qui rafraîchit l’attention, fils invisibles mais parfaitement tissés, mosaïque qui fait œuvre. Conteur avant tout, David Van Reybrouck rend compte d’une émotion poignante ou de destins malmenés avec autant de finesse qu’il en met à la description d’un procédé chimique. Voilà pourquoi ce bref livre nous ravit et nous hante.