Jef Last, une vie engagée au XXe siècle
Rudi Wester nous propose une biographie de Jef Last (1898-1972), qui montre combien la vie et les pensées de cet écrivain néerlandais engagé offrent une magnifique porte d’entrée dans le XXe siècle, depuis la guerre civile d’Espagne à la lutte pour l’indépendance en Indonésie, en passant par l’idéal communiste et la réalité soviétique. Sans oublier le combat pour les droits des homosexuels aux Pays-Bas.
© Vincent Mentzel
Au moment de passer son examen de fin d’année, Jef Last avait déjà décidé de mettre sa vie au service d’un monde plus juste, un combat dans lequel il s’engagera à tous les niveaux de la société et en soutenant différents partis politiques, avant de comprendre qu’il serait plus utile comme auteur et intellectuel apolitique. Grâce à ses talents d’orateur, d’écrivain et d’organisateur, ainsi qu’à sa connaissance des langues (il en parlait quatorze), il put se constituer un réseau s’étirant jusque dans les plus hautes sphères internationales, comme en témoignent des noms retentissants tels que Soekarno, Malraux, Camus, Gorki, Ivens, Gide, Brecht et Pasternak.
© DVN, un projet de Huygens ING et OGC (UU)
Très tôt, Jef Last rejoint le Sociaal-Democratische Arbeiderspartij (SDAP – Parti ouvrier social-démocrate) et combine pendant ses jeunes années, par conviction, des études universitaires en chinois avec des boulots de pêcheur, travailleur agricole et mineur. Bien qu’il soit attiré par «l’amour au masculin», il se marie avec Ida ter Haar, elle aussi issue d’un milieu aisé aux racines indonésiennes. Le couple partage une solidarité radicale avec la classe ouvrière et le prolétariat, et s’engage en faveur des jeunes et de la culture dans le cadre d’un emploi salarié au sein du SDAP.
Actif dans la lutte contre l’oppression exercée dans les Indes néerlandaises, Last écrit à ce propos des poèmes agit-prop passionnés
Vers 1926, Jef publie des recueils de chants révolutionnaires et sillonne la province dans une voiture transformée pour diffuser des films expérimentaux. Actif dans la lutte contre l’oppression exercée dans les Indes néerlandaises, il écrit à ce propos des poèmes agit-prop passionnés. En 1930, il rompt avec le SDAP qui s’est prononcé contre le combat pour l’indépendance mené par les Indonésiens.
Il opère alors pendant quelques années comme journaliste et propagandiste indépendant au service de la révolution mondiale. En 1931, il réalise un reportage sur l’Union soviétique et découvre des auteurs inspirants tels que Gorki et Aragon, tout en observant la société soviétique avec des sentiments mitigés. Malgré tout, à l’instar de nombreux autres intellectuels, il considère le communisme comme la seule arme possible contre la progression du fascisme.
Rudi Wester voit donc l’adhésion officielle de Jef Last au Communistische Partij in Nederland (CPN -parti communiste néerlandais) en 1933, soit l’année de l’accession au pouvoir de Hitler, comme une démarche stratégique qui révèle le grand écart entre ses publications et ses courriers. S’il ne prêche plus le communisme lors de lectures, il le prône toujours dans De Tribune, le journal du CPN. Parallèlement, il sort trois romans, mélanges de reportages sociaux et de fiction, dont Zuyderzee (1934, la traduction française Zuyderzée paraît en 1938), le plus connu qui, selon la biographe, reste encore agréable à lire.
Gide convainc Jef que la littérature est bien plus qu’une «arme dans la lutte des classes», qu’elle laisse la part belle aux nuances psychologiques et aux doutes
Incontestablement informé des événements qui secouent l’Allemagne, Jef Last fait passer des réfugiés juifs et allemands en France, où de plus en plus d’écrivains adhèrent au communisme. Mais lors du premier congrès des auteurs soviétiques organisé en Russie (en 1934) et rassemblant des délégués de quarante pays, dont Jef Last, de nouvelles règles régissant l’art social réaliste leur sont imposées par Gorki. L’art expérimental est interdit. Artistes et écrivains révolutionnaires poursuivront cette discussion lors d’un congrès à Paris, où Jef Last est invité à prendre la parole en présence d’André Gide. Les deux auteurs s’admirent, et une amitié intime se noue entre eux. Jef a alors 36 ans, André 64. Tous deux luttent avec le communisme et rencontrent des problèmes du fait d’être à la fois homosexuels et mariés. Sous l’influence d’André Gide, Jef Last accorde à son homosexualité une place plus claire dans sa vie et son travail. L’écrivain français convainc Jef que la littérature est bien plus qu’une «arme dans la lutte des classes», qu’elle laisse la part belle aux nuances psychologiques et aux doutes.
Après un voyage à travers l’Union soviétique en 1936, André Gide se détourne radicalement du communisme, alors que Jef Last veut encore croire en un possible changement de doctrine du parti sous l’influence de la guerre civile espagnole. Il décide de partir combattre dans la péninsule ibérique en dépit des réserves émises par le parti communiste néerlandais, vu la présence de nombreux anarchistes dans les rangs républicains, mais aussi malgré sa femme Ida et leurs trois enfants. Il écrit à André Gide qu’il «n’évitera pas le champ de bataille où se joue l’avenir de tous nos idéaux».
De passage à Paris, il aura encore l’occasion de lire le premier chapitre de Retour de l’URSS d’André Gide, le récit de ses désillusions, qui effraie Jef Last. Bien qu’il partage son analyse, il craint que ce livre n’ait un impact négatif sur la lutte menée en Espagne. Il intègre une unité de combat constituée d’ouvriers à Madrid, mais son amitié avec André Gide est connue. Malgré sa perspicacité militaire et sa bravoure, il sera noirci et menacé par les communistes. Ce n’est qu’en 1938, après avoir compris que Staline n’a semé que divisions et haine entre républicains espagnols, qu’il décide de quitter le CPN.
S’il ne croit plus en la révolution internationale, Last va désormais s’attaquer à l’oppression coloniale et plaider en faveur de l’égalité des droits pour les homosexuels
Comme tout ancien combattant néerlandais d’Espagne, Jef Last entre dans la Seconde Guerre mondiale privé de patrie et de droits, connaissant alors une période marquée par des changements incessants de planque, des publications illégales (et quelques légales) et des actes de résistance. Après la guerre, il poursuit ses activités en tant que socialiste indépendant du parti. S’il ne croit plus en la révolution internationale, il va désormais s’attaquer à l’oppression coloniale et plaider en faveur de l’égalité des droits pour les homosexuels.
Impliqué dans les protestations organisées pour dénoncer la guerre menée par les Pays-Bas de 1947 à 1949 en Indonésie, leur ancienne colonie qui avait déjà déclaré son indépendance le 17 août 1945, il séjournera dans l’archipel de 1950 à 1953 à l’invitation de Mohammed Hatta, le vice-président, où il enseigne et réalise des reportages. De retour en Europe, il décroche un doctorat en philosophie chinoise à Hambourg, traduit des ouvrages chinois et écrit des livres pour enfants. Dans les années soixante, il rédige des reportages populaires sur l’Extrême-Orient. En 1966 paraît son livre Mon ami André Gide et il rejoint le Provo, un mouvement de jeunes antiautoritaire ludique (1965-1970). Il décède en 1972.
Selon Rudi Wester, malgré son image d’homme instable et éternellement rebelle, Jef Last est toujours resté fidèle à sa propre morale, qui impliquait de traduire en actes les idées, aussi changeantes soient-elles. En outre, écrit-elle, Jef Last fut un homme courageux et un narrateur vivant largement en avance sur son temps. Si elle n’est pas parvenue à me convaincre sur ce dernier point, son admiration ne l’a heureusement pas empêchée de donner dans sa biographie une image nuancée de l’être humain que fut Jef Last. Ce qui est incontestable, c’est qu’il fut un père absent, qu’il n’eut aucun scrupule à «organiser» de jeunes garçons pour Gide, qu’il était considéré comme dominant et irritant par plus d’un et qu’il ne fut pas à proprement parler un grand écrivain. Loin d’être le héros parfait, il fut néanmoins un homme doué d’une volonté de fer et d’une énergie remarquable, sans nul doute admiré par la gauche néerlandaise dans les années trente pour ses discours, ses articles, son engagement politique et ses contacts internationaux.
Il est prodigieux que Rudi Wester soit parvenue à trouver un fil conducteur à travers les innombrables métiers, conflits, événements, voyages, courriers, publications et contacts de ce véritable touche-à-tout. En conservant une répartition chronologique, en commentant ses écrits dans le prolongement de ses choix politiques et moraux et en intercalant des fragments d’interviews de ses enfants et plusieurs de ses connaissances, cette biographie volumineuse se transforme même, en fin de compte, en un récit souple et compréhensible des événements tragiques du XXe siècle. À ne pas manquer!