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arts

Jef Verheyen a jeté un pont entre Jan van Eyck et l’art abstrait

Par Eric Bracke, traduit par Caroline Coppens
6 mai 2024 7 min. temps de lecture

Quarante ans après sa mort, le Musée royal des Beaux-Arts d’Anvers (KMSKA) consacre une rétrospective à Jef Verheyen. Une belle exposition qui n’est pas seulement intéressante du point de vue de l’histoire de l’art, puisque Verheyen continue d’inspirer les jeunes artistes d’aujourd’hui.

En tant qu’artiste, Jef Verheyen (1932-1984) était investi d’une mission contradictoire. Avec la peinture et le pinceau, il entendait poursuivre la tradition séculaire de la peinture flamande. Mais en même temps, il voulait une peinture non plastique, sans représentations reconnaissables ni traces humaines, qui tende vers le cosmos parfait et illimité.

Il est un fait que la vision artistique particulière de Verheyen demeure vivace parmi les artistes contemporains. Dans le parcours de l’exposition, le KMSKA présente des interventions subtiles d’Ann Veronica Janssens, Kimsooja, Pieter Vermeersch, Carla Arocha et Stéphane Schraenen. À l’instar de Verheyen, ces artistes visent une expérience visuelle de la lumière et de la couleur, quasi sans matière.

Mais l’intervention de l’exposition la plus marquante est visible dans la salle des maîtres du XVe siècle. La Madone de Jean Fouquet, qui est peut-être l’œuvre la plus énigmatique de cette collection, y est magistralement flanquée du diptyque Lux est Lex (1974) de Verheyen. On dit que Verheyen rêvait de voir un jour ces toiles peintes à la laque mate entourant le panneau du XVe siècle, un rêve aujourd’hui réalisé à titre posthume.

Céramique

Verheyen est l’aîné d’une famille de 12 enfants. Son père est peintre en bâtiment, sa mère tient un magasin de peinture. Une maladie des yeux contraint le jeune Jef à porter des lunettes à verres épais jusqu’à la fin de sa vie. Après la Seconde Guerre mondiale, il suit des cours à l’Académie royale des Beaux-Arts. Avec plusieurs condisciples, il plaide pour la création d’un cours de céramique qui verra le jour en 1952, avec Olivier Strebelle comme professeur. Parmi les nombreuses disciplines qu’il découvre, c’est la céramique qui le séduit le plus.

En 1953, après un séjour d’un mois à Vallauris, dans le sud de la France, où il a vu Picasso à l’œuvre, il ouvre avec son épouse Dani Franque, en face de la Maison Rubens à Anvers, l’Atelier 14: à la fois atelier et magasin de céramique. Il se plonge également dans la céramique monochrome chinoise et dans les traditions taoïste et bouddhiste zen.

Plus tard, encouragé par son ami écrivain Ivo Michiels, auteur du Livre Alpha, il reviendra à la peinture. En 1957, il découvre La Pensée créatrice, le livre dans lequel Paul Klee expose sa théorie. Verheyen réalise avec stupeur qu’il a inconsciemment travaillé dans l’esprit de Klee au cours des dernières années. Il apprécie particulièrement l’idée de Klee selon laquelle l’art ne représente pas le visible, mais rend visible (ce qui ne pouvait pas être vu auparavant).

«Un vrai Milanais»

La rencontre avec l’artiste italo-argentin Lucio Fontana (1899-1968), de plus de 30 ans son aîné, avec lequel il noue une amitié durable en 1958 à Milan, donne un nouvel élan à son développement. Fontana, connu pour ses toiles lacérées, lui apprend que l’idée prime sur l’exécution. À l’époque, Verheyen se fait appeler Le Peintre Flamant (sic). Il se sent proche notamment de Jan van Eyck qui, avec sa technique du glacis, superposait également de fines couches de peinture à l’huile afin d’obtenir un brillant profond.

Mais influencé par le spatialisme de Fontana, le peintre anversois frappe en même temps à la porte de l’infini. Le côté terrien si caractéristique de la peinture flamande cède la place à une perfection surhumaine. Ivo Michiels note à l’époque que l’œuvre de Verheyen se transforme peu à peu en un «hymne au silence».

Le groupe d’artistes G58, dont Verheyen est l’un des initiateurs, organise une exposition inaugurale à la Hessenhuis à Anvers. Il y présente la toile rouge L’air est plein de ta chaleur. Fontana achète l’œuvre, exposée aujourd’hui en prêt au KMSKA.

Michiels écrit à propos de cette période que Verheyen est devenu «un vrai Milanais». Verheyen y philosophe, discute avec ses collègues et élabore des plans pour des projets internationaux. Il veut ainsi organiser une exposition internationale sur la peinture monochrome et rédige un pamphlet pour Le Mouvement stable. Mais Yves Klein, qui est également invité à collaborer, estime que Verheyen lui a volé des idées. Finalement, la Hessenhuis abritera une exposition collective du G58, qui mettra l’accent sur l’art mobile plutôt que sur l’art monochrome. Jef Verheyen n’y participera pas.

Entretemps, son pamphlet Essentialisme, dans lequel il reprend le terme de «peinture achrome» de Manzoni, est publié dans les revues francophone Art Actuel et néerlandophone Het Kahier. Ce pamphlet est également distribué à Milan. En voici un extrait: «La primordiale notion du noir chacun la porte au fond de soi: mais pour la découvrir, il faut s’être libéré de la manière, du matériau, de tous les procédés en usage: tachisme et autres façon de patauger (sic)». Un peu plus loin dans le pamphlet, Verheyen fustige aussi Asger Jorn et l’art lié à Cobra.

Rothko

Verheyen connait aussi l’artiste américain Mark Rothko, qui fait vibrer la lumière dans des champs de couleurs contemplatifs. Les notes qu’il prend lors de l’élaboration de son œuvre clé Le voile du mystère montrent que le chemin de Verheyen est différent: «Cela fait maintenant deux mois que je travaille sur le même thème et cela ne s’arrête jamais. Je ne sens plus de forme, juste des espaces vibrants, ma toile est l’espace lui-même et je ne me sens pas du tout lié au plan sur lequel je travaille.»

Chez Rothko, dont les champs de couleur sont contrastés, le labeur terrien est visiblement présent: le coup de pinceau exprime une émotion, une pointe de mélancolie ou de douleur. Verheyen a voulu se détacher de ces matières terriennes avec ses plans vibrants et en expansion.

Lorsque l’œuvre de Verheyen est exposée aux côtés de celle de Rothko et d’autres dans le cadre de l’exposition Monochrome Malerei au musée Morsbroich de Leverkusen, ses toiles sont plutôt sombres. Peu après, il laissera le blanc dominer en suggérant la lumière réfractée dans des arcs-en-ciel et des halos. Verheyen s’est rendu compte que le blanc convient mieux pour se détacher de la matière. Il parle désormais de panchromie, le sentiment que toutes les couleurs sont présentes dans la surface, même si elles ne sont pas toutes peintes.

Quatre mains et ZERO

De retour à Anvers, Jef Verheyen fonde en 1960, avec Englebert Van Anderlecht, Paul De Vree, Wim (Wannes) Van De Velde et d’autres, la Nouvelle école flamande, en partie en réaction à la tournure qu’avait prise le G58. Le ton du pamphlet qui l’accompagne est empreint de nationalisme flamand et est mal accueilli. Le mouvement n’a pas fait long feu, mais la plupart de ses membres sont restés en contact.

C’est ainsi que Van Anderlecht et Verheyen réalisent une série de dix tableaux en commun. Verheyen peint l’arrière-plan, puis c’est au tour de Van Anderlecht. Verheyen établit des collaborations similaires avec Paul De Vree, Lucio Fontana, Hermann Goepfert et Günther Uecker.

Verheyen est l’un des rares artistes du mouvement ZERO à s’en tenir à la peinture pure

À Anvers, Verheyen et ses amis artistes trouvent à l’époque une résidence permanente à la galerie Ad Libitum de John et Jacqueline Trouillard. Au cours des années suivantes, Verheyen y deviendra la plaque tournante du réseau international des artistes ZERO, avec lesquels il exposera à Anvers, mais aussi dans de nombreux endroits à l’étranger. Le mouvement ZERO renvoie aux principes de l’abstraction formulés par les constructivistes. Des artistes comme Heinz Mack, Otto Piene et Günther Uecker réalisent notamment des installations lumineuses, des tableaux de fumée et des objets cloutés. Verheyen est l’un des rares artistes du mouvement ZERO à s’en tenir à la peinture pure, mais comme ses pairs, il évite l’expression lyrique.

En 1964, avec l’aide de Paul De Vree, Jos Pustjens, Jan Bruyndonckx et Julien Schoenaerts (voix), Verheyen réalise le film d’art Essentieel, que l’on peut voir aujourd’hui au KMSKA.

Judoka

Verheyen voyage beaucoup, toujours à la recherche d’une lumière différente. En 1974, il s’installe avec sa famille à Apt, en Provence. C’est à cette époque qu’il se lie d’amitié avec le galeriste Axel Vervoordt, un prêteur important pour l’exposition actuelle.

Bien qu’il se sente à l’aise dans la campagne vallonnée du Luberon, qu’il parcourt souvent à cheval, Verheyen revient fréquemment au pays. En 1979, il fait l’objet d’une rétrospective au Palais des Beaux-Arts à Bruxelles et organise avec Jean Buyck, qui travaille au musée, une grande exposition sur le mouvement ZERO au KMSKA. Le musée achète alors un bel ensemble d’œuvres d’artistes ZERO tels que Fontana, Uecker et Goepfert.

Cinq ans plus tard, l’artiste, fervent judoka, succombera à une crise cardiaque sur le tatami de son club local à Apt.

L’homme qui a jeté un pont entre notre tradition picturale flamande et l’art conceptuel abstrait ne jouit pas d’une grande célébrité en Belgique et aux Pays-Bas, mais son héritage se perpétue parmi les nouvelles générations d’artistes. Cela aussi, l’exposition Fenêtre vers l’infini au KSMKA tente de le démontrer.

Jef Verheyen. Fenêtre vers l’infini, jusqu’au 18 août 2024 au KMSKA à Anvers
EB

Eric Bracke

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