«J’étouffe dans ma langue, la mienne, la seule»
Sous
forme de boutade, on pourrait dire: les Flamands sont si sensibles à
leur langue qu’ils en attrapent des crampes; les Néerlandais,
eux, sont si habitués à leur langue qu’ils en éprouvent souvent
de l’indifférence. Examinons le contexte historique et
linguistique qui permet d’expliquer cette différence.
À
quel moment l’Algemeen Beschaafd Nederlands (littéralement:
le néerlandais cultivé commun, c’est-à-dire le néerlandais
standard) s’est-il implanté en Flandre? Comme langue parlée, dans
les années 1930, je dirais, par le biais de la …radio.
© «Letterenhuis», Anvers.
À
la même époque, l’enseignement secondaire était néerlandisé et
une université unique, celle de Gand, devenait exclusivement
néerlandophone. En 1973, le néerlandais devient, par la loi, langue
officielle de la Communauté flamande, qui portait à l’époque le
nom de Nederlandse Cultuurgemeenschap (Communauté culturelle
flamande). L’année 1980 est celle de la création de la
Nederlandse Taalunie (Union de la langue néerlandaise) par
les Pays-Bas et la Flandre pour une action commune en matière
linguistique.
© St. Vanfleteren.
La
standardisation du néerlandais n’existe donc en Belgique que
depuis 1930 environ. Depuis trois générations seulement. Tout cela
fait que les Flamands sont plus sensibles aux questions
linguistiques, ce qui n’implique pas nécessairement une plus
grande pureté linguistique. Ils estiment qu’ils «défendent la
langue». Les écrivains flamands ont dû se battre pour leur outil
d’expression, alors que pour les Néerlandais cette langue est
toujours allée de soi. Sous forme de boutade, on pourrait dire: les
Flamands sont si sensibles à leur langue qu’ils en attrapent des
crampes; les Néerlandais, eux, sont si habitués à leur langue
qu’ils en éprouvent souvent de l’indifférence. La
relation des Flamands au néerlandais est toujours problématique,
complexe et, qui plus est, compliquée. L’écrivain Charles Ducal
l’exprime dans un poème intitulé «Le Flamand»:
Je
n’ai pas le talent de me traduire moi-même,
cette
matrice est mon seul moule,
cette
enveloppe effrayante, cette Flandre angoissante.
Elle
m’entoure telle la croûte
du
pain, si désespérément dense
qu’elle
contraint à l’autosuffisance,
acide
et sèche.
Je rêve
parfois à l’affûtage de couteaux.
Le
français, l’albanais, le tamazight,
pour
trancher de la vie dans ce récit pétrifié.
Mais
la croûte est si dure et si épaisse
que
j’étouffe dans ma langue, la mienne, la seule
Voilà.
Le poète thématise et problématise sa langue, son outil.
Je
n’ai qu’une langue; or ce n’est pas la mienne. (Derrida)
© P. Levitton.
Il
en va très différemment chez Harry Mulisch. Recevant en 1995 le
prix des Lettres néerlandaises, au palais royal de Bruxelles, en
présence du roi Albert II, l’écrivain néerlandais s’est montré
assez condescendant vis-à-vis de l’avenir du néerlandais: sa
fille parlait déjà plus anglais que néerlandais, et pour lui,
d’ici deux générations la petite langue aura disparu des bords de
la mer du Nord. Il a tenu ces propos justement dans un palais où la
langue parlée n’a jamais été le néerlandais. Les Flamands
présents n’ont pas apprécié. La langue joue un rôle très
différent dans chacune des deux identités nationales. Aux Pays-Bas,
l’État a existé en premier. La
nation et la langue se sont développées au sein de l’État
existant. Comme le néerlandais va de soi dans le pays, il ne joue
pas de rôle déterminant dans la construction de l’identité
néerlandaise. En Flandre, au contraire, c’est la nation qui a
existé en premier, et qui a reposé presque entièrement sur la
langue, une langue pour laquelle il a fallu se battre: De tael is
gansch het volk (La langue, c’est tout le peuple).