18 jeunes écrivains de Flandre et des Pays-Bas donnent la parole à un objet de l’exposition Slavernij (Esclavage) du Rijksmuseum à Amsterdam. Dans une lettre, Jordi Lammers donne la parole au Benta ou arc en bouche, un instrument à cordes qui a voyagé avec des esclaves, notamment jusqu’à Curaçao, où il est toujours pratiqué aujourd’hui.
© Collection de la Fondation musée national des cultures du monde
Lettre aux esprits
Chers esprits,
Vous ne le croirez peut-être pas, mais je vous écris cette lettre depuis un musée. Un musée! Qui aurait pu l’imaginer?
Je suis curieux de savoir ce que vous êtes devenus, où vous êtes et comment vous allez. Parfois, quand tout le monde est parti, je chuchote vos noms dans le noir: tambú grandi, triangle, wiri. Pendant un instant, c’est comme si nous étions de nouveau réunis.
Souffrez-vous cruellement de ne plus voir Curaçao, vous aussi? Le grand air, le bruit de la forêt, le chant des humains me manquent. Je me souviens que j’avais autrefois besoin d’un peu de temps pour me remettre, après nos séances de musique. Ce n’est qu’une fois les gens partis, quand nous étions rangés en silence, que je pensais aux histoires qu’ils avaient racontées. J’essayais de m’endormir, encore chaud du contact de leurs mains, mais je n’y parvenais pas. Je ne cessais de songer à ce qui arrivait aux musiciens quand nous n’étions pas dans les parages.
Je dois reconnaître que j’avais imaginé l’avenir autrement. Plus beau, je crois, ou en tout cas plus actif. À présent, je passe mes journées enfermé dans une vitrine, à ne rien faire. Tout est si calme, froid, monotone. Les visiteurs du musée échangent peu, ils traversent les couloirs, les mains dans le dos. Parfois, ils ne me voient même pas. Apparemment, c’est ce qui arrive quand on vieillit. On commence par être un instrument oublié, on finit objet trouvé.
Plus j’y pense, plus nos séances de musique me manquent. Nos sonorités étaient toujours un peu discordantes – et voilà pourquoi l’ensemble sonnait juste. Vous rappelez-vous comment les gens nommaient ça? Muzik di zumbi, la musique des esprits. Au début, j’y voyais une insulte à notre dur labeur, mais maintenant que je suis ici, je me rends compte que c’était un beau compliment. En effet, les esprits ne disparaissent pas: ils errent en permanence, pour finir par réapparaître ailleurs. Je n’imagine pas les chansons qui sortent des téléphones des visiteurs faire la même chose.
L’autre jour, un visiteur s’est mis à genoux pour m’observer de plus près. J’ai vu mon reflet dans ses lunettes et j’ai pris peur. De quoi j’avais l’air! Pourtant, j’ai aussi remarqué autre chose, qui m’a donné de l’espoir. Malgré mon aspect fatigué, je ressens toujours l’envie de m’échapper de la vitrine pour être entendu. Apparemment, ce désir-là ne disparaît pas. À cet égard, humains et arcs musicaux sont les mêmes: nous ne nous résignons jamais au silence.
Affectueusement,
Benta