Dix-huit jeunes auteurs et autrices ont donné vie à des objets du XIXe siècle provenant du Rijksmuseum. Ils et elles se sont inspiré·es de la question suivante: que voyez-vous lorsque vous regardez ces objets en portant attention au travail invisible? Jorik Amit Galama a écrit un texte pour accompagner le tableau Une grange sur la rive d’un ruisseau à Gelderland de Wouter Johannes van Troostwijk datant de 1805-1810. «Progressivement, tout et tout le monde part à la dérive, et les cadres des tableaux se remplissent de ce qu’ils font disparaître»
© Collectie Rijksmuseum, Amsterdam
Tour guidé
Je cherche. Un des poissons d’argent qui se régalent de la théorie critique non lue? Ou plutôt le moustique là-haut dans la moustiquaire, empourpré par la goutte de sang que je suis prêt à sacrifier pour la terre parentale? Ou encore la noble phalène entrée à tire-d’aile la nuit dernière, du côté du mur antibruit? Non, mieux vaut que ce soit la mouche bleue qui s’attarde près de la fenêtre de la cuisine, son petit corps irisé un point qu’on peut suivre dans l’espace.
Sans prêter attention aux œuvres exposées, je parcours le bâtiment à grandes enjambées. Je m’assois sur un banc au centre d’une salle. Dès que je pense que personne ne me regarde, je sors la petite boîte et soulève délicatement le couvercle. J’attends quelques secondes avant de souffler doucement sur les petites ailes, elle s’envole. Sa première destination est une vitrine contenant des mèches de cheveux d’un terroriste kamikaze, pas sa tasse de thé, elle repart en direction d’une peinture qui représente un cheval, sa queue attachée par une rosette. Là encore, ça ne lui parle guère. Après avoir décrit quelques boucles dans les airs, elle se pose sur le cadre d’un paysage.
Des bouts de tissu blanchissent sur l’herbe près d’une petite rivière; derrière, une grange délabrée, entourée d’arbres. Quelques vaches paissent à l’ombre. Quelque part à l’arrière-plan, le Plantagéocène vient d’éclater, le modèle des monocultures à grande échelle né dans les plantations des colonies d’Amérique traverse l’Océan vers l’Europe pour y déclencher la seconde révolution agricole et soumettre définitivement les paysages à la dictature des rectangles.
Je vois les quarante barres avec des paysans frisons qu’on peut développer sur le site de généalogie en cliquant sous mon nom. J’ai longtemps inventé une histoire apaisante. Une histoire dans laquelle la pulvérisation de l’humanité dans le Sud, instiguée par le Nord, serait passée inaperçue à Blauhûs. Où a bien pu passer la peinture de la ferme, accrochée dans la chambre où est mort mon pake? La ferme que son père avait échangée pendant la Grande Dépression contre un hôtel au bord d’une route, route déviée peu de temps après: un arrêt de mort économique. Progressivement, tout et tout le monde part à la dérive, et les cadres des tableaux se remplissent de ce qu’ils font disparaître.
Je relie les arbres du tableau à l’histoire d’un vieux chêne – un des rares qui soient encore sur pied dans la région où j’ai grandi. Un fermier voulut abattre le chêne parce que ses tracteurs de plus en plus grands peinaient à le contourner. La fermière lui demanda toutefois d’attendre. Elle prit des photos de l’arbre à toutes les saisons, puis les cloua sur les portes de la grange. Convaincu peut-être de la beauté de l’arbre, ou bien simplement par amour pour sa femme, le fermier décida d’épargner le chêne.
La mouche se frotte les pattes et descend le long des prés de blanchiment. J’agite les mains, peut-être parviendrai-je à la rattraper. Elle s’envole, décrit quelques o et w dans l’air. Lorsqu’elle se pose près de deux candélabres en argent, je crois saisir ma chance, mais le regard d’un gardien m’arrête et j’avance de quelques pas, avec un air de fausse nonchalance. Quand je reviens en arrière, elle a disparu.