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"SUKR": une pièce jouée en dialectes west-flamands sur le sort des travailleurs saisonniers
@ Carlo Verfaille
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"SUKR": une pièce jouée en dialectes west-flamands sur le sort des travailleurs saisonniers

Dans Suiker, Hugo Claus mettait jadis en scène des Flamands travaillant dans des conditions de misère dans des usines de transformation de betteraves en France. S’inspirant de Claus, Theatermakery Het Eenzame Westen met aujourd'hui en scène SUKR, jouée en différents dialectes west-flamand, dont le flamand de France, qui se penche sur le sort des travailleurs saisonniers venant trimer en Flandre-Occidentale.

Plus de soixante ans après la première représentation de Suiker de Hugo Claus, Theatermakery Het Eenzame Westen s’inspire de ce grand classique du théâtre pour produire sa pièce SUKR. Une adaptation qui a incontestablement sa raison d’être. Car les conditions pénibles dans lesquelles vivaient et travaillaient les saisonniers de Suiker sont aujourd’hui encore d’une brûlante actualité. «Les immigrés qui viennent travailler chez nous ne sont absolument pas protégés», estime le metteur en scène Tom Dupont. Entretien avec le comédien west-flamand Tom Ternest et le metteur en scène Tom Dupont.

Pour quelle raison avez-vous pris comme point de départ Suiker de Hugo Claus?

Ternest: Suiker se trouvait déjà depuis quelque temps dans la bibliothèque de Het Eenzame Westen, parce que nous observons actuellement une inversion du sens de migration de la main-d’œuvre. La pièce de Claus met en scène les saisonniers flamands qui travaillaient dans les raffineries françaises de sucre de betterave. Des «bietenmannen», hommes des betteraves ou «betteraveurs»1. Et aujourd’hui, c’est une main-d’œuvre étrangère qui trime dans notre pays. Auparavant, nous travaillions à l’étranger, aujourd’hui des étrangers travaillent chez nous. Dans SUKR, nous donnons la parole aux travailleurs immigrés employés dans une entreprise de Flandre-Occidentale. Nous montrons que peu de choses ont changé en un siècle et demi.

Suivez-vous la trame du classique de Hugo Claus?

Ternest: Non, SUKR emprunte une tout autre voie. Dans Suiker, les conditions d’existence et de travail des ouvriers n’occupaient que les deux premiers tableaux, après quoi on n’avait quasi plus qu’une gentille histoire d’amour. Nous laissons la romance de côté pour nous focaliser sur les conditions.

Dupont: Nous mettons l’accent sur les conséquences plus que sur les circonstances. Dans notre pièce, un travailleur immigré est victime d’un accident de travail dont il garde un handicap. Nous l’appelons «le paralytique» (de lamme). Tous les personnages qui l’entourent montrent comment fonctionne le système et ce que signifie pour le handicapé de se retrouver à l’étage inférieur de la société.

Ternest: L’homme est hospitalisé. Toutes les autorités se rétractent. Personne n’assume la responsabilité. Les travailleurs immigrés sont une sorte de marchandise commerciale, ils sont des outils et non des êtres humains. Si nous avons choisi cet accident extrême comme thème de fond, c’est parce qu’il est un catalyseur de tout cela.

SUKR est-il porteur d’un message activiste?

Dupont: Nous dénonçons quelque chose, c’est clair, mais la pièce ne se veut pas explicitement activiste. J’estime beaucoup plus parlant de montrer que l’homme qui se retrouve au bas de l’échelle n’a pas la tentation de plaider sa propre cause. Même les betteraveurs, que les Français surnommaient aussi «Les Godverdommes»2, ne portaient pas d’accusation contre les conditions de travail pénibles. Les premiers de ces ouvriers, qui ont débuté vers 1850, n’avaient aucun droit. C’est seulement cinquante ans plus tard, après la Première Guerre mondiale, qu’on a commencé à prendre leur situation en compte. Ils n’ont d’ailleurs pas organisé eux-mêmes leur protection. C’est d’abord le syndicat chrétien qui s’est intéressé à leur sort.

La question que soulève SUKR, c’est de savoir à quel moment l’être humain se rebiffe. Dans le cas des travailleurs immigrés, la rébellion est très lente à se manifester. Notre personnage prend sur lui toute la responsabilité. La plupart des saisonniers travaillent ici comme indépendants, mais ces hommes ne connaissent pas notre législation sociale. Ils tombent dans une espèce de vide juridique, ils ne possèdent aucun droit. Ils n’ont pas la force, l’énergie, les connaissances ou une quelconque expertise pour s’organiser ou se défendre. Bref, pour «bosser», on les veut bien, mais question couverture sociale, c’est zéro.

Ternest: Il y a plus navrant encore! La situation en Belgique reste un progrès par rapport à celle de leur pays d’origine. Ils sont persuadés que cela ne peut qu’aller de mieux en mieux pour eux. Alors pourquoi protesteraient-ils? Ce qu’ils veulent avant tout, c’est travailler.

Jadis également, les Flamands ne pratiquaient que ce qu’on appelait le «français betteravier»

Est-ce que SUKR montre les retombées de la migration pour la famille restée au pays?

Ternest: Oui. Les migrants viennent travailler ici quelques mois pour améliorer la situation qu’ils connaissaient dans leur pays, après quoi ils retournent chez eux. Une fois rentrés au pays, ils trouvent souvent leur maison vide. Il n’en allait pas autrement à l’époque de nos betteraveurs. La famille n’est plus une vraie famille, car le père est constamment au travail à l’étranger.

Dupont: Dans SUKR, la fille de l’homme handicapé part pour la Belgique, où elle rend visite à son père à l’hôpital. Mais on sent qu’ils sont devenus des étrangers l’un pour l’autre. Elle fait comprendre à son père qu’elle ne prendra pas soin de lui. Parce que leur rapport n’est pas vraiment d’ordre émotionnel, mais désormais plutôt financier.

Dans Suiker, les betteraveurs parlent des Polonais sur un ton dénigrant, est-ce qu’un mépris de ce genre se retrouve dans SUKR?

Dupont: C’est moins flagrant que dans Suiker, mais il y a aussi un fond de mépris. Notre personnage principal ne maîtrise pas la langue de son pays d’accueil. Jadis également, les Flamands ne pratiquaient que ce qu’on appelait le «français betteravier», limité à des mots comme bonjour, bonsoir et au vocabulaire du matériel qu’ils manipulaient à l’usine. Si vous ne maîtrisez pas la langue, vous n’êtes rien. Avec la langue, vous avez un potentiel qui vous donne une place dans la vie.

Les travailleurs immigrés sont souvent considérés comme de simples instruments de travail

Ternest: La présence des travailleurs immigrés nous est indispensable, mais ils sont souvent considérés comme de simples instruments de travail. Les métiers pénibles, les «sales boulots», par exemple dans la construction, manquent de main-d’œuvre. Ce qui fait que nous cherchons la solution la moins coûteuse. Nous employons les immigrés là où ils sont nécessaires, et nous les laissons tomber quand nous n’avons plus besoin d’eux.

L’humour nous aide justement à faire comprendre la question des travailleurs immigrés

Dupont: Nous devons surtout nous demander comment nous comporter par rapport à l’ouverture des frontières et comment organiser au mieux l’immigration des travailleurs. Nos saisonniers méritent d’avoir les mêmes droits que les autres travailleurs employés en Belgique. Mais le problème est que les droits des travailleurs immigrés sont ceux du pays où ils sont inscrits, ce qui entraîne de criantes inégalités dans le régime de l’emploi.

Dans ce thème sombre, faites-vous malgré tout une place à l’humour?

Dupont: SUKR est une satire. Le texte se veut assez sarcastique et théâtral, et les situations aussi rendent la pièce comique. Nos personnages sont caricaturaux.

Ternest: Oui, tous les comédiens appuient leurs effets à l’excès; à côté de cela, vous avez le paralytique sur son lit d’hôpital, subissant en permanence les conversations menées au-dessus de sa tête. Nos représentations jusqu’ici ont déjà montré qu’un message douloureux passe mieux avec une petite note spirituelle. On dit parfois que le rire ouvre le cœur et qu'une fois le cœur ouvert, il est possible de farfouiller dedans. Trop de sérieux crée de la distance. L’humour nous aide justement à faire comprendre la question des travailleurs immigrés. De plus, c’est pour le comédien une sensation assez grisante de voir le rire de l’assistance virer au jaune. De voir une sorte de sentiment de culpabilité s’emparer du public. Dans tous les cas, rire tout haut devant un thème sombre a quelque chose de déstabilisant.

Dupont: Dans SUKR, nous regardons à travers les yeux du paralytique. Nous nous plaçons dans ses neurones pour nous imaginer comment il se représente son environnement après son accident de travail. Ceci explique le style grotesque du texte et de la langue.

Het Eenzame Westen fait régulièrement parler à ses comédiens un dialecte west-flamand. Lequel avez-vous choisi pour SUKR?

Ternest: Cette fois, nous pratiquons les savoureux dialectes d’Ypres, de Poperinge et de Flandre française. Si tous les mots ne sont pas compris par tous, le sens est perceptible. Le public reçoit un lexique qui contient les mots, locutions et accords typiques. Et comme nous abordons aussi pour la première fois différentes langues comme le polonais et le russe, nous travaillons avec un surtitrage [en néerlandais et en polonais]. Pas de souci, donc.

Le flamand de France est en voie d’extinction. Nous sommes heureux de lui faire une place dans notre pièce

Dupont: Les saisonniers viennent d’un peu partout dans le monde, de sorte que nous ne pouvons pas nous permettre de l’à-peu-près avec le vocabulaire. Pour SUKR, nous avons engagé comme coach dialectal Roland, un passionné qui a sa propre troupe théâtrale, où toutes les pièces se jouent en dialecte flamand de France. Je ne comprends pas toujours, mais la sonorité est merveilleuse. Cette langue régionale est en voie d’extinction. Nous sommes heureux de lui faire une place dans notre pièce.

Dans SUKR, des comédiens amateurs côtoient des professionnels...

Ternest: C’est exact. Nous préférons le terme «liefhebbers», «des passionnés» en quelque sorte. Nous trouvons particulièrement gratifiant de pouvoir faire appel à des amateurs de l’extérieur et de leur faire découvrir comment on monte un spectacle professionnel. Le chœur de SUKR, par exemple, se compose de dix choristes de l’Académie et du renfort d’une quinzaine d’amateurs enthousiastes de la région. SUKR est d’ailleurs une coproduction avec les communes d’Ypres et de Poperinge et de l’erfgoedcel (cellule patrimoine) CO7. Nous attachons beaucoup d’importance à cet ancrage local. Nous voulons faire bouger les choses, dans la région au sens large. Créer localement de l’universel pour le présenter à une échelle qui transcende le local.

Avez-vous un mot de conclusion qui vous tient à cœur?

Ternest: Oui! Il ne faut pas confondre notre spectacle avec un exposé sur la problématique des travailleurs immigrés. La complexité du problème, nous la montrons précisément par l’humour et l’interprétation. Je tiens à le souligner: SUKR n’est pas une séance d’information.

Dupont: Très juste! Et ceci encore: le monde est pourri! (rires)

Ternest: Mais notre emballage est beau… du moins, présentable.

La pièce SUKR est présentée à 8 reprises à Ypres entre le 11 mars et le 26 mars 2022. Elle sera jouée par la suite dans environ 25 salles en Flandre au printemps. Pour plus d’information sur les représentations, consultez le site de Het Eenzame Westen.


Notes:
1) Mot du cru du traducteur, qui, par sa rudesse et son dépouillement, se veut une marque d’hommage à ces galériens de la betterave, à ces forçats du sucre. Que ceci n’empêche pas lecteurs et lectrices de préférer le très parlant «têtes de betteraves» qu’Alain van Crugten, dans son adaptation française de Suiker (Sucre), met dans la bouche de la jeune Malou (Hugo Claus, Théâtre complet, Tome premier, Bibliothèque L’Âge d’Homme, 1990, p. 237).
2) Du juron néerlandais godverdomme.

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