Joyce Overheul ou la résilience de l’underdog
L’artiste néerlandaise Joyce Overheul tire des fils inattendus de notre tissu social. Dans son œuvre, pour laquelle elle utilise des techniques textiles et effectue des recherches historiques, le dernier mot est à l’underdog.
© Sabine Metz
Joyce Overheul (° 1989) a des avis tranchés, ne mâche pas ses mots et en est bien consciente. Elle se décrit comme quelqu’un qui ne supporte pas l’injustice et qui exprime cette aversion: que ce soit face à un serveur qui estime que la bière n’est pas faite pour les femmes, ou à un artiste d’un certain âge qui trouve qu’elle s’occupe de «bricoles de bonnes femmes».
Mais si vous vous attendez à ce qu’émettre une opinion claire corresponde à une pratique artistique sans équivoque, vous serez déçu·e. Rien que déjà la variété des supports qu’elle utilise – des sites web aux tissus – montre qu’elle a plus d’un tour dans son sac. De plus, elle aime travailler avec d’autres artistes, mais elle fait aussi tranquillement ses propres recherches qui commencent – comme souvent de nos jours – sur Wikipédia.
Manifestations contre le port du voile
La jeune femme raconte aussi qu’elle s’enthousiasme facilement pour les possibilités des supports et des matériaux qui sont nouveaux pour elle. Mais ce qui compte finalement, c’est l’histoire qu’elle veut raconter par le biais de son art, et dont la forme doit découler logiquement. Le contenu de son œuvre est varié également, bien qu’un thème spécifique soit devenu essentiel au cours des dernières années: la position de l’opprimé, de l’underdog, qui est souvent une femme.
© Joyce Overheul
Overheul attire l’attention sur l’émancipation, mais aussi sur les réactions qu’elle suscite et l’opposition qu’elle rencontre. Ce thème est très vaste, car elle l’aborde à partir de cultures et de collaborations variées, et au départ d’événements historiques. Ainsi, elle a créé récemment Radium Girls (2020), un portrait de l’ouvrière américaine Grace Fryer, réalisé avec des aiguilles d’horloge rendues luminescentes grâce à leur irradiation.
Dans les années 1920, Fryer a été exposée intentionnellement à de la peinture radioactive dans l’usine où elle travaillait. Fryer et d’autres radium girls malades mais combatives, ont mené contre leurs anciens employeurs des actions en justice devenues cruciales pour le mouvement pour les droits des travailleurs. L’underdog est résilient et, rien que pour cette raison, son histoire mérite d’être racontée.
© Joyce Overheul
En ce sens, on pourrait qualifier le travail d’Overheul de documenté. Mais il ne s’agit en aucun cas d’un enregistrement totalement «réaliste» ou «objectif»: plutôt d’une version artistique. Parmi les exemples qui frappent l’imagination, citons la grande tapisserie Utility Box on Enghelab Street (2019) et la série connexe Iranian Velvet, part 2 (2019).
Ces œuvres d’art textile trouvent leur origine dans une résidence à Téhéran (Iran), où Overheul a découvert via une amie de fac le très controversé hijab, inscrit dans la loi de ce pays: l’obligation qu’ont les femmes musulmanes de se couvrir la tête et le corps. Les critiques soulignent que cette exigence ne fait aucune distinction entre celles qui choisissent de porter le hijab par conviction religieuse et celles qui y sont contraintes.
En 2017, l’Iranienne Vida Movahed a fait le buzz en escaladant une armoire électrique, en enlevant son hijab et en le plantant sur un bâton qu’elle a brandi devant elle. Nombre de ses compatriotes ont suivi l’exemple de celle qu’on appellerait plus tard «la fille de la rue Enghelab». Depuis lors, les autorités publiques installent sur ces armoires électriques des espèces de toits – comme celui qu’on peut voir sur Utility Box on Enghelab Street – pour empêcher les manifestants d’y grimper.
Un motif féministe
Overheul s’est mise à photographier de telles armoires à toits bizarres. Mais sa démarche lui a posé un sérieux problème puisqu’elle ne pouvait pas partager ces photos en ligne. Lorsqu’une femme est photographiée à proximité d’une telle armoire, elle risque en effet d’être suspectée d’être une manifestante. Les logiciels de reconnaissance faciale des autorités iraniennes font le reste. En réalisant des œuvres textiles sur la base de ces photos, les femmes représentées sont anonymisées. C’est une solution lowtech efficace pour pallier une menace hightech telle que celle de la reconnaissance faciale.
© Joyce Overheul
Overheul s’est servie de tissus qu’elle croyait typiquement iraniens, mais elle les a vus plus tard dans un magasin de Den Bosch. L’Iran importe aussi, bien sûr, des tissus venus de Turquie et de Chine, constate-t-elle. De telles découvertes lui donnent tout de même un sentiment de rapprochement: des cultures parfois très différentes – ou présentées comme telles – s’avèrent malgré tout avoir de nombreux points communs.
© Joyce Overheul
Le travail du textile a longtemps été considéré comme un ouvrage manuel pour dames, non comme de l’art à part entière. Depuis le milieu du siècle dernier, il a fait l’objet d’une revalorisation dans les milieux de l’art et du design, et certains artistes – pensons par exemple à Hana Miletić en Belgique – choisissent toujours ce support, souvent pour son caractère féminin et son histoire.
La technique de la broderie, qu’Overheul approfondit aujourd’hui, est riche d’une tradition millénaire, un aspect qui suscite son enthousiasme. Elle tient aussi une boutique en ligne avec des patrons de crochet, ce qui lui assure en partie sa subsistance.
Le travail du textile a longtemps été considéré comme un ouvrage manuel pour dames, non comme de l’art à part entière
Mais Overheul ne serait pas Overheul si elle n’avait pas une attitude critique à l’égard des techniques et traditions «féminines». Elle a appris par exemple que le très populaire motif boerenbont – résultat d’une technique utilisée essentiellement pour décorer des services de table – était réalisé traditionnellement par des femmes parce qu’elles représentaient une main-d’œuvre bon marché.
© Joyce Overheul
L’artiste a combiné ce contexte avec une déclaration concernant la femme politique américaine Elizabeth Warren, qui, malgré une vive opposition (masculine), ne se laissait pas museler: «She was warned. She was given an explanation. Nevertheless, she persisted.» (Elle a été prévenue. On lui a expliqué. Elle a pourtant persisté.) Cette dernière phrase en particulier a été fièrement adoptée comme slogan par les féministes. Overheul a décidé de broder ces mots et de les entourer des couleurs typiques du motif boerenbont (For You, María Hernández, 2018).
Cette association du thème et du support jure, comme c’est souvent le cas dans l’œuvre d’Overheul. En tirant sur les fils de notre tissu social et historique complexe, l’artiste détricote l’idée qu’il faut payer moins les femmes ou qu’on peut sans problème leur imposer le silence.
Des poches peu profondes
Overheul a également trouvé un de ces fils lorsqu’elle a entamé une recherche sur le sexisme dans l’habillement, et en particulier en ce qui concerne les poches. Tout a commencé par le constat qu’elle ne pouvait pas mettre grand-chose dans les poches peu nombreuses et peu profondes de ses pantalons. Elle nota des critiques similaires de la part d’autres femmes, qui ajoutaient parfois que leur compagnon ou mari, lui, n’avait pas ce problème.
Overheul a étudié cette inégalité et découvert qu’elle remontait à l’époque du corset. Avant cette époque-là, les femmes avaient aussi de très nombreuses poches dans – ou plutôt sous – leurs vêtements. L’introduction du corset a changé la donne. Mais lorsque cette pièce a perdu son statut de norme, les poches ne sont pas revenues dans l’habillement féminin pour autant. Les femmes n’y auraient pas été favorables puisque cela les grossirait, et ce ne serait pas élégant, tout simplement. Or ces femmes, on ne leur a pas demandé leur avis.
Au dix-septième siècle a été ensuite introduite l’aumônière perlée qui se portait au-dessus des vêtements. Dans un premier temps, son usage était considéré comme vulgaire – les poches étaient censées être des sous-vêtements. L’aumônière a fini par évoluer jusqu’à devenir l’actuel sac à main. Cette évolution, Overheul la résume avec humour avec un sac Chanel tissé à la main dans le style et la matière d’une aumônière historique (Chanel in Retrospect, 2020).
© Joyce Overheul
À vrai dire, le sac à main est un artefact plutôt idiot, constate Overheul, car non seulement les femmes sont moins bien payées, mais en plus, elles doivent dépenser de l’argent pour s’acheter un sac parce que quelqu’un – généralement un homme – croit que les femmes ne veulent pas de poches profondes.
La recherche artistique d’Overheul devrait déboucher notamment sur un magazine papier glacé, pour lequel l’artiste souhaite collaborer avec des journalistes de mode. Cette démarche permettra non seulement de détricoter le tissu, mais aussi, espère-t-elle, y mettre de l’ordre.
Le site web de Joyce Overheul