Judith Leyster : autoportrait d’une femme comblée
Autrefois, les femmes artistes étaient rarement appréciées à leur juste valeur. La plupart d’entre elles furent éclipsées par leurs confrères masculins, exclues de l’éducation et du monde artistique, tant et si bien que leurs noms ne figuraient dans aucun livre d’histoire. Il n’en alla pas autrement dans les Plats Pays. Heleen Debruyne sort quelques-unes de ces femmes peintres de l’oubli pour leur rendre un hommage pleinement mérité.
© «National Gallery of Art», Washington.
Judith Leyster (1609-1660) est une femme comblée. Vêtue d’une précieuse collerette de dentelle tout à fait inconfortable, elle travaille à un tableau comme si peindre était pour elle un jeu d’enfant. Le violoniste sur la toile semble lui faire la sérénade.
Depuis son autoportrait (1633), elle nous regarde droit dans les yeux et nous adresse même un sourire qui laisse entrevoir ses dents. Elle a toutes les raisons d’être satisfaite, car elle vient d’être admise à la guilde des peintres de Haarlem. Ses œuvres se vendent si bien qu’elle peut tenir son propre atelier et engager des apprentis. Ses scènes de genre sont très en vogue auprès de la bourgeoisie haarlémoise toujours plus fortunée du Siècle d’or hollandais.
Et dire qu’elle est la huitième enfant d’un brasseur ayant fait faillite! Mais ce sont précisément les déboires financiers de son père qui lui ont sans doute permis de convertir son talent artistique en gagne-pain. À l’époque, les filles ne travaillaient pas, mais devaient se marier. La situation précaire de sa famille a peut-être motivé son entrée en apprentissage, la jeune fille devant contribuer aux revenus du ménage. Elle a probablement appris le métier auprès du peintre haarlémois Frans Pietersz de Grebber, un artiste compétent, mais un rien terne.
© «Mauritshuis», Den Haag.
Les scènes de genre enjouées de Judith évoquent plutôt son célèbre contemporain Frans Hals par leur vivacité et leur désinvolture. Il est possible qu’elle ait également été son élève, en tout cas elle s’en est clairement inspirée. Ses relations avec Hals ne sont pas claires: il semblerait qu’elle ait assisté au baptême de son enfant.
Mais elle lui a également intenté un procès pour avoir pris sous son aile un apprenti prometteur qui travaillait pour elle, sans l’autorisation de la guilde. Hals a dû payer une amende, mais a gardé le garçon. L’affaire a toutefois contribué à la notoriété de Leyster et, partant, à la prospérité de son atelier.
Dans ses tableaux, les jeunes gens rieurs, qui jouent aux cartes ou font de la musique, pourraient faire croire que, au Siècle d’or hollandais (le XVIIe
siècle), les hommes et les femmes entretenaient des rapports désinvoltes et d’égal à égal. Cette impression est trompeuse. Dans Het aanzoek (La Proposition, 1631), un homme âgé portant une toque de fourrure semble demander en mariage une jeune femme qui coud avec application. Mais pourquoi lui tend-il alors des pièces de monnaie? Et pourquoi garde-t-elle les yeux obstinément fixés sur son ouvrage? L’atmosphère est sinistre, et l’on se prend à craindre pour cette jeune femme – chaste beauté ou prostituée ? – que les choses ne se terminent mal.
© «Philadelphia Museum of Art», Philadelphia.
Le couple qui fait la noce dans Vrolijk gezelschap (La Joyeuse Compagnie, 1630) semble avoir bu plus que de raison. Et dans De laatste druppel (La Dernière Goutte, vers 1630), un squelette regarde en ricanant un joyeux ivrogne vider une cruche. Les scènes de Leyster sont rarement d’une jovialité sans mélange.
Malgré son grand talent, Judith cesse de peindre en 1636. Après son mariage avec le peintre de genre Jan Miense Molenaer, incontestablement moins doué qu’elle, elle se consacre à mettre au monde cinq enfants et à gérer les affaires de son mari. Peut-être l’assiste-t-elle également dans son atelier? Quoi qu’il en soit, elle renonce à ses propres ambitions. Entre les couches, les marmites et la comptabilité, elle trouve encore juste le temps de peindre une tulipe et des fleurs dans un vase.
Après sa mort, Judith Leyster tombe dans l’oubli. Si ses œuvres continuent à circuler dans les cercles d’amateurs d’art, elles sont généralement attribuées à Frans Hals. Il y a en effet des ressemblances frappantes: la touche légère, les visages expressifs, le clair-obscur. Des tableaux d’une telle qualité n’ont pu être réalisés par une femme, semble-t-on raisonner. Il faudra attendre 1893 pour qu’elle soit redécouverte: on retrouve sa signature typique sous une signature contrefaite de Hals. Son monogramme est aisément reconnaissable: un J et un L entremêlés, suivis d’une étoile – un jeu de lettres et une référence à l’étoile Polaire, appelée «leister» dans le néerlandais du xviie siècle.
© «Rijksmuseum», Amsterdam.
L’acquéreur de l’œuvre, attribuée à tort à Hals pendant des siècles, est furieux: au lieu d’un Hals, voilà qu’il a acheté la toile d’une parfaite inconnue! Il poursuit le vendeur en justice. Personne ne songe à se réjouir de la découverte d’un nouveau peintre, aussi brillant soit-il. Pendant longtemps, ses œuvres au monogramme typique seront considérées comme des «imitations de Hals». C’est seulement à la fin du xxe siècle que les connaisseurs perçoivent la vraie nature de Leyster: une grande artiste, qui aurait sans doute accompli de plus grandes choses encore si elle n’avait pas abandonné la peinture. Pour son quatre centième anniversaire en 2009, la prestigieuse Art Gallery de Washington lui dédie une rétrospective. Une bonne raison pour qu’elle nous adresse un sourire plein d’assurance depuis la toile.