Dix-huit jeunes écrivain·es de Flandre et des Pays-Bas donnent la parole à un objet du XIXe siècle exposé au Rijksmuseum. Ils et elles ont écrit une histoire en se posant la question suivante: que voit-on lorsqu’on regarde ces objets dans la perspective d’une catastrophe imminente? Jutta Callebaut s’est inspirée du tableau Portret van Cornelia, Clara en Johanna Veth de Jan Veth. «Il a peut-être l’œil pour ce qui est de la composition, mais nous, nous avons déployé du talent pour le lavage, la cuisine, le ménage et l’amertume.»
© Collection Rijksmuseum, Amsterdam
Les filles
Mes sœurs et moi avons obtenu le rare privilège de poser pour Jan Veth, l’incroyable génie. Un artiste béni, la grande promesse de la peinture néerlandaise contemporaine. Jan Veth, le garçon qui ne mangeait pas la croûte de son pain, parce qu’elle lui irritait le palais. Jan Veth, notre petit frère.
Quand nous étions petits, Jan et moi faisions tout ensemble. Nous courions à travers champs, nous retranchions sur la rive, façonnions des figurines dans de la boue argileuse, gravions des animaux fantastiques dans de l’écorce et dessinions des portraits sur la moindre rognure de papier que nous pouvions dénicher. Pour bien dessiner, il faut avant tout bien observer, disait notre père. J’étais plus jeune, mais j’étais plus douée que Jan pour les esquisses.
«Jan doit s’exercer et il a besoin de modèles, les filles, il ne peut pas peindre des paysages tous les jours, a dit notre mère. Oui, les filles poseront.» C’était une évidence. «Les filles» resteraient bien immobiles pendant deux ou trois jours pour l’épanouissement de leur frère. «Les filles» n’avaient rien de mieux à faire, de toute façon. Une longue liste de corvées les attendait, mais la peinture est évidemment plus urgente que la vaisselle.
Il a peut-être l’œil pour ce qui est de la composition, mais nous, nous avons déployé du talent pour le lavage, la cuisine, le ménage et l’amertume.
Mes parents nous appellent toujours «les filles», mes sœurs et moi. J’ai davantage en commun avec Jan qu’avec Cornelia et Johanna. Mais comme nous sommes du même sexe, nous formons une unité. On doit rendre justice à mes parents, ils ont constaté à l’œil nu –des cheveux longs et des seins, bien vu!– que nous sommes en effet des filles.
Jan a indéniablement hérité d’eux son sens aiguisé de l’observation.
Pendant un temps, en guise de protestation, je ne me suis adressée à lui qu’en le nommant «le garçon». Je demandais si «le garçon» pouvait me passer le fromage et si «le garçon» serait capable d’aller chercher lui-même un couteau dans le tiroir à couverts ou s’il avait besoin d’assistance? Je ne pouvais pas lui reprocher le comportement de mes parents, mais je tirai quelque plaisir de ma rébellion.
À présent, Jan suit des leçons à l’École des Beaux-Arts. Moi, je dois me contenter du rôle de spectatrice, admirer depuis le banc de touche. Je n’ai pas le droit d’étudier pour des raisons qui se résument au fait que je n’ai pas de moustache duveteuse sur la lèvre supérieure. Pour être admis à l’académie, il est certes important de bien savoir dessiner, mais «être un homme», tel est, apparemment, le véritable art.
Jan est porté aux nues en tant qu’artiste, et il faut reconnaître qu’il a du talent, mais il est douloureux d’être en permanence confrontée à ce qui m’est passé sous le nez, ce qui m’a été refusé. Il n’est même pas à moitié conscient de ses privilèges. Ne se souvient-il pas de mes dessins?
Jan nous observe, puis se concentre à nouveau sur son travail, je l’entends soupirer combien il est difficile d’être condamné à l’art.
J’aimerais sourire. Lui qui peint si fidèlement, qui est capable de capturer les contours de la réalité sur la toile, dans le monde réel, il s’avère aveugle à toute perspective.
Il peint peut-être de façon magistrale, mais mon regard reste plus vif que le sien.