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histoire, langue

L’«Algemeen Beschaafd Nederlands»: le néerlandais standarisé comme symbole d’une riche culture

Par Miet Ooms, traduit par Jean-Marie Jacquet
26 avril 2024 10 min. temps de lecture

Le néerlandais est de nos jours la langue officielle de la Flandre. Il n’en a cependant pas toujours été ainsi. Entre le français, longtemps langue des institutions et de l’élite, et les nombreux dialectes flamands qui étaient parlés par la population, comment l’Algemeen Beschaafd Nederlands (néerlandais standardisé) est-il parvenu à s’imposer? La linguiste Miet Ooms retrace les grandes étapes d’un combat pour la langue qui était aussi une lutte pour l’égalité.

En Belgique, pendant très longtemps, le français a été la seule langue pratiquée dans les sphères officielles, dans l’industrie, la justice, les sciences, l’enseignement secondaire et supérieur. En Flandre, il en est résulté un énorme fossé entre, d’une part, une élite catholique et industrielle majoritairement francophone et, d’autre part, une population ouvrière et agricole s’exprimant en dialecte.

Il y avait également une classe moyenne flamande. Elle comprenait les curés de paroisse, les notaires, médecins, instituteurs, souvent aussi des bourgmestres. Certains s’efforçaient de rejoindre l’élite et parlaient français, ou du moins essayaient. D’autres, s’affichant comme flamingants, parlaient une sorte de néerlandais «cultivé». Souvent, les francophones regardaient les néerlandophones de haut. Cela tenait à la différence de niveau social, mais, au sein même de la classe moyenne, les intellectuels flamands n’étaient pas tout à fait les égaux de leurs collègues francophones.

Très peu de temps après la création de la Belgique, ces intellectuels flamingants ont milité en faveur d’une égalité de statut pour le néerlandais dans le pays. Non sans succès: à partir de la seconde moitié du XIXe siècle allaient être promulguées des lois linguistiques qui ont amélioré le statut du néerlandais. Mais le processus était lent et le parcours semé d’embûches.

De plus, ces lois n’étaient pas toujours automatiquement mises en application. L’obstacle était fréquemment la connaissance déficiente, voire inexistante, de la langue néerlandaise chez les personnalités politiques et les fonctionnaires francophones, qui, de surcroît, refusaient d’apprendre la langue. Lorsque la loi d’Égalité a disposé que les lois seraient obligatoirement adoptées dans les deux langues à partir du début de l’année 1898, cela s’est souvent avéré impossible en pratique parce qu’une grande partie des parlementaires ne connaissaient pas le néerlandais.

Le néerlandais en Flandre, le français en Wallonie

Dans les années 1930, d’importantes lois linguistiques ont été promulguées, aux termes desquelles la «langue de la région» était obligatoire dans l’enseignement, la justice, l’armée et l’administration. La «langue de la région» était donc le néerlandais en Flandre, le français en Wallonie. Cela signifie que l’enseignement moyen en français a été fortement réduit en Flandre, si bien que celle-ci a vu naître une nouvelle élite entièrement formée en néerlandais standard, langue dans laquelle elle allait désormais exercer le pouvoir politique, dire le droit et enseigner.

Dans la pratique, cependant, existait aussi dans de nombreuses villes un enseignement en français, ceci grâce au régime de facilités dont bénéficiaient les minorités francophones de Flandre. Aussi longtemps qu’il n’y avait pas encore de frontière linguistique sur le plan juridique, les régions ne pouvaient être délimitées géographiquement entre elles. Dès lors, on a eu recours au recensement linguistique afin de déterminer quelles communes étaient néerlandophones et lesquelles étaient francophones.

L’enseignement supérieur francophone jouissait d’une meilleure considération et, dans les établissements comportant deux sections, les néerlandophones étaient souvent traités comme des êtres inférieurs

Là où la minorité linguistique était suffisamment nombreuse, la commune pouvait organiser un enseignement dans sa langue. Il se fait que pareille situation était courante dans les villes flamandes et se présentait rarement en Wallonie. En outre, l’enseignement supérieur francophone jouissait d’une meilleure considération et, dans les établissements comportant deux sections, les néerlandophones étaient souvent traités comme des êtres inférieurs. Voilà pourquoi les inégalités dans l’enseignement ont tout simplement subsisté.

Après la Deuxième Guerre mondiale, de prime abord, il y a eu peu de changement. Le pouvoir demeurait encore essentiellement aux mains de catholiques francophones, qu’il s’agisse d’autorités religieuses ou d’industriels. Mais la Flandre n’était plus la région agraire et pauvre dépendant en partie de la riche Wallonie industrielle. L’époque de prospérité de l’industrie lourde wallonne était révolue. La Flandre elle-même commençait à devenir une société de savoir-faire et de services, et les Flamands avaient cessé de tolérer l’attitude souvent hautaine de l’élite francophone.

Parlez correctement!

Dans les années 1950, les choses se sont soudain accélérées pour l’ABN en Flandre. Des universitaires gantois avaient créé en 1948 la Vereniging voor Beschaafde Omgangstaal (Association pour une langue usuelle cultivée) et, en 1951, à la suite du courrier d’un étudiant de seize ans, des ABN-kernen (Cellules ABN) ont vu le jour dans différents établissements scolaires. Des jeunes se sont engagés à parler entre eux à l’école le «bon néerlandais» et à se corriger mutuellement.

En quelques années, les ABN-kernen ont grandi pour devenir un mouvement comportant des sections provinciales et un secrétariat général qui coordonnait le tout, fournissait du matériel promotionnel et éditait un périodique, Bouw. Dans les années 1960, plus de 400 écoles disposaient de Cellules ABN. Le mouvement bénéficiait du soutien d’entreprises, d’associations culturelles et de médias, notamment de l’organisme d’inspiration chrétienne Davidsfonds et du magazine Humo.

L’Algemeen Beschaafd Nederlands s’est retrouvé au cœur des médias. Tous, ou presque, publiaient une rubrique consacrée à la langue. La radio-télévision publique flamande n’a pas été la dernière à mettre l’accent sur un néerlandais correct et de haute tenue culturelle. Cela avait commencé en radio dès les années 1930. La section néerlandophone de l’INR (Institut national de radiodiffusion) tenait à se différencier des radios locales et le langage était un tremplin idéal. Il importait que ce langage soit correct et châtié, «cultivé» -et qu’en aucun cas il n’ait une consonance régionale. Les dirigeants flamands de l’INR entendaient montrer aux Flamands et au monde entier combien la Flandre était riche et cultivée, y compris sur le plan linguistique.

La télévision a épousé le mouvement lorsqu’elle est apparue en 1953. Les collaborateurs appelés à parler au micro faisaient l’objet d’une sélection sévère commençant par la fameuse épreuve de voix. Au cours de celle-ci, les candidats étaient jaugés sur la façon dont ils s’exprimaient. Le jury, après un bref entretien, déterminait si leur élocution était suffisamment correcte, neutre et «cultivée». Il y avait beaucoup d’appelés, mais peu d’élus.

Quelle est la norme?

La locution qui revient constamment en néerlandais est beschaafd Nederlands. C’est une expression assez floue: désigne-t-elle le néerlandais des Pays-Bas ou une version proprement flamande? Y a-t-il eu un vrai accord? En grande partie, oui.

Au XIXe siècle, il y avait deux grandes tendances au sein du Mouvement flamand. La première visait à importer le néerlandais standard des Pays-Bas, parce que cette langue avait déjà un certain statut en tant que langue de culture et qu’elle était consignée selon sa nouvelle norme dans les dictionnaires et dans les méthodes de langue.

C’est le «néerlandais» et non le «flamand» qui est la langue de la Flandre. Une manière aussi d’écarter le terme «flamand» que les francophones assimilaient à «patois»

L’autre tendance, à laquelle adhéraient surtout des catholiques de Flandre-Occidentale, se démarquait nettement de la langue des protestants néerlandais, qui rappelait trop la période de domination orangiste. L’objectif poursuivi était une langue de culture propre à la Flandre, prenant racine dans les dialectes de Flandre-Occidentale. Un illustre représentant de cette mouvance était le poète Guido Gezelle.

C’est finalement le premier groupe qui l’a emporté. Selon les lois linguistiques, c’est le «néerlandais» et non le «flamand» qui est la langue de la Flandre. Une manière, par la même occasion, d’écarter le terme «flamand», que les francophones assimilaient à «patois».

Afin de préciser quelle est la différence entre les dialectes flamands et l’algemeen beschaafd, deux éléments ont été ciblés. D’abord, les «belgicismes» devaient disparaître. Il s’agissait de mots et expressions inconnus aux Pays-Bas, provenant souvent de dialectes flamands et, surtout, constitués d’emprunts ou de calques du français. Un néerlandais digne de ce nom ne pouvait surtout pas avoir une consonance trop française.

Ensuite venait cette fameuse «élocution cultivée» chère à la radio-télévision publique. Là aussi, les Pays-Bas ont servi de modèle. En 1934, le professeur gantois Edgard Blancquaert publiait la Practische uitspraakleer van de Nederlandse taal (Cours pratique de prononciation du néerlandais). Son point de départ était le «hollandais correct», la langue des «Néerlandais et Flamands cultivés qui abandonnent leurs habitudes dialectales». Ce guide de prononciation, accompagné de disques de phonographe, constitue la base du néerlandais encore pratiqué à l’heure actuelle par le journal télévisé de l’organisme public de radio-télévision, aujourd’hui la VRT.

«Ici on parle néerlandais»

Dans les années 1950, la majorité des Flamands étaient familiarisés avec le beschaafd Nederlands. Ils l’apprenaient à l’école primaire, l’entendaient à la radio, puis à la télévision, lisaient les courtes chroniques linguistiques dans le journal. Dans les années 1960, ils écoutaient à la radio les taalwenken (conseils linguistiques) de Marc Galle et l’émission Hier spreekt men Nederlands (Ici on parle néerlandais) était particulièrement populaire.

Bien que l’ABN continuait d’être avant tout pratiqué par l’élite, les Flamandes et Flamands moyens savaient, eux aussi, à l’occasion, parler «léché». Elles et ils ne voulaient pas passer pour des «paysans», par exemple chez le médecin, à l’école, devant M. le Curé, face à une personnalité. Avec le développement du bien-être, les enfants des ouvriers et des cultivateurs ont fait des études. Elles et ils ont troqué leur dialecte contre l’ABN. En partie pour se faire comprendre de leurs condisciples, en partie parce que cela allait de pair avec leur progression sur l’échelle sociale.

Sur le plan politique également, beaucoup de choses ont changé durant ces années 1960. En premier lieu, la frontière linguistique a été fixée par la loi en 1962. Non sans avoir été l’objet d’une vive opposition de l’élite francophone de Flandre, qui perdait définitivement son droit à un enseignement en français en Flandre. La frontière linguistique était une ligne de démarcation claire entre les deux régions et entraînait la suppression de facilités pour les groupes minoritaires.

La confirmation de la position du néerlandais en Flandre a entraîné en corollaire une recrudescence d’intérêt pour le néerlandais «de chez nous»

Sauf à Louvain. La Katholieke Universiteit Leuven, placée sous l’autorité épiscopale, demeurait bilingue malgré la frontière linguistique. Une des conséquences était que des professeurs francophones vivaient avec leur famille à Louvain. Cette situation était une épine dans le pied du Mouvement flamand. En 1966, celui-ci a demandé une scission, mais elle lui a été refusée. Très vite, cela a été l’explosion avec, à travers toute la Flandre, des grèves d’étudiants et des manifestations aux cris de Leuven Vlaams. Au début de 1968, le gouvernement est tombé sur cette question et l’université a été scindée. Peu après est intervenue la première réforme de l’État, octroyant à la Flandre et à la partie francophone du pays des compétences pour la culture et une partie de l’enseignement.

Cette réforme de l’État a définitivement confirmé la position du néerlandais en Flandre. Elle a entraîné en corollaire une recrudescence d’intérêt pour le néerlandais «de chez nous». Au tournant du siècle, le regard que l’on portait sur la langue standard s’est modifié et on a accepté l’existence de variantes belges et néerlandaises de termes, expressions et structures de la langue néerlandaise. Certains mots et modes d’expression flamands qui sont inconnus aux Pays-Bas et qui sont très souvent d’origine française sont désormais tolérés en tant que «néerlandais de Belgique». D’autres continuent d’être rejetés ou ne sont plus du tout en usage. Ou bien ils se sont frayé un chemin jusqu’aux Pays-Bas.

Pour conclure

La lutte pour une équivalence de statut du néerlandais en Flandre a été davantage qu’un combat linguistique. C’était la lutte d’une élite flamande montante pour une égalité de droits et de statut. Dans ce contexte, la langue «cultivée», la langue standard, était un symbole puissant. Il voulait dire: voyez, nous aussi, nous avons une culture riche, la langue néerlandaise se prête parfaitement au travail scientifique et à l’action politique. Nous sommes à côté de vous, pas en dessous.

Envie d’en savoir plus?
Miet Ooms a réalisé un passionnant documentaire audio (en néerlandais) sur l’ABN ou Algemeen Beschaafd Nederlands (néerlandais standardisé) pour notre site en langue néerlandaise de lage landen.
Dans Kinderen van het ABN (Enfants de l’ABN), des Flamandes et Flamands parlent des campagnes menées pour l’ABN durant les années 1960 et 1970 et de l’influence qu’elles ont eue sur la langue telle qu’elle est parlée en Flandre aujourd’hui.
Miet Ooms

Miet Ooms

autrice et traductrice

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