L’ «Automne du Moyen Âge» de Johan Huizinga a cent ans
Considéré
comme un classique pour les étudiants en histoire médiévale aux
États-Unis, traduit en anglais, français, allemand, coréen,
mandarin, japonais, etc., L’Automne du Moyen Âge, le chef-d’œuvre de l’historien
néerlandais Johan Huizinga paru en 1919, continue cependant en
France à susciter autant d’admiration que de critiques plus ou
moins acerbes de la part d’historiens qui reprochent à son auteur
ses approximations, son manque de rigueur, sa vision pessimiste d’un
Moyen Âge finissant dont les extravagances bigarrées répondent à
la noirceur des danses macabres.
Plus célèbre encore pour son Homo Ludens, paru en 1938, Johan Huizinga (1872-1945), n’est pas toujours considéré pour ce qu’il est, à savoir un essayiste brillant dont la subtilité des idées a fait dire à Jacques Le Goff qu’il était «un ouvreur de portes qui mènent à l’histoire à faire», mais plutôt envisagé pour ce qu’il n’est pas, à savoir un historien du XXe siècle formé à la méthode positiviste.
Et pourtant, les fulgurances,
l’originalité et la nouvelle histoire des idées que constitua le
Herfsttij
en son temps permirent de placer les représentations, les symboles
et les sentiments au cœur des enquêtes historiques qui suivirent.
Certes, le style de Huizinga peut décontenancer l’historien
habitué à une certaine rationalité de la plume, tant il est
surchargé d’images et de raccourcis métaphoriques. Mais c’est
justement dans cette écriture insolite que réside le tour de force
de ce livre devenu un classique. Johan Huizinga a en effet mis son
style au service de son ambition, à savoir explorer et exposer «les
formes de vie et de pensée» des hommes et des femmes de la fin du
Moyen Âge, ce que la traduction française néglige d’expliciter
en se privant du sous-titre de l’œuvre en néerlandais (Studie
over levens en gedachtenvormen der veertiende en vijftiende eeuw in
Frankrijk en de Nederlanden – Étude
de la vie et la pensée aux XIVe
et XVe siècles
en France et dans les Plats Pays).
En
considérant essentiellement la cour de Bourgogne comme le théâtre
de ses investigations, Johan Huizinga a emprunté par exemple, lui
l’intellectuel néerlandais, l’essentiel de ses sources au corpus
francophone, pour tenter de se rapprocher de l’état d’esprit
d’un siècle de Bourgogne animé par des princes Valois de langue
française. Son interprétation du XVe
siècle septentrional n’est pas celle d’une reconstitution
linéaire des événements de l’époque, mais un essai postulant
que «l’art au Moyen Âge s’incorpore à la vie». Et toute
l’écriture du Herfsttij
tend par sa forme à illustrer cette idée selon laquelle les hommes
et les femmes du XVe
siècle vivaient dans un univers peuplé de sens supérieurs et de
références à une surnature.
Ainsi,
lorsqu’il évoque le cimetière des Innocents à Paris, il
s’éloigne des descriptions rationnelles qui le conduiraient à
établir une superficie, à décrire une architecture, à évoquer
des habitudes de fréquentation, et préfère convoquer l’ensemble
des sens de son lecteur pour l’entraîner dans les pas de ces
processionnaires qui circulaient entre les tombes, éclairés par des
centaines de chandelles, croisant des prostituées aux robes
chamarrées, enchantés par la voix des prédicateurs se mêlant à
celles des bonimenteurs. Comme dans Les
Correspondances de
Charles Baudelaire, les sons, les odeurs et les couleurs
interagissent. Mais cette synesthésie n’est pas une simple posture
d’écriture. Elle sert une vision de l’histoire et affirme par le
chemin du sensible la coexistence des vivants et des morts au sein du
cimetière médiéval bien avant que les archéologues ne la prouvent
quelques décennies plus tard.
Le
Herfsttij, qui reçut
pour premier titre In
den spiegel van Jan van Eyck (Dans
le miroir de Jan Van Eyck), peut être considéré
comme un de
ces miroirs convexes,
que l’on dit aussi de sorcière, dont les reflets se troublent et
se déforment à la marge. Pour reprendre les mots de Christophe de
Voogd, la vision du Moyen Âge que propose Huizinga est un miroir que
l’on promène sur le chemin lointain du passé. Dans le théâtre
de son esprit, le XVe
siècle peut apparaître comme une époque perturbée en quête de
sens, cherchant à retrouver l’essence d’un Moyen Âge classique,
féodal, arthurien, à coups de prose grandiloquente, de dévotions
flamboyantes ou de rituels extravagants, comme si le trop-plein
pouvait combler un manque d’authenticité. Dans ce cas de figure,
la fin du Moyen Âge aurait pu être une pâle imitation d’un XIIIe
siècle modèle;
elle fut bien au contraire une reproduction expansive, astucieuse,
frôlant parfois la caricature, mais aussi le génie.
Toujours d’actualité pour son
impressionnant pouvoir de suggestion, le chef-d’œuvre de Huizinga
s’adresse à tous, littéraires, philosophes, historiens et
historiens de l’art qui rendent hommage à cette œuvre
polyphonique grâce à deux ouvrages collectifs qui paraîtront chez
Amsterdam University
Press et aux Presses
universitaires du Septentrion, dans la flamboyance de l’automne
2019.