La Belgique en grand? La Belgique et l’intégration européenne
À l’origine, la Belgique n’avait pas le réflexe européen chevillé au corps. La population ne manifesta peut-être pas un enthousiasme démesuré, mais partagea de plus en plus le sentiment que l’intégration européenne était utile et servait l’intérêt du pays. Ces derniers temps, ce consensus tend à s’user. L’Europe étant d’une certaine manière «la Belgique en grand», les qualités d’un politique belge de talent correspondent souvent exactement à celles que l’on recherche au niveau européen. L’Europe progresse non sans mal avec des accords globaux, souvent mal ficelés mais en général suffisants pour désamorcer les crises les plus graves.
Le premier président permanent du Conseil européen fut un Belge: En 2009, les chefs de gouvernement désignèrent Herman Van Rompuy comme «président européen». Cinq ans plus tard, Donald Tusk, ancien Premier ministre polonais, lui succéda. Et cinq ans plus tard, en 2019, ce fut de nouveau un Belge: comme Charles Michel apparaissait comme la pièce manquante du puzzle des nominations, ses homologues lui demandèrent de diriger le Conseil européen.
À vrai dire, les Belges se retrouvent souvent aux commandes de la politique européenne. La Belgique est l’un des États fondateurs et a joué au fil du temps un rôle très actif dans le processus d’intégration. Depuis soixante-dix ans, la situation a beaucoup changé: la Communauté du charbon et de l’acier est devenue une Union européenne qui s’implique dans presque tous les domaines économiques et politiques. Le nombre des États membres a augmenté de façon spectaculaire, passant de six à vingt-huit. Le Royaume-Uni a choisi, par référendum, de quitter l’Union, alors que d’autres pays espèrent un jour en faire partie. Le débat public sur la politique européenne n’est pas non plus ce qu’il était: le projet de paix d’antan est devenu de plus en plus polémique. Dans cet article, nous examinerons le positionnement et l’empreinte de la Belgique sur le projet européen.
La création
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la Belgique souhaita créer avec les Pays-Bas et le Luxembourg une union économique. Le Benelux servit de laboratoire de l’intégration européenne en quelque sorte, mais fut aussi rapidement dépassé.
Sous l’impulsion des Français Jean Monnet et Robert Schuman, un projet permettant une coopération intense entre l’Allemagne et la France dans le charbon et l’acier vit le jour. Les pays du Benelux s’empressèrent d’y adhérer, de même que l’Italie.
La Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) fut instituée en 1951. Pour la première fois, des pays étaient disposés à s’en remettre à une instance supranationale. Une Haute Autorité, précurseur de la Commission européenne, en fut l’institution centrale. Son pouvoir était réel, bien que limité à la gestion de certains aspects du charbon et de l’acier.
Quelques années plus tard, les Pays-Bas proposèrent de faire de la CECA une véritable communauté économique dotée d’une politique commerciale commune. Les frontières entre les États participants devaient disparaître progressivement. Bref, un Benelux «en grand». Cette initiative néerlandaise reçut presque aussitôt le soutien de la Belgique et du Luxembourg. Les négociations, auxquelles participèrent bien entendu les trois autres pays membres de la CECA, eurent lieu au château de Val Duchesse, à Bruxelles. Le ministre belge des Affaires étrangères de l’époque, Paul-Henri Spaak, présida cette conférence intergouvernementale. Les traités qui en résultèrent furent signés à Rome en 1957. Désormais, il existait aussi une Communauté économique européenne (CEE) et une étroite coopération pour développer l’énergie atomique (Euratom).
L’économie
Dans sa grande étude consacrée à la politique étrangère belge entre 1830 et 2015, le professeur émérite de l’université de Gand Rik Coolsaet explique pourquoi et comment la Belgique fit passer ses intérêts économiques au premier plan durant cette période et longtemps après (1). Ce ne fut pas par réflexe européen ou par désir de soutenir toute initiative visant à renforcer le niveau central européen, ni même par un enthousiasme largement partagé en faveur de la coopération européenne.
Après la Seconde Guerre mondiale, les chrétiens-démocrates, en particulier, étaient frileux et il fallut attendre l’impulsion du socio-démocrate Paul-Henri Spaak pour voir la Belgique s’engager véritablement dans la politique européenne. Les grandes idées n’entrèrent guère en ligne de compte, mais plutôt le sens de ses propres intérêts.
La CECA représenta un moyen commode d’injecter des fonds européens dans les charbonnages déficitaires. Plus tard, cependant, les fermetures de mines, véritable crève-cœur, furent mises sur le dos de «l’Europe». Il ne faut pas s’étonner de voir les responsables politiques belges, après quelques années de protectionnisme, se prononcer en faveur de la coopération économique en Europe. La plus grande part des échanges commerciaux se faisaient en effet avec les pays voisins. La Belgique étant restée une économie ouverte, elle n’a jamais cessé, au fil des années, de militer en faveur de la suppression des frontières européennes.
À la naissance de la CEE, la Belgique ainsi que la France plaidèrent pour la mise en œuvre d’une politique sociale. Comme les employés y bénéficiaient d’une protection sociale relativement élevée, il apparaissait utile du point de vue concurrentiel d’avoir des normes plus exigeantes dans toute l’Europe. Cette mission n’aboutit qu’en partie, car la plupart des États membres ne souhaitaient pas aller aussi loin.
Lorsque les projets de création d’une union monétaire devinrent plus concrets, vers 1990, la Belgique, à travers ses diplomates, mit tout en œuvre pour en faire partie. Des partenaires commerciaux ont tout intérêt à partager une monnaie unique. Il est peu efficace de changer de devise pour chaque transaction, avec tous les coûts annexes. Sans parler du risque de dévaluation soudain, susceptible de perturber les échanges commerciaux. Le traité de Maastricht (1992) imposa aux États des critères stricts à respecter avant l’adoption de la monnaie unique. La dette de l’État belge était bien trop élevée et devait être réduite de manière spectaculaire, à brève échéance. Le gouvernement prit des mesures d’économies draconiennes, mais déploya dans le même temps tous ses efforts diplomatiques afin d’obtenir une interprétation souple des critères de Maastricht. Avec des résultats : lors de l’introduction de l’euro en 2002, la Belgique put faire immédiatement partie de l’Union monétaire.
Les négociations préalables au traité de Maastricht renfermaient aussi l’idée de créer une union politique européenne de grande envergure. La Belgique fit moins d’efforts dans ce domaine, ce qui laisse penser qu’au cours de cette période également le point de vue belge fut moins guidé par l’idéalisme que par le pragmatisme et les intérêts économiques (2).
Les États-Unis d’Europe
Pourtant, la Belgique finit progressivement par adopter une position que l’on pourrait qualifier de résolument pro-européenne sur toute la ligne. En d’autres termes, la Belgique est surtout favorable au renforcement des institutions européennes et des transferts de compétences au niveau européen. Le processus d’intégration européenne est bon pour la Belgique, telle était la devise. Cette évolution fut, du reste, encouragée par la montée des partis régionalistes qui voyaient dans une Europe forte le moyen de dépouiller encore davantage l’État belge.
Au point que la Belgique adopta une attitude critique vis-à-vis de l’Europe centrale et de l’Est, non par hostilité de principe envers les pays qui en faisaient partie, mais par crainte qu’une grande Union ait moins de force et se dilue.
En 2005, le Premier ministre belge d’alors, Guy Verhofstadt, fut très clair: il publia un livre, Les États-Unis d’Europe, dans lequel il appelait de ses vœux une fédération européenne.
En 2003 déjà, il avait plaidé la cause d’une défense européenne. Ce fut une initiative controversée, car les Américains venaient de déclencher une guerre en Irak. L’Europe était profondément divisée: le Royaume-Uni et d’autres pays membres, d’Europe de l’Est notamment, soutenaient les États-Unis, alors que d’autres pays européens, au nombre desquels la France et l’Allemagne, s’y opposaient. Verhofstadt organisa un sommet, réunissant, entre autres, Français et Allemands, pour essayer de progresser sur cette question. La création d’un quartier général européen fit notamment partie des sujets mis sur la table. Les détracteurs d’une défense européenne parlèrent avec condescendance d’un «sommet des pralines».
Alors qu’initialement la Belgique soutenait le projet d’union économique mais n’accordait guère la priorité à l’union politique, la situation changea radicalement. Cet enthousiasme pour la coopération européenne reçut, du reste, le soutien de l’opinion publique: Des Eurobaromètres montrent que la confiance des Belges dans les institutions européennes au cours de l’histoire était en général plus importante que dans d’autres pays. On a parlé d’un «consensus permissif» en Belgique vis-à-vis de l’Europe. La population ne manifesta peut-être pas un enthousiasme démesuré, mais partagea le sentiment que l’intégration européenne était utile et servait l’intérêt du pays.
Le sentiment pro-européen de la population et, sans conteste, de l’élite politique ne signifiait pas que la Belgique accueillait favorablement toute initiative européenne. Lorsque des accords avaient pour objet une coopération plus étroite en matière de fiscalité (comme la taxation de l’épargne, par exemple), le gouvernement freinait des quatre fers dans les négociations. Dans l’ensemble, cependant, les grands projets, souvent lancés par la France et l’Allemagne, étaient soutenus avec enthousiasme.
La défense des petits et moyens États membres
Le fait que la Belgique puisse souvent souscrire aux projets franco-allemands ne signifie pas qu’elle ne se préoccupe pas de la position des petits États. Au début des années 1960, l’entourage de Charles de Gaulle, alors président de la République, proposa la mise en place d’une coopération politique renforcée, le «plan Fouchet». La Belgique et les Pays-Bas fustigèrent ce projet.
Au fil des années, les Belges ont joué un rôle de premier plan en Europe.
Tout d’abord parce que la nécessité d’une coopération politique n’était pas encore ressentie de façon aussi nette qu’aujourd’hui, mais aussi parce que le plan était entièrement intergouvernemental. En d’autres termes, les véritables institutions européennes, comme la Commission ou la Cour de justice, auraient eu peu d’influence. Les décisions auraient appartenu aux dirigeants des États membres ou bien de leurs délégués ou représentants. Dans ce type de contexte, ce sont les grands pays qui, en pratique, comptent véritablement. Les petits pays jouent un rôle plus modeste.
Cette crainte d’un «directoire» dans lequel une poignée de pays puissants serait décisionnaire, a amené peu à peu la Belgique à préconiser le renforcement du rôle de la Commission européenne et du Parlement européen, considérant que ces deux institutions supranationales, placées véritablement au-dessus des États membres, pouvaient mieux garantir la défense des intérêts des petits pays.
La défiance à l’égard des grands États membres, notamment la France, n’a jamais été aussi importante en Belgique qu’aux Pays-Bas. On pourrait même parler d’un syndrome de Calimero néerlandais, qui fait peut-être supposer à l’excès que les grands pays sont à l’origine d’un complot visant à mettre hors jeu les petits pays.
La différence des sensibilités n’a cependant pas empêché la Belgique et les Pays-Bas, souvent avec le Luxembourg, de prendre des initiatives à l’encontre des réflexes intergouvernementaux susceptibles de tourner à l’avantage des grands pays. La création du Conseil européen, dans les années 1970, impliquant de fréquentes rencontres entre les chefs d’État et de gouvernement des États membres, se heurta à l’opposition du Benelux. L’union des trois pays craignait en effet que cet organe n’affaiblisse la Commission. Protestation vaine, car le Conseil européen vit le jour. Trente ans plus tard, il fut question de renforcer le Conseil européen en lui donnant un président. Les pays du Benelux s’y opposèrent, par crainte que ce «président» ne fasse de l’ombre au président de la Commission. Une fois encore, la Belgique et les Pays-Bas ne furent pas plus avancés: il y eut un président permanent. L’ironie voulut que ce fût un Belge, Herman Van Rompuy. Et le troisième président est belge lui aussi.
La montée de la grogne
La Belgique se mit progressivement à porter le flambeau: une intégration européenne renforcée devint souhaitable. Une prise de position qui ne fut guère contestée du point de vue politique. Seule l’extrême-droite agita l’étendard de la souveraineté et refusa de concéder de nouvelles compétences à l’Europe. Ce thème ne fut cependant jamais important lors des élections. Au début des années 2000, la grogne monta aussi dans les rangs des sociaux-démocrates, qui estimaient que l’Europe n’était pas assez sociale. Pour autant, chaque fois que le sujet vint sur la table, la Belgique plaida en faveur d’une extension des compétences de l’Europe.
Les qualités dont dispose un homme politique belge de talent sont exactement celles que l’on recherche au niveau européen.
Ce consensus a été récemment remis en cause. Le parti nationaliste flamand NV-A, devenu le plus grand du pays, se dit euroréaliste, et n’adhère pas facilement au discours selon lequel la poursuite de l’intégration européenne n’aurait que des avantages. La Belgique ne réclame plus, sans réserve et par principe, davantage d’Europe.
Sur le fond également, il y a parfois des dossiers concrets pour lesquels la Belgique freine des quatre fers. En matière de fiscalité, c’était déjà le cas, comme nous l’avons indiqué plus haut, mais aussi, en 2018 et 2019, dans le dossier sur le climat. Lors de différents scrutins, la Belgique a rejeté les projets européens plus ambitieux qui étaient sur la table.
De ce point de vue, la Belgique a plus de mal à jouer le rôle qu’elle s’était peu à peu approprié, celui du rassembleur désireux de parvenir à des compromis et de débloquer des dossiers.
La complexité de la politique européenne en Belgique
Une autre dynamique rend, depuis peu, l’action européenne des autorités belges plus complexe. Elle est liée aux tensions communautaires qui affleurent parfois, en prenant une dimension européenne. Pendant longtemps, Flamands et Wallons ne s’étaient jamais affrontés sur le thème de l’Europe. Cependant, au fur et mesure que les compétences de l’Union touchaient des domaines de plus en plus nombreux, les tensions intercommunautaires montaient peu à peu. Une série de réformes de l’État permit d’accorder davantage de compétences aux Régions. Bien entendu, les entités fédérées voulurent prendre part au processus décisionnel européen et à la définition d’un point de vue belge commun.
Maintenant, le problème se pose parfois clairement lorsque la Belgique doit adopter une position au Conseil. Lorsqu’elle veut le faire, elle doit recueillir le consentement des six gouvernements: le gouvernement fédéral, le gouvernement flamand, le gouvernement de la Région wallonne, le gouvernement de la Communauté française, le gouvernement de la Communauté germanophone, le gouvernement de la Région bruxelloise. Cette complexité institutionnelle est parfois paralysante: lorsque les différents gouvernements ne sont pas d’accord entre eux, la Belgique doit s’abstenir. En 2016, la nouvelle fit le tour de la planète: le gouvernement wallon s’opposa à la ratification d’un accord de libre-échange avec le Canada. La Belgique fut donc contrainte de s’abstenir, de sorte que l’accord ne put être ratifié. Une seule région a pu bloquer un accord commercial de tout un continent, ce qui suscita nombre de propos amers dans les couloirs des institutions européennes. Au final, le gouvernement wallon se montra conciliant, mais l’image des Belges médiateurs fut sérieusement écornée.
L’Europe, c’est la Belgique en grand
Au fil des années, les Belges ont joué un rôle de premier plan en Europe. Il y eut Paul-Henri Spaak, qui jeta les bases de la CEE. Dans les années 1970, le Premier ministre, Leo Tindemans, «Monsieur Europe», qui livra un rapport sur l’avenir de l’Europe. Le haut diplomate belge, Étienne Davignon, prit fait et cause pour une plus grande coopération en matière de politique étrangère et lança à cet effet les Gymnich, ces réunions informelles des ministres des Affaires étrangères. L’ancien commissaire belge Karel Van Miert est considéré jusqu’à présent comme l’un des membres les plus solides que la Commission ait jamais eus.
L’ancien premier ministre belge Wilfried Martens fut l’un des fondateurs du Parti populaire européen (PPE). Son collègue Jean-Luc Dehaene faillit présider la Commission mais siégea dans la Convention sur l’avenir de l’Europe, chargée d’élaborer une constitution européenne. Un autre ancien Premier ministre belge, Guy Verhofstadt, joua un rôle important au Parlement européen. Par ailleurs, de nombreux négociateurs belges jouèrent régulièrement les intermédiaires.
Parmi les Belges qui ont occupé plus récemment des postes européens importants à des moments difficiles, il faut citer Herman Van Rompuy et Charles Michel. Il est clair que l’establishment politique belge, par tradition, s’identifie très fort au projet européen et à l’intégration du continent européen.
À cet égard, la contribution des politiques et diplomates belges tient à leur expérience des compromis. En dépit ou plutôt à la faveur d’une complexité plus grande, tant en Europe qu’en Belgique, il en est encore ainsi aujourd’hui.
Les Premiers ministres belges doivent diriger des gouvernements comportant des groupes linguistiques différents et des tendances politiques très variées. Ils sont confrontés à des entités fédérées qui tiennent à leurs prérogatives et n’entendent pas rogner sur leurs pouvoirs. Ils sont habitués à négocier jusque tard dans la nuit et parvenir in fine à des accords globaux. Bien que parfois mal ficelés, ceux-ci parviennent en général à désamorcer les crises les plus graves.
L’Europe, c’est la Belgique en grand, pourrait-on dire, de sorte que les qualités dont dispose un homme politique belge de talent sont exactement celles que l’on recherche au niveau européen.
Notes
(1) RIK COOLSAET, België en zijn buitenlandse politiek 1830-2015, Louvain, 2014 (6e édition).
(2) FERDI DE VILLE, Winnaars en verliezers. De politieke economie van Europese integratie, Kalmthout, 2018.
Le présent article est la traduction française d’un texte paru dans Nulpunt 1945 (Année zéro 1945), Ons Erfdeel vzw, Rekkem, 2020.