La Belgique en traduction: des textes traversant les frontières ou des frontières traversant les textes?
Dans un pays multilingue comme la Belgique, que révèle le flux des traductions entre les communautés linguistiques? Comment Martine est-elle devenue Tiny? À quoi Brecht Evens doit-il son succès dans le monde francophone? Quelle a été la réception en Flandre de la traduction tardive des témoignages de la Grande Guerre de Max Deauville? De telles questions sont au cœur de BELTRANS. Mené conjointement par deux universités et la Bibliothèque royale (KBR), ce projet a pour objectif d’étudier les transferts culturels entre les deux communautés linguistiques via la traduction.
Qu’ont en commun Maigret, Martine, et Bob et Bobette? Hormis le fait qu’il s’agit de noms bien connus de la littérature en Belgique et à l’étranger, ils figurent parmi les créations belges les plus traduites entre le français et le néerlandais dans la période de 1970 à 2020.
Si la Belgique est divisée par une frontière linguistique, fixée légalement depuis 1963, et connait ensuite un processus de fédéralisation attribuant des pouvoirs aux Communautés linguistiques et aux Régions, les traductions réciproques entre la littérature flamande et la littérature francophone de Belgique peuvent jeter des ponts entre ces deux communautés linguistiques. L’étude de la traduction de ces littératures, situées notamment au cœur des enjeux politiques, culturels et identitaires propres aux pays multilingues, permet d’éclairer les échanges et transferts entre ces communautés.
Examinons ici trois exemples illustrant cette circulation à la fois internationale, intranationale et interrégionale des traductions. Ceux-ci mettent en lumière la variété des chemins –directs ou indirects– empruntés par les livres d’auteurs ou d’illustrateurs belges et leur réception dans l’autre langue par le biais de la traduction.
Martine/Tiny: lost in translation
Commençons par le cas emblématique de Martine, Tiny en néerlandais, en littérature de jeunesse. L’héroïne a rencontré autant de succès en Flandre qu’en Belgique francophone. Différentes générations de néerlandophones et de francophones ont lu les mêmes albums illustrés pendant leur enfance, ignorant généralement leur existence dans l’autre langue. La série signée Marcel Marlier et Gilbert Delahaye, deux Belges francophones, a en effet été publiée quasi simultanément en français et en néerlandais par Casterman depuis les années 1950 jusqu’à nos jours. Cet éditeur de renom a longtemps eu son siège principal à Tournai, à la frontière entre le Hainaut, la Flandre-Occidentale et la France, et est aussi connu pour la série de bandes dessinées Tintin, ou Kuifje en néerlandais.
La publication simultanée, mais aussi l’absence de toute mention de traduction dans les Martine jusqu’à la fin des années 1990, ne permettaient pas aux lecteurs néerlandophones (jeunes et moins jeunes) de savoir que Tiny était en réalité une traduction. Cette invisibilisation résultait d’un processus de production industriel en série, et Casterman voulait présenter les Tiny comme des originaux sur le marché néerlandophone. Les premiers traducteurs de Martine restent donc pour l’instant inconnus jusqu’à ce que les archives de Casterman, déposées aux archives de l’État de Tournai, soient entièrement inventoriées.
Mais l’effacement de la traduction et de la provenance de Martine ne s’arrête pas là: le nom de l’auteur, Gilbert Delahaye, a également été néerlandisé en Gijs Haag sur tous les albums Tiny. Et quiconque se procure encore une vieille édition dans un marché aux puces en Flandre peut observer que la langue a plutôt la couleur du néerlandais de nos voisins du nord. Par exemple, Tiny ne mange pas de la confituur, mais du jam, et «oncle Jules» n’est pas traduit par nonkel Jules, mais par oom Joop, deux variantes clairement néerlandaises. Casterman avait manifestement ciblé le plus grand marché possible pour l’original et la traduction, à savoir la France et les Pays-Bas.
C’est ainsi que dans Tiny in het vliegtuig (1965) (Martine en avion), on peut voir un dessin d’un avion d’Air France (et non de la Sabena), tandis que sur le siège passager à côté d’elle, Tiny fait la connaissance de Thérèse de Maastricht et de Jan-Peter de Groningen (Thérèse et Jean-Luc de Londres en français). Bref, le transfert littéraire entre les communautés francophones et néerlandophones en Belgique n’est souvent pas une pure histoire belge, mais se déroule dans un champ de forces transnational qui peut même aller jusqu’à influencer la langue et le contenu d’une traduction.
Cependant, Tiny n’a jamais eu beaucoup de succès aux Pays-Bas, qui avaient sur le marché éditorial suffisamment de bons livres pour enfants et qui la trouvaient peut-être trop bien élevée par rapport aux personnages rebelles d’Annie M.G. Schmidt. En revanche, le marché flamand du livre pour enfants n’était pas encore bien développé à cette époque et était donc très dépendant des importations des Pays-Bas et des traductions en néerlandais. Par conséquent, malgré son idiome néerlandais Tiny est devenue presque proverbiale en Flandre. Elle y constitue toujours un matériau de choix pour les réimpressions, vendues jusqu’en grande-surface, tout comme la base de nombreuses parodies pour des programmes populaires de la télévision flamande comme Jani Gaat et De Ideale Wereld, sans compter les innombrables mèmes de Tiny qui circulent sur les réseaux sociaux.
© Wikimedia commons / Benoit Brummer
Tiny fait partie de la mémoire collective flamande, tout comme Martine est aussi Française, au vu des trois derniers volumes de la série: Martine au Louvre (2021), Martine au château de Versailles (2022) et Martine aux Galeries Lafayette (2022). En même temps, elle est revendiquée comme faisant partie du patrimoine de la bande dessinée belge à Bruxelles, avec notamment sa propre fresque murale à Laeken.
Dans la région de son éditeur Casterman et de ses pères spirituels Marcel Marlier et Gilbert Delahaye, elle est une mascotte locale. À Mouscron, par exemple, le centre Marcel Marlier, ouvert en 2015, est un centre d’expérience entièrement dédié à l’univers de Martine. Quant à Tournai, qui l’a vue sortir de presse, la publication du guide de la ville Martine visite Tournai en 2018 a été l’occasion d’une fête populaire sur le thème de Martine, avec un défilé de teckels ressemblant à Patapouf. Cela montre que Martine se présente –à l’insu de la plupart de ses lecteurs– sous différents visages selon l’aire linguistique, le pays ou même la région.
Brecht Evens: une reconnaissance qui passe par la France
Si des séries telles que Martine comptent parmi les œuvres les plus traduites d’auteurs de nationalité belge entre 1970 et 2020, un regard en profondeur sur quelques traductions individuelles emblématiques constitue un deuxième point d’entrée pour analyser l’interaction parfois indirecte entre les deux communautés linguistiques belges étudiées. Prenons comme second exemple Ergens waar je niet wil zijn (2009) de Brecht Evens, traduit en 2010 sous le titre Les Noceurs. Œuvre de fin d’étude inédite d’un illustrateur d’à peine 23 ans, elle avait à première vue tout contre elle lorsqu’elle fut présentée en 2009 au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, en France.
Les Noceurs étaient en outre assez éloignés de ce que les francophones avaient l’habitude de voir jusque-là dans les bandes dessinées flamandes traduites, si ces productions leur étaient déjà familières. Pourtant, malgré son âge, Evens s’était à ce moment déjà construit une solide réputation en Flandre grâce à de nombreux prix, des publications dans des revues spécialisées (Stripgids par exemple), une apparition dans l’anthologie Hic sunt leones (2007), de nombreuses critiques élogieuses et d’autres articles parus à son sujet dans la presse flamande.
De plus, au tournant du XXIe siècle, de nombreux changements dans le monde de la bande dessinée flamande ont contribué à ce que le médium acquière un statut de plus en plus élevé. Cet élan a également été soutenu d’un point de vue institutionnel par le Vlaams Fonds voor de Letteren (VFL), rebaptisé en 2019 Literatuur Vlaanderen. Ce soutien visait initialement la production de bandes dessinées, mais le champ d’action s’est rapidement élargi vers la promotion internationale de ce type d’ouvrages.
Résultat: la Flandre est devenue l’invitée d’honneur d’Angoulême en 2009 et a ainsi pu revendiquer sa place sur la scène internationale de la bande dessinée, sans pour autant passer par la Belgique francophone. Cette dernière possédait, en effet, déjà une très riche tradition de bande dessinée, ce qui ne facilitait généralement pas la publication de nouveaux ouvrages venant du nord de la frontière linguistique. Ainsi, en 2009, en plus des grands noms de la BD flamande tels que Willy Vandersteen, vingt jeunes artistes, dont Brecht Evens, ont été présentés à Angoulême. Ce deuxième groupe porte le nom de «La nouvelle BD flamande». Or, outre leur formation à Saint-Luc (Bruxelles et Gand), les différents thèmes qu’ils abordent et le soutien du VFL/Literatuur Vlaanderen, c’est l’une des rares choses qu’ils ont en commun.
Le festival était donc l’occasion rêvée de susciter l’intérêt d’un éditeur francophone pour Ergens waar je niet wil zijn. En réalité, Thomas Gabison, futur éditeur d’Evens auprès de la maison d’édition française Actes Sud, l’avait repéré bien avant le festival grâce au blog du dessinateur. En dépit de l’intérêt mutuel, la communication entre les deux parties était toutefois restée plutôt restreinte. Angoulême 2009, et surtout l’attention que l’artiste y a reçue, a changé la donne: Actes Sud a acheté les droits de traduction dans la foulée du festival et la traduction a paru à l’approche de l’édition de 2010.
L’acception d’Evens en France a considérablement influencé sa réception en Belgique francophone
Les critiques dans les médias français furent unanimement positives au sujet de cette traduction, devenue Les Noceurs
(2010) en français. Le fait que l’auteur ait été récompensé au même festival l’année suivante n’a pu qu’y contribuer. En revanche, l’accueil initial en Belgique francophone s’est avéré plutôt discret: contrairement à la France, les critiques se firent rares et l’ouvrage d’Evens fut également totalement absent des festivals de bande dessinée en Fédération Wallonie-Bruxelles. Ce n’est qu’après l’attribution du prix de l’Audace pour la traduction à Angoulême 2011 que cela change progressivement. En d’autres termes, l’illustrateur néerlandophone a d’abord dû être accepté en France pour pénétrer graduellement en Belgique francophone.
Max Deauville et la mémoire de la Grande Guerre en Flandre
Enfin, l’histoire n’est pas en reste. Par exemple, l’approche du centenaire de la Première Guerre mondiale entraine sans surprise un engouement progressif pour la thématique, qui se marque notamment par une résurgence dans les différents genres de la littérature contemporaine. On pense notamment aux livres de l’écrivain belge francophone Xavier Hanotte, ou au succès notable du roman Oorlog en Terpentijn de Stefan Hertmans (2013), vendu, selon des chiffres de mars 2019, à plus de 200 000 exemplaires en néerlandais et traduit en plus de 20 langues dont le français.
Ce phénomène s’observe aussi à travers une explosion de la production de la littérature scientifique sur le sujet, la publication ou la réédition d’ouvrages ou de témoignages de l’époque, et enfin des traductions de la littérature de la Grande Guerre sous toutes ses formes.
Le cas de la traduction des œuvres de Max Deauville du français vers le néerlandais illustre cette tendance. De son vrai nom Maurice Duwez, ce dernier écrit Jusqu’à l’Yser (1917) et La Boue des Flandres (1922) pour témoigner du vécu de ses camarades et du sien en tant que médecin de bataillon dans l’armée belge, notamment derrière le front de l’Yser. Les deux ouvrages connaissent quelques rééditions entre la fin de la guerre et les années 1960, mais c’est à l’approche du centenaire qu’ils refont surface avec de nouvelles éditions et des traductions.
En 2011, les éditions Roularta publient Jusqu’à l’Yser, mais aussi simultanément sa traduction en néerlandais, Tot aan de IJzer, réalisée par Hilde Pauwels. Ensuite, les éditions de Schorre les republient en 2013 en français et en 2014 en néerlandais. De Schorre, maison d’édition de l’ASBL Max Deauville ayant pour objectif la promotion des œuvres de ce dernier, publie également De modder van de Westhoek en 2007, traduction par Luk Verlonje de La Boue des Flandres, publiée quant à elle en 2014.
Les deux ouvrages de Deauville ont trouvé une place dans la mémoire de la guerre en Flandre
Résolument pacifistes et antimilitaristes, critiques envers l’armée belge et notamment certaines de ses incohérences linguistiques, ces deux ouvrages trouvent une place dans la mémoire de la guerre en Flandre. Cette dernière cherche en effet à intégrer des textes dans sa mémoire culturelle en prévision du centenaire. Malgré une description globalement stéréotypée des Flamands par l’auteur, insistant par exemple sur leur ruralité, et une Flandre parfois réduite à son apparence «mythique» à grand renfort de canaux, brouillard et beffrois, les deux ouvrages font rapidement l’objet d’une forte réception locale, principalement dans la région du Westhoek.
Il semble qu’une attention particulière ait été portée par les acteurs et maisons d’édition à la réussite de ces deux livres pour leur réception en Flandre lors de la préparation des traductions en néerlandais. Cela passe notamment par le choix des images ou photographies de la couverture, et des auteurs de préface pouvant être connus selon la communauté linguistique.
Alors que ces deux livres peuvent être considérés comme des sources historiques du vécu de la Première Guerre, il est notable de voir que dans le cadre des trois éditions en néerlandais, il a été décidé de ne pas mentionner que des passages étaient originellement en néerlandais, mais aussi de mener des modifications au sein du texte en lui-même: certaines phrases ou interjections en néerlandais mises dans la bouche de soldats flamands par l’auteur sont corrigées, Godferdom devenant par exemple Godverdomme. Cette décision dans la traduction de standardiser les variantes dialectales ou de corriger de potentielles erreurs d’un auteur francophone cause par exemple la perte d’éléments de contexte et de représentation par un francophone tel que Deauville de la vie linguistique derrière le front.
Le projet Beltrans: un dialogue à travers les frontières linguistiques
La littérature et, a fortiori, les traductions permettent donc d’observer ce qui a circulé, quand, comment et pourquoi, et de mettre en lumière la mémoire fragmentée, notamment de la Grande Guerre, entre les communautés linguistiques en Belgique, et ses nombreux enjeux, notamment identitaires, politiques, culturels et mémoriaux.
C’est ce à quoi s’attelle le projet de recherche collectif BELTRANS qui étudie l’histoire inédite des traductions d’auteurs belges entre le français et le néerlandais de 1970 à 2020. Ce projet pluri-universitaire et multilingue est le fruit d’une collaboration entre la bibliothèque royale de Belgique (KBR), la KU Leuven et l’UCLouvain, grâce à un financement de la politique scientifique fédérale BELSPO et un financement par le Fonds de la recherche scientifique flamand (FWO).
Si ces études de cas sont intéressantes en soi, elles doivent être placées dans le cadre plus large des flux de traduction entre la Flandre et la Communauté française entre 1970 et 2020. Dans ce contexte, la KBR élabore une base de données de toutes les traductions du français vers le néerlandais et vice-versa durant cette période. Le graphique provisoire ci-dessous indique, en guise d’aperçu, le nombre de traductions par an.
La base de données en préparation rend possible l’identification d’acteurs ou institutions-clés du processus de traduction d’auteurs belges, aussi dans ses interactions avec l’étranger. C’est par exemple le cas d’importantes maisons d’édition, telle que Casterman, qui traduisait systématiquement l’ensemble de son catalogue en interne. Les données récoltées permettent aussi de s’interroger sur le rôle des organismes publics tels que Literatuur Vlaanderen, qui vise à promouvoir la littérature flamande à l’échelle internationale par le biais de soutien lors de festivals comme celui d’Angoulême, ou encore de subventions à la traduction. L’étude de la réception des textes traduits, à travers par exemple les paratextes, la presse, des recensions ou critiques littéraires, des témoignages le cas échéant permet d’étudier la perception mutuelle dans les cultures d’accueil, comme la réception locale des livres de Deauville en Flandre.
La base de données nous permet également d’examiner comment des études de cas se rapportent à des tendances plus générales. Y a-t-il plus de traductions à une période donnée, pour un genre littéraire ou dans un sens de traduction particulier? Constate-t-on effectivement une augmentation du nombre de traductions d’ouvrages historiques autour de 2014, avec l’incidence d’une conjoncture évènementielle sur le marché du livre en traduction ? Y a-t-il plus de traductions du français vers le néerlandais que dans le sens contraire?
Le projet BELTRANS, multilingue et regroupant des institutions des trois régions du pays, a enfin également des visées sociétales, étant donné que la traduction constitue une des entrées pour analyser le dialogue et, par conséquent, la (mé)connaissance et les degrés de compréhension mutuelle entre les deux communautés. À cet égard, il semble particulièrement pertinent d’étudier l’impact concret du processus de fédéralisation belge sur une pratique culturelle telle que la traduction.
La dissémination des résultats et l’élaboration de lignes directrices pour les acteurs et institutions du secteur du livre a aussi pour objectif de fournir des outils et informations facilitant de futures traductions intra-belges. Cette communication de nos résultats de recherche, notamment à travers des articles, contribue à une valorisation des auteurs belges et de leurs œuvres auprès de publics variés. Mais aussi, nous l’espérons, à une forme de sensibilisation à la traduction comme forme de dialogue à travers les frontières linguistiques et territoriales.