La Belgique: un pays, deux mémoires
La mémoire collective belge ressemble à une pièce de monnaie, elle a son côté pile et son côté face. C’est du belge, et on trouve dans cette belgitude ce côté surréaliste qui séduit ou énerve, mais laisse rarement indifférent. Le livre Dialogues sur la Belgique, qui paraît simultanément en néerlandais sous le titre Dialogen over België, en apporte la preuve par quatre. Ou par dix-huit, plus exactement, puisque les auteurs ont provoqué la rencontre de neuf duos, autant de personnalités francophones que de néerlandophones.
Chacun dans sa langue maternelle, ces intervenants se sont penchés au chevet de la mère patrie. Issus d’horizons variés (politiques, patrons, sportifs, syndicalistes, religieux, écrivains, poètes, réalisateurs et journalistes), ils ont discuté à bâtons rompus avec les auteurs du livre: Olivier Luminet, Valérie Rosoux, Elke Brems, Ariane Bazan et Marnix Beyen. Le résultat des dialogues toujours animés et parfois inspirants est un vrai patchwork composé d’événements, de lieux et de personnages solidement gravés dans la mémoire collective belge.
De ces entretiens, on retiendra deux tendances. D’abord, la plupart des personnalités interrogées ne remontent pas plus loin dans le temps que ces dernières décennies. Ensuite, de nombreux souvenirs sont strictement liés à l’histoire personnelle des intervenants. Histoire du temps présent, images partagées, visions contrastées. Le lecteur peut imaginer que le Belge se complaît dans cet espace polymorphe sans identité claire. L’autodérision, élevée en première qualité nationale, se dissimule à peine derrière ce questionnement existentiel.
Fait marquant, le poids du passé personnel reste un fardeau lourd à porter pour beaucoup. Aussi la Seconde Guerre mondiale occupe-t-elle une place singulière, mais totalement distincte dans la mémoire collective de chaque côté de la frontière linguistique. Bruxelles, pour sa part, suscite des sentiments contradictoires, ce qui ne surprendra pas. Il semble aussi qu’en Belgique, les communautés issues de l’immigration partagent d’autres types de souvenirs.
La méconnaissance de l’autre (communauté ou région) demeure un obstacle majeur à l’abattement du barrage des langues
On entend dire parfois que l’ignorance réciproque est une bombe à retardement qui mine le pays entier. Ce n’est pas faux. Ainsi, la méconnaissance de l’autre (communauté ou région) demeure un obstacle majeur à l’abattement du barrage des langues. En revanche, l’attachement à la Belgique peut prendre des allures protéiformes. Du goût pour l’architecture avant-gardiste à la fierté devant une performance scientifique, technologique ou sportive, le présent ouvrage regorge d’exemples convaincants dans des domaines variés.
Ce livre est une contribution à un débat essentiel. Dans un pays où s’enchaînent les réformes institutionnelles et où régulièrement se déchaînent les passions, le gouvernement fédéral sait que rien n’est inéluctable. Il est grand temps que la Belgique arrête de se considérer comme un pays temporaire.
Alors, Flamands et francophones, deux âmes en une? La Belgique n’est jamais aussi unie que lors des événements internationaux, par exemple, lors de la Coupe du monde de football. Elle l’est aussi, mais dans un tout autre registre évidemment, lors des grands traumatismes collectifs, comme l’affaire Dutroux, le drame du Heysel, les attentats de Bruxelles ou la mort du roi Baudouin le 31 juillet 1993.
Mais, faut-il le souligner, la mémoire collective n’a jamais été aussi meurtrie et divisée qu’à l’occasion des expériences traumatisantes vécues par de nombreux francophones et néerlandophones pendant les deux guerres mondiales. Rien ne sert de paver la voie à une polarisation à outrance. De plus en plus de voix s’élèvent au nord comme au sud du royaume appelant à ranger les stéréotypes les plus tenaces, car ils peuvent gangréner et miner un pays qui est en train de se morceler.
Comment expliquer cette ignorance réciproque menant parfois à des désaccords profonds et apparemment inconciliables?
Ce regard d’hélicoptère porté sur la Belgique d’hier et d’aujourd’hui est intéressant et invite à poursuivre le débat sans œillères. Difficile d’avoir une image claire et de se faire un avis dépassionné sur les troubles qui agitent ce petit pays où l’union ne fait pas (toujours) la force.
Lors de leurs échanges que l’on peut qualifier de sincères et francs, les personnalités interrogées tentent, chacune à sa manière, d’expliquer les mécanismes qui ont amené Flamands et francophones à développer une mémoire collective distincte. Comment expliquer cette ignorance réciproque menant parfois à des désaccords profonds et apparemment inconciliables? Au final, Flamands et francophones forment-ils vraiment deux entités séparées qui n’auraient jamais connu une histoire commune et partagée?
La barrière de la langue à elle seule complique le dialogue des mémoires en Belgique. Ce n’est pas donné à tout le monde; rares sont ceux et celles qui réussissent à comprendre la langue de l’autre au point d’en saisir les nuances les plus subtiles. Pour pouvoir parler de thématiques aussi émotionnelles que celles liées au passé de la Belgique, il faudrait idéalement posséder la langue de l’autre, comme on possède sa propre langue maternelle: dans toutes ses finesses.