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histoire, société

La bruxellisation, phénomène urbain autant que jalon historique

27 avril 2022 8 min. temps de lecture Labo BXL

Dans la seconde moitié du XXe siècle, Bruxelles a subi une transformation profonde de son cadre bâti, vécue par de nombreux habitants comme un véritable traumatisme. Cette transformation a reçu un nom, qui, entre-temps, s’est propagé dans la littérature internationale comme le marqueur d’une absence de volonté ou d’une incapacité à cadrer la rénovation urbaine: la bruxellisation.

En réalité, la bruxellisation englobe trois dimensions bien distinctes: historique, socio-politique et urbanistique. C’est avant tout une dénonciation, qui sanctionne la transformation de Bruxelles dans l’après-guerre. C’est ensuite le témoin d’un tournant majeur dans l’appréhension des enjeux urbains et dans la gouvernance urbaine en Belgique. C’est enfin le reflet d’un certain mode de production urbaine dans un pays marqué par une tradition de mise en retrait des pouvoirs publics dans la construction effective de la ville, se cantonnant à préparer le terrain pour l’action du secteur privé, la vie des incitants et la construction des infrastructures de base.

La bruxellisation comme fait

À la fin du second conflit mondial, un grand chantier éventrait la ville historique de Bruxelles. La jonction Nord-Midi, ligne ferroviaire reliant, en partie en tunnel, les gares du Nord et du Midi, devait à la fois unifier et électrifier le réseau ferré belge recentré sur la capitale. Ce projet constituait la clé de voûte d’un vaste plan de relance économique par l’investissement dans les infrastructures, initié dans l’entre-deux-guerres.

Lorsque le tunnel est enfin mis en service en 1952, c’est une nouvelle campagne de grands travaux qui débute: les autoroutes urbaines. L’époque avait changé. Le pays mise sur le développement de la mobilité individuelle1, couplé à une politique de logement basée sur l’incitation à la petite propriété privée2, par conséquent loin des centres-villes. L’économie belge doit se renouveler, grâce à l’aménagement de vastes zones industrielles le long des nouvelles autoroutes3. Au centre du dispositif, Bruxelles, qui se reconvertit en capitale tertiaire internationale, destinée à accueillir le siège des nouvelles entreprises réparties dans tout le pays, se positionne littéralement, symboliquement et physiquement en «carrefour de l’Occident». Une activité diplomatique intense propulse la ville au rang de capitale européenne (1958) et atlantique (1967).

le terme de bruxellisation est plus largement l’illustration d’un mode de production de la ville propre à l’ensemble de la Belgique

En 1958, le plateau du Heysel accueille l’exposition universelle. Cet événement permet de donner un coup d’accélérateur à la transformation des voies principales en autoroutes urbaines, qui trouve ses ramifications à l’échelle nationale et internationale au sein du nouveau réseau des autoroutes européennes esquissé au congrès de Vienne de 1950. Le réseau avait largement été dessiné par les ingénieurs belges de l’Administration des routes du ministère des Travaux publics fraîchement rentrés d’une formation aux États-Unis dans le cadre du plan Marshall.

L’architecture des artères bruxelloises, jusque-là bordées d’hôtels particuliers, se transforme également, avec la construction massive d’immeubles de bureaux. De nouveaux acteurs urbains apparaissent: les promoteurs immobiliers, étroitement en lien avec les grandes entreprises de construction et le secteur financier en forte croissance. Certains se spécialisent dans la production de logements. Les décennies 1960 et 1970 sont les années de gloire d’opérateurs comme Etrimo et Amelinkx, qui vont jouer un rôle majeur dans la construction de la couronne résidentielle verte bruxelloise.

Ces changements se font sans véritable plan d’ensemble. L’aménagement des autoroutes urbaines dépend directement de l’Administration des routes. Disposant de moyens considérables, elle suit son propre programme. La législation sur l’urbanisme prévoit un contrôle de l’État sur la transformation urbaine via l’élaboration de plans d’aménagement qui, dans les faits, semblent confectionnés sur mesure pour sécuriser juridiquement et à long terme des projets architecturaux nécessitant d’importantes expropriations. Comme ce fut le cas pour les tours de la place de Brouckère ou le quartier Nord, qui reste l’exemple le plus repris pour illustrer les effets de la bruxellisation.

La bruxellisation comme tournant

Jusqu’au début des années 1960, personne ou presque n’y avait trouvé à redire. Monde politique, syndicats, patronat et bourgeoisie bruxelloise en pleine migration vers les riantes campagnes de la périphérie trouvent chacun dans ces mutations des raisons de se réjouir. Les bétonneuses déversent à plein régime emplois, paix sociale, amélioration générale du niveau de vie et d’habitat. La métropolisation de la capitale belge, marquée par une concentration de l’emploi tertiaire au centre et une dispersion de l’habitat sur l’ensemble du territoire, semble avoir été l’amorce idéale du cercle vertueux de la croissance et du bonheur.

Toutefois, la tertiarisation de l’économie bruxelloise finit par éveiller la contestation syndicale, échaudée par la disparition du secteur industriel et par les nombreuses démolitions dans les quartiers populaires anciens du centre-ville. Les quartiers résidentiels sont également touchés par la construction d’ensembles d’immeubles à appartements ou de bureaux et leur population s’émeut, via des associations comme la Ligue esthétique belge, de la disparition du patrimoine historique ou de paysages jusque-là préservés de l’urbanisation.

En 1968, la poussée de fièvre estudiantine mobilise un groupe de jeunes professeurs d’architecture de l’École nationale supérieure de La Cambre et de l’école supérieure Sint-Lukas. Avec leurs étudiants, ils viennent en support des comités de quartier qui éclosent partout où la ville se transforme et qui se fédèrent rapidement autour d’Inter-Environnement et du Brusselse Raad voor het Leefmilieu (Conseil bruxellois de l’environnement), intellectuellement alimentés par des organisations comme l’Atelier de recherche et d’action urbaine et les Archives d’architecture moderne.

Sur le terrain, les étudiants élaborent des «contre-projets», des alternatives aux nombreuses opérations en cours, proposant un retour à la ville traditionnelle, à la rue comme espace de vie, à l’architecture historiciste. À l’évangile de la modernité s’opposent soudainement l’aliénation de la navette quotidienne, l’écrasante mainmise du capitalisme sur la ville, l’indéniable collusion entre monde immobilier et intérêts financiers des partis politiques, l’absence totale de transparence dans la gouvernance publique, la transformation d’une ville au profit non de ses habitants mais de l’économie du pays, bref tous ces maux assemblés sous le néologisme qui est alors inventé: la bruxellisation.

tous ces maux ont été assemblés sous le néologisme: la bruxellisation

Cette contestation culturelle et architecturale va de pair avec la conjonction de deux facteurs sociopolitiques. En 1962 est votée la loi sur l’urbanisme, organisant pour la première fois une planification systématique par l’État de son territoire, divisé en secteurs, dont celui de Bruxelles. L’élaboration des plans n’est entamée qu’à la fin des années 1960 alors que s’emballe un autre processus, celui de la fédéralisation de la Belgique. L’argument de la bruxellisation est brandi pour exiger un contrôle local de la planification de la capitale.

À partir de 1968, le plan de secteur forme l’incarnation de l’émancipation du pouvoir régional. Son élaboration est confiée à partir de 1973 à un ministre spécifique des Affaires bruxelloises. Le plan est voté en 1979 avec une forte connotation défensive pour la ville existante et la création d’une nouvelle réglementation contraignant à rendre publique chaque demande de permis de bâtir et instaurant des commissions de concertation qui permettent d’ouvrir le débat sur le contenu de ces demandes. Ces dispositions constitueront la base des politiques volontaristes de rénovation urbaine que la Région de Bruxelles-Capitale mettra en place dès sa création en 1989.

La bruxellisation est donc le décor et le catalyseur d’un mouvement bruxellois d’émancipation politique qui a fait de la transparence du développement urbain et de la participation citoyenne les piliers de son identité institutionnelle.

La bruxellisation comme reflet d’un mode de production de la ville

Une disposition particulière de la loi sur l’urbanisme de 1962 concentre de nombreuses critiques liées à la bruxellisation: la capacité concédée au secteur privé de la promotion immobilière à se substituer aux pouvoirs publics en vue d’exproprier des propriétaires pour cause d’utilité publique dans le cadre strict de la mise en œuvre de plans d’aménagement, des plans souvent conçus sur mesure pour des opérations de promotion.

Cette disposition révèle en réalité une caractéristique de la gestion du territoire en Belgique, où les autorités ne se sont jamais donné comme mission d’agir directement sur la production de la ville. Comme pour le développement économique ou pour l’enseignement, l’État a historiquement agi par délégation, se limitant à mettre en place les infrastructures de base, comme les autoroutes, et des incitants fiscaux, comme les primes à l’acquisition de la petite propriété individuelle. Dans ce contexte, l’urbanisme s’exerce surtout par des réglementations à opposer aux demandes de permis, et non en une politique proactive.

La transformation et la modernisation de Bruxelles, largement voulues dans l’après-guerre, devaient donc se baser sur une collaboration avec le secteur privé et se sont très vite enchaînées aux logiques du marché, ce qui explique le laisser-faire général des autorités par rapport au développement phénoménal des bureaux, alors dominants économiquement, l’absence de régulation du rythme de leur construction, qui amènera à l’effondrement du marché à la fin des années 1970, et l’opacité des négociations, marquée par une forte collusion entre politiques et investisseurs, indispensable à la réalisation de grosses plus-values foncières liées à la spéculation.

La dénonciation de la bruxellisation a suscité une réforme profonde des instruments de planification et de gestion du tissu urbain. La Région bruxelloise a depuis sa création entrepris une importante politique de rénovation urbaine participative et intégrée, via les «contrats de quartiers», largement salués internationalement, et poursuit depuis quelques années une métamorphose profonde de la zone du canal avec quelques projets marquants comme la rénovation du site de Tour et Taxis, la transformation d’un garage automobile en centre d’art moderne et contemporain (le musée KANAL dont l’ouverture est prévue en 2024) ou la rénovation du quartier Nord.

Le cadre législatif a fait également l’objet d’une refonte complète avec l’adoption en 2004 du Code bruxellois de l’aménagement du territoire (CoBAT), gommant les dispositions très libérales de la loi qui le précédait depuis quatre décennies.

Néanmoins, si le terme de bruxellisation est attaché à Bruxelles, il est plus largement l’illustration d’un mode de production de la ville propre à l’ensemble de la Belgique, fondé sur un interventionnisme très limité des autorités publiques sur l’espace urbain. Un mode qui, si la gouvernance s’est, depuis, largement améliorée avec des acteurs publics comme le Maître architecte régional, reste largement d’actualité et explique les difficultés, en Belgique et à Bruxelles, à réellement maîtriser le développement de la ville.

Notes:
1. Déclaration sur la modernisation du réseau routier, 1949, Fonds autonome des Routes, 1956.
2. Loi De Taye, 1948.
3. Lois Rey d’expansion économique, 1955 et 1974.
Leloutre

Géry Leloutre

professeur à la faculté d'architecture de l'Université Libre de Bruxelles et architecte chez Karbon' architecture & urbanisme

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