La chorale polyphonique des animaux selon le biologiste Tijs Goldschmidt
De 1981 à 1986, le biologiste de l’évolution Tijs Goldschmidt séjourna en Tanzanie pour étudier les cichlidés du lac Victoria. Personne n’aurait pu imaginer à l’époque qu’il se verrait attribuer, quelque quarante ans plus tard, le prix P.C. Hooft pour son œuvre essayistique. Le jury a voulu récompenser tant sa plume alerte et virtuose que l’acuité de son regard et l’originalité de sa pensée, où les animaux occupent une place de premier plan. Le biologiste et philosophe Geerdt Magiels s’est plongé dans son œuvre pour rédiger un article qui, tels les essais de Goldschmidt, multiplie les va-et-vient entre l’homme et l’animal, entre la nature et la culture.
Tijs Goldschmidt était un jeune trentenaire lorsqu’il se rendit en Tanzanie pour étudier la faune piscicole du lac Victoria (grand comme deux fois et demie les Pays-Bas). À l’époque, le gouvernement tanzanien entendait stimuler la pêche au chalut, avec l’appui des Pays-Bas. L’idée était d’introduire des perches du Nil pour générer une source de protéines contribuant à nourrir la population humaine en pleine croissance. Mais si l’on voulait élaborer un plan de pêche durable, il fallait d’abord évaluer les répercussions qu’une telle mesure aurait sur l’écosystème du lac –une question qui intéressait les biologistes au premier plan. Or, on savait encore bien peu de choses concernant la vie qui grouillait dans les eaux troubles du lac.
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Les recherches de Goldschmidt révélèrent une immense diversité biologique, incluant plusieurs centaines de cichlidés différents, soit un gigantesque essaim d’espèces. La plupart de ces furu, comme les appelle la population locale, n’avaient même pas de nom précis. C’est dire à quel point ils étaient inconnus des riverains et sans le moindre intérêt à leurs yeux. Cette étonnante diversité est le fruit d’un long processus évolutif au cours duquel chaque espèce s’est spécialisée dans une niche écologique particulière: pélophages, algophages, phytophages, héliciphages (certains cassant la coquille des escargots, d’autres les en extirpant), planctophages, insectivores, mangeurs de crevettes, ichtyophages, pédophages, lédipophages, nettoyeurs… Goldschmidt avait trouvé la preuve vivante que Darwin avait vu juste avec sa théorie de l’évolution. Ainsi, certains cichlidés ont la bouche orientée vers la gauche et d’autres vers la droite, les premiers grattant les écailles de leur proie sur le flanc droit et les seconds sur le flanc gauche.
Cette bilatéralité inspirera plus tard à Goldschmidt une conférence donnée à Leyde en hommage à Stephen J. Gould. Ce texte, publié en 2003 sous le titre De andere linkerkant. Links en rechts in de evolutie (L’autre gauche. Gauche et droite dans l’évolution), explore la distinction entre la gauche et la droite dans la nature. Il y est question pêle-mêle des gauchers et droitiers chez l’homme, de la latéralisation de notre cerveau et de la langue balinaise. Cette dernière permet d’exprimer la localisation d’un objet à droite d’une personne, mais pas à droite d’un autre objet (et de certains animaux comme les oursins). Dans ce cas, les Balinais doivent recourir à la direction du vent pour indiquer leur position.
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Dès son plus jeune âge, Goldschmidt eut des difficultés à distinguer sa gauche de sa droite. Enfant, il s’entendait sans cesse répéter: «Non, l’autre gauche!» Comment allait-il pouvoir décrocher son permis de conduire s’il continuait à confondre les deux côtés? Mais il trouva une astuce pour ne plus se tromper: un symbole ou un mot inscrit dans sa paume gauche. Quand on lui offrit une montre, il mémorisa qu’il la portait à son poignet gauche. Son instructeur de conduite dut croire que Tijs n’osait jamais tourner à droite sans d’abord vérifier l’heure! Les choses se corsèrent lorsqu’il dut conduire à gauche en Tanzanie, dans une voiture dont le volant se trouvait aussi à gauche. Chaque rond-point se mua en un nouvel obstacle pour son handicap directionnel. D’ailleurs, ce n’est pas pour rien qu’on désigne un rond-point par le terme keep-lefti (gardez-votre-gauche) en kiswahili…
La conférence enchaîne les observations, réflexions, anecdotes personnelles et faits scientifiques. La sinuosité de cette narration essayistique (et expérimentale) devint la marque de fabrique de Goldschmidt, une méthode qu’il avait appliquée pour la première fois sur les rives du lac Victoria. Il était devenu écrivain malgré lui. Dans la préface de son recueil de lettres au ton léger Onvoldoende liefdesbrieven (Lettres d’amour imparfaites, 2019), il note: «L’échange épistolaire constitue souvent une forme d’épouillage verbal procurant une satisfaction aux correspondants.» Il fait allusion à l’hypothèse du biologiste Colin Dunbar, pour qui le langage a surgi en tant qu’instrument efficace pour tisser des liens sociaux, une sorte de substitut de l’épouillage, exerçant la même fonction: sonder et figer les relations mutuelles.
Le vivier de l’évolution
Goldschmidt a livré un compte rendu de ses recherches sur les cichlidés et de ses années passées au cœur de l’Afrique dans Darwins hofvijver (1994). Traduit en de nombreuses langues (dont le français sous le titre Le vivier de Darwin, Seuil, 2003) et acclamé internationalement, ce récit fait alterner événements comiques et tragiques, malentendus culturels et découvertes biologiques. Alors que la vermine ronge sa petite embarcation en bois, il est cloué au lit dans un hôpital de mission, en proie au délire causé par le paludisme. Pendant ce temps, une catastrophe darwinienne s’abat sur le lac, véritable décor d’un drame shakespearien. La population de perches du Nil explose, décimant de nombreuses espèces de cichlidés. L’intrigant foisonnement écologique de jeunes espèces (jeunes à l’échelle de l’évolution terrestre), observé avec fascination par les taxonomistes, écologistes, morphologistes et généticiens du monde entier, s’écroule avant même d’avoir pu être étudié en détail. D’où le titre choisi pour le documentaire s’inspirant du livre: Le Cauchemar de Darwin.
«Le vivier de Darwin» fait alterner événements comiques et tragiques, malentendus culturels et découvertes biologiques
Goldschmidt voit l’évolution à l’œuvre: la destruction des espèces est aussi une conséquence manifeste des rapports étroits entre la sélection naturelle et le contexte écologique global. Les rives du lac ont connu une explosion démographique, notamment grâce à l’industrie de la perche du Nil, qui fournit des emplois et des revenus à un demi-million de personnes. Les exportations de ce poisson sont une source importante de revenus pour tous les pays alentour. Mais la surpêche et la pollution ont pratiquement anéanti les réserves de perches du Nil, le taux d’infection par le VIH chez les pêcheurs est plus de quatre fois supérieur à la moyenne dans la région (environ 26 %) et la déforestation prend des proportions hallucinantes, le bois étant utilisé pour fumer le poisson. De vivier, le lac s’est transformé en cloaque charriant les déchets agricoles et industriels.
Biologistes écrivains
On ne peut aborder l’œuvre de Goldschmidt sans évoquer Darwin. Dans une des lettres de son recueil Geachte Darwin. Brieven aan de grondlegger van de evolutietheorie (Cher Darwin. Lettres au père de la théorie de l’évolution, 2009), Goldschmidt écrit à son illustre prédécesseur: «Je n’exagère pas en disant que votre œuvre fait partie intégrante de mon univers mental. Elle m’accompagne jour et nuit, et je me suis pris de passion pour la théorie de l’évolution, qui est devenue pour moi une immense source d’inspiration.»
La transformation écologique de la zone étudiée par Goldschmidt est intimement liée au sort de dizaines de millions d’Africains. Il voit dans cette interconnexion la conséquence logique de ce que Darwin avait déjà souligné: aucune espèce n’est isolée. Les plantes, les animaux et les hommes interagissent au sein d’un réseau stratifié d’origine éco-évolutive. Cette idée forme le fil conducteur de toute son œuvre. Rien de surprenant à cela : c’est ainsi que les biologistes conçoivent le monde, et Goldschmidt est loin d’être un cas à part. D’autres biologistes écrivains l’ont précédé dans cette voie, à commencer par Darwin lui-même.
Les plantes, les animaux et les hommes interagissent au sein d’un réseau stratifié d’origine éco-évolutive. Cette idée forme le fil conducteur de toute l’œuvre de Goldschmidt
En 1940, l’éthologiste Konrad Lorenz écrivait, plus de trente ans avant de se voir attribuer le prix Nobel: «Il n’y a qu’une seule psychologie, et non une psychologie distincte pour les vers plats, les oiseaux, les poissons, les Noirs ou les Blancs. Les psychologies animale et humaine ne se distinguent en rien, c’est une unique science qui étudie les différents comportements et expressions des organismes doués en vue d’identifier, au-delà des différences, des lois et des mécanismes communs. » Dick Hillenius, le poète-biologiste tant admiré par Goldschmidt, cite également ces propos dans son livre Sprekend een dier (Animal tout craché, 1974). Dans ses essais, Goldschmidt s’attache constamment à illustrer cette parenté entre humains et animaux.
Activités de substitution
Les ouvrages de Goldschmidt se caractérisent par un constant va-et-vient entre l’être humain et l’animal. Chez lui, les réflexions sur la nature et la culture s’entremêlent tout naturellement, comme dans le recueil Oversprongen (Activités de substitution, 2000). En biologiste du comportement, il voit la nature à l’œuvre partout, entre autres dans un dessin du peintre du XVIIe siècle Melchior d’Hondecoeter, qui représente l’affrontement entre deux paons. D’un côté, l’attaquant: le cou dressé et le bec grand ouvert, menaçant, pointé vers son rival. De l’autre, l’attaqué: la tête détournée, il nettoie tranquillement les plumes de sa queue. Ce toilettage est une façon plutôt surprenante de se préparer au combat. En désamorçant ainsi la menace, ce paon nous offre un bel exemple de ce que l’éthologie appelle «activité de substitution». Un tel comportement s’observe aussi chez l’être humain en de nombreuses circonstances, par exemple lorsqu’un client de restaurant essaie en vain d’attirer l’attention du serveur en agitant la main et finit par se gratter la tempe. En langage courant, on pourrait dire que ce geste fait retomber la tension.
D’Hondecoeter a dû saisir le sens profond de cette scène, sinon il n’aurait pas reproduit les deux paons ensemble. Les artistes savent parfois mettre en lumière des aspects qui échappent à notre attention, et les biologistes parviennent ensuite à en donner une interprétation convaincante.
La danse des animaux
Rien de plus naturel que la culture, estime Goldschmidt. Le biologiste abat les barrières entre les disciplines pour mêler allègrement science et art, comme dans Kloten van de engel. Beschouwingen over de natuurlijkheid van cultuur (Les couilles de l’ange. Réflexions sur le caractère naturel de la culture, 2007). Partout dans l’art, il décèle des traces de nos origines naturelles et de notre parenté avec les animaux. Les comportements humains lui renvoient des échos de notre nature sauvage.
C’est notamment le cas lorsqu’il décrit la parade nuptiale des combattants variés. Après leur hivernage en Afrique, ces oiseaux migrateurs retournent en Europe du Nord, où ils s’accouplent dans des sortes d’arènes, les femelles s’y rassemblant en grand nombre pour être fécondées. Au centre, les puissants mâles «indépendants» s’affrontent tout en paradant avec leur plumage coloré.
Partout dans l’art, Goldschmidt décèle des traces de nos origines naturelles et de notre parenté avec les animaux
Les mâles «satellites», plus faibles, évoluent autour de ce premier groupe. Ils ne sont pas assez imposants pour revendiquer leur place dans l’arène, mais parviennent néanmoins à féconder régulièrement des femelles. Précisons que ces mâles dits satellites le sont dès leur naissance et le restent toute leur vie. La proportion entre les deux groupes est stable et tous deux parviennent sans peine à s’accoupler. Cette «répartition des tâches» est remarquable en soi, mais à y regarder de plus près, la réalité s’avère encore plus complexe. En effet, on a découvert un troisième type de mâles, difficilement reconnaissables à leur apparence car ils ressemblent comme deux gouttes d’eau à des femelles. Néanmoins, ils sont dotés de testicules internes deux fois plus lourds que ceux des mâles indépendants et leur taux de reproduction est à l’avenant.
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Goldschmidt établit un parallèle avec la piste de danse humaine, où la salsa crée un jeu d’attraction et de répulsion et où certains traits masculins contribuent à déterminer le succès territorial. Il n’hésite pas à opérer un rapprochement avec l’œuvre de Mondrian. Grand amateur de tango, de charleston et de foxtrot, le peintre néerlandais réalisa à la fin de sa vie deux tableaux abstraits s’inspirant du boogie-woogie. Lui-même était, semble-t-il, raide comme un piquet lorsqu’il évoluait sur la piste, «créant probablement des tensions entre les mouvements perpendiculaires», comme les lignes horizontales et verticales de ses toiles. Chez Goldschmidt, l’art n’est jamais bien loin.
Beauté et jeu
Si les biologistes ignorent comment l’art suscite des émotions, ils sont convaincus que cette expérience esthétique est inscrite dans nos gènes. Goldschmidt évoque la fascination d’un chimpanzé d’Afrique de l’Ouest pour le coucher de soleil. Il est vrai que la façon dont ce gigantesque disque rouge s’enfonce à vue d’œil à l’équateur est un phénomène impressionnant. Un beau jour, le chef d’une troupe de chimpanzés s’est installé pour admirer le spectacle, bientôt imité par ses congénères. Au bout d’un moment, alors que le soleil n’avait pas encore entièrement disparu à l’horizon, il s’est levé et est parti, talonné par le groupe. Mais voilà qu’il s’arrête et revient sur ses pas. Les autres chimpanzés font de même et, tous ensemble, ils contemplent à nouveau le spectacle, médusés. Goldschmidt en tire la conclusion que ces singes sont fascinés par un phénomène naturel sans rapport immédiat avec la sécurité, la nourriture ou la reproduction. «Combien d’étapes les séparent d’une expérience esthétique?» s’interroge-t-il.
Alors que Huizinga considère le jeu chez l’homme, Homo ludens, comme une caractéristique qui le distingue de l’animal, Goldschmidt voit dans les chiens qui s’ébattent et d’autres animaux qui batifolent les racines biologiques de ce comportement humain, dont les musées, théâtres, cinémas et activités sportives dans les stades ou à la table de billard ne sont que des formes plus développées. «Jouer, c’est faire semblant, cela revient à exécuter des feintes au sens figuré», argumente-t-il dans Vis in bad (Poisson au bain, 2014).
Goldschmidt voit dans les chiens qui s’ébattent et d’autres animaux qui batifolent les racines biologiques du jeu humain, dont les musées, théâtres, cinémas et activités sportives ne sont que des formes plus développées
Goldschmidt décrit ainsi l’amitié improbable entre un chien de traîneau et un ours. Alors que celui-ci s’approchait furtivement, le chien, la queue frétillante, l’a invité par une courbette espiègle à un jeu qui transcendait les frontières entre espèces. Pendant plusieurs semaines, l’ours polaire est venu s’amuser tous les soirs avec son nouvel ami. Le jeu développe les capacités cognitives, aiguise les sens, apprend à percer les intentions de son adversaire. Toutes ces caractéristiques formelles sont également présentes dans la pratique musicale, qui se déroule selon certaines règles, procure un plaisir régulier, implique ordre, rythme et variation et transporte tant les interprètes que les auditeurs. La musique anticipe les attentes (qu’elle trompe parfois), sollicite la mémoire et libère des émotions.
La musique dans la nature
Alors que le premier livre de Goldschmidt décrivait l’écosystème d’un lac gigantesque à travers les poissons peuplant ses eaux et les gens habitant ses rives, son dernier opus, Wolven op het ruiterpad (Des loups sur la piste cavalière, 2022, récompensé par le prix Jan Wolkers du meilleur livre sur la nature), suit les traces de l’Américain Bernie Krause. Cet artiste et bioacousticien transforme les écosystèmes en paysages sonores. Spécialiste de la musique électronique, Krause collabore avec de grandes vedettes telles que Stevie Wonder, The Doors et George Harrison, avant de se tourner vers les enregistrements sonores de la nature. Comme tout bon ingénieur du son, il possède une excellente ouïe qui lui permet de découvrir dans la vie sauvage un univers insoupçonné.
Krause se met alors à enregistrer non seulement les animaux, mais aussi la pluie, la neige, les plantes, le vent et les paysages. Grâce à son équipement, il peut capter des fréquences inaudibles pour l’oreille humaine et les convertir en spectrogrammes. À partir de bandes sonores comprimant 24 heures d’activité biologique au sein d’une forêt tropicale, il crée des installations audiovisuelles impressionnantes, immergeant le spectateur dans une symphonie vitale.
De nos jours, bon nombre d’écologistes appliquent la méthode de Krause: ils déterminent la vitalité et la qualité des écosystèmes en se basant sur des paysages sonores. Ces sonagrammes trahissent par leur appauvrissement le recul de la biodiversité ou, au contraire, un réveil de la nature quand l’activité humaine diminue. Ainsi, pendant la pandémie de covid, les paquebots de croisière ont cessé de longer les côtes de l’Alaska. L’absence du bruit assourdissant des moteurs a incité les baleines à bosse et les orques à chanter de plus belle, les individus pouvant enfin à nouveau communiquer clairement entre eux.
Ces enregistrements viennent étayer la théorie de Darwin sur le plan acoustique. Les espèces animales se répartissent l’espace sonore et les moments où elles en font usage, créant des niches écologiques sonores, un phénomène analogue à la variété observée chez les pinsons des Galápagos ou les cichlidés du lac Victoria.
Ainsi, la lecture des réflexions érudites et associatives de Goldschmidt nous permet de mieux percevoir la voix de la nature.