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histoire, société

La coopération entre historiens français et néerlandais

Par Niek Pas, traduit par Pierre Lambert
18 octobre 2021 9 min. temps de lecture Passerelles entre francophonie et néerlandophonie

Depuis le tournant du millénaire, le paysage universitaire connaît une évolution rapide. L’internationalisation, l’anglicisation et la portée plus vaste de la recherche sont quelques exemples de processus radicaux qui marquent profondément de leur empreinte les sciences humaines, autrefois caractérisées par une approche individualiste et plus restreinte. Quels sont les effets concrets de ces tendances sur la coopération entre historiens français et néerlandais?

Tout universitaire qui étudie l’histoire de France ou mène des recherches nécessitant une connaissance de ce pays dispose d’un réseau de contacts professionnels, donne des cours en tant que professeur invité, participe à des congrès, comités de rédaction et soutenances de thèses.

Ces formes de coopération qui transcendent les frontières linguistiques et nationales sont extrêmement instructives et passionnantes. Hormis ces réseaux personnels très hétéroclites, il existe des initiatives et des projets de coopération importants entre les Pays-Bas et la France en matière de recherche historique. Qui plus est, ces synergies sont favorisées par divers organismes et associations. En voici un tour d’horizon.

Les historiens néerlandais ont toujours été très nombreux à manifester un vif intérêt pour (certains aspects de) l’histoire de France, ses concepts et son aire culturelle. L’arsenal de méthodologies et de théories est très étoffé, des désormais classiques «trois durées» de Fernand Braudel aux histoires mondiales contemporaines en passant par des concepts tels que les lieux de mémoire et l’histoire croisée. On sait à quel point l’École des Annales, fondée par Lucien Febvre et Marc Bloch, a marqué les esprits. Citons aussi les Rendez-vous de l’histoire, organisés à Blois depuis 1998 et qui s’adressent à un large public. Entre-temps, un festival analogue a vu le jour aux Pays-Bas.

Longue est la liste des historiens néerlandais qui ont publié sur des thèmes liés à la France: des biographies de Napoléon parues après la Seconde Guerre mondiale (Jacques Presser et Pieter Geyl) aux thèses de doctorat d’Ernst Kossmann (La Fronde, 1954) et de Pim den Boer (Geschiedenis als beroep
– Sur
la professionnalisation du métier d’historien, 1987). Mais, de nos jours, les projets individuels de ce genre se font rares dans le monde académique1. Pourtant, les universités et les organismes de recherche (le CNRS et son homologue néerlandais NWO, mais aussi de plus en plus les institutions européennes) encouragent les projets de recherche en accordant des subventions2.

Le prix de Paris

Les historiens français et néerlandais disposent de divers instruments pour mettre en œuvre des coopérations bilatérales et internationales: tant les acteurs privés (fonds, fondations) que les universités et les pouvoirs publics octroient des subventions, des bourses et des prix. En ce qui concerne les initiatives privées, on peut citer le prix de Paris, créé en 1979.

Initialement destiné aux seuls historiens, il a étendu ensuite son champ d’action à l’histoire de l’art et aux études de langue et de culture françaises.

Ce prix a été conçu et mis en œuvre par Henri Baudet (1919-1998) et Henk Wesseling (1937-2018), deux historiens néerlandais ayant effectué un séjour d’étude à Paris, le premier dans les années 1950 et le second dans les années 1970: «Nous étions bien conscients de la grande incidence que cette année passée en France avait eue sur nos carrières scientifiques et nos vies privées. Nous constations par ailleurs un déclin rapide du nombre d’historiens néerlandais ayant une connaissance acceptable de la langue et de la culture françaises, ou encore de l’histoire de ce pays», expliquait Wesseling dans la brochure publiée à l’occasion du vingtième anniversaire du prix de Paris.

Cette expérience et cette préoccupation communes leur ont donné l’idée de créer une bourse qui permette à des historiens talentueux de séjourner à Paris pour y découvrir le monde historique français, s’immerger dans la ville et la culture, apprendre la langue et nouer des contacts. Au cours des quarante dernières années, le prix a été décerné à vingt reprises.

Les sujets d’étude vont de l’histoire de la littérature médiévale au mouvement contestataire de mai 68 en passant par l’histoire des mentalités au XVIIe siècle et les interprétations anthropologiques de la problématique des banlieues. La moitié des lauréats sont aujourd’hui attachés à des universités néerlandaises.

La réputation du prix de Paris a inspiré la création, voici quelques années, d’un prix d’Amsterdam, donnant la possibilité à un jeune diplômé d’un établissement d’enseignement supérieur français de poursuivre des études de son choix aux Pays-Bas. Le groupe-cible est donc plus vaste que les seuls historiens ou chercheurs en sciences humaines. L’organisation n’est pas non plus entre les mains d’une fondation privée, mais de l’ambassade des Pays-Bas à Paris et du Réseau franco-néerlandais de l’enseignement supérieur et de la recherche (RFN) à Lille. Grâce au prix d’Amsterdam, une certaine réciprocité a vu le jour dans cette catégorie de bourses incitatives, qui favorisent également les échanges intellectuels.

Universités

Depuis les années 1990, diverses initiatives sont également apparues dans les milieux universitaires pour renforcer et structurer la coopération franco-néerlandaise en général. En 1998, l’université d’Utrecht a mis sur pied un Centrum voor Frankrijkstudies (Centre d’études sur la France) qui, au bout de quelques années, s’est positionné plus largement comme réseau franco-néerlandais.

Les activités comprenaient la fourniture d’informations, des conférences thématiques, des voyages d’étude et des rencontres en vue de développer des réseaux. Cette initiative locale s’est convertie peu à peu en un réseau bilatéral gravitant autour de la Frans-Nederlandse Academie
(basée à Utrecht) et du RFN à Lille. Entre-temps, la branche néerlandaise de la Frans-Nederlandse Academie a cessé ses activités. Le Kenniscentrum Frankrijk-Nederland (Centre de connaissances sur la France et les Pays-Bas) a pris le relais pour la fonction d’expertise à l’université Radboud de Nimègue. En 2020, il a fusionné avec la Stichting van Romanisten (Frans) aan de Nederlandse Universiteiten ou SRNU (Fondation des romanistes (langue française) des universités néerlandaises, 2007) pour former la Platform Frans.

Ce réseau d’experts en langue et culture françaises rassemble et diffuse l’information, décerne un prix récompensant un mémoire de maîtrise et organise des colloques. Cette histoire tourmentée atteste des difficultés que rencontrent de telles structures de coopération avec la France. Néanmoins, celles-ci jouent un important rôle pivot, aussi pour les historiens, sur la toile de fond plus vaste des relations bilatérales.

Intervention des pouvoirs publics

Les instances publiques constituent un troisième niveau de coopération entre la France et les Pays-Bas. Pendant longtemps, les instituts culturels d’Amsterdam (Maison Descartes) et de Paris (Institut néerlandais) furent des centres de rencontre majeurs, y compris pour les historiens. Malheureusement, ces «plaques tournantes» n’ont pas survécu aux mesures d’austérité et la coopération emprunte désormais d’autres voies et structures.

Depuis 2001, soit bien avant la fermeture de la Maison Descartes, les autorités françaises attribuent des bourses d’excellence Descartes à des étudiants de maîtrise et doctorants néerlandais qui souhaitent effectuer un stage ou des recherches en France. Plus tôt, au milieu des années 1990, les gouvernements français et néerlandais avaient déjà conjugué leurs forces à plusieurs reprises pour créer des structures et des prix bilatéraux.

Parmi ces récompenses, le prix Descartes-Huygens de 1995 est le plus prestigieux. Décerné chaque année à deux scientifiques méritants, l’un néerlandais et l’autre français, ce prix sert à financer des projets de recherche. Les sciences humaines sont à l’honneur tous les trois ans. Parmi les historiens néerlandais récompensés dans un passé récent, mentionnons Willem Frijhoff, Pim den Boer et Louis Sicking. Ce dernier en a profité pour élargir la portée temporelle et spatiale de son projet NWO d’internationalisation Maritime Conflict Management in Atlantic Europe, 1200-1600 et pour intensifier sa coopération avec divers partenaires de recherche

français3.

Aux Pays-Bas, la Nuffic, l’agence néerlandaise d’internationalisation de l’enseignement, propose dans le domaine franco-néerlandais des projets tels que Jonge Talenten (Jeunes talents), Créathon et la bourse Van Gogh. Organisé avec le RFN, Jonge Talenten est un programme préparatoire qui s’inscrit dans le cadre des Conférences annuelles Érasme-Descartes (une initiative conjointe de l’ambassade des Pays-Bas à Paris et de l’ambassade de France à La Haye).

Les Créathons sont quant à eux des programmes interactifs et pluridisciplinaires à petite échelle, mis en place en France dans le but d’échanger des connaissances et des expériences et de développer ainsi un réseau international. Ces deux initiatives s’adressent aux étudiants et aux jeunes chercheurs et ont lieu en anglais.

Les sciences humaines en général, et l’histoire en particulier, tirent leur raison d’être du multilinguisme et d’une approche plutôt individualiste

Enfin, la bourse Van Gogh, destinée à des chercheurs chevronnés, vise à développer la coopération dans de nombreuses disciplines scientifiques entre les Pays-Bas et la France. Il s’agit en quelque sorte de défricher le terrain pour permettre la réalisation de projets (européens) plus vastes, en encourageant les cotutelles de thèses, les publications scientifiques conjointes et la coopération mutuelle. Parmi les projets récemment couronnés, citons l’ouvrage Who’s Who? Les champions sportifs à l’épreuve des colonisations et des migrations (2019), une collaboration entre l’Universiteit van Amsterdam et l’université Côte d’Azur4. Le réseau franco-néerlandais qui en est issu a participé plus tard à différents projets de coopération concernant le sport et le patrimoine dans le contexte européen, l’identité et la migration.

Terminons ce tour d’horizon par un exemple de structure bilatérale motivée par l’urgence politique: le Conseil de coopération franco-néerlandais (fondé en 2003). Présidé par les deux ministres des Affaires étrangères, il avait pour ambition de dynamiser les relations sociales entre la France et les Pays-Bas, de stimuler le dialogue entre les sociétés et d’encourager tout particulièrement la coopération bilatérale franco-néerlandaise.

C’est ce Conseil qui a créé les Conférences Érasme-Descartes susmentionnées, un événement annuel qui aborde à chaque fois une thématique différente. Des spécialistes et des universitaires participent à des ateliers et à des tables rondes et les rencontres sont ouvertes au public. Parmi les thèmes récemment traités, citons la transition écologique et la croissance verte, le Big data (2017) et la mode durable / les matériaux durables.

En dehors de ces conférences, le Conseil n’a pas été en mesure de réaliser ses ambitions à cause d’une trop grande immixtion du politique, d’un manque de ressources et de liens trop lâches avec le monde scientifique. Il est mort de sa belle mort au bout d’une décennie, avant de prendre un nouveau départ en 2015 sous la forme de l’Initiative franco-néerlandaise.

Écueils

Entre-temps, l’internationalisation croissante a entraîné un élargissement du bilatéralisme classique à la coopération transnationale (où l’anglais domine de plus en plus). Cette évolution présente des avantages indéniables: elle rend les interactions beaucoup plus aisées entre universités ou instituts français et néerlandais. Mais elle recèle aussi des écueils. Aujourd’hui comme hier, les sciences humaines en général, et l’histoire en particulier, tirent leur raison d’être du multilinguisme et d’une approche plutôt individualiste.

Par ailleurs, il est crucial pour les sciences humaines de maintenir le contact avec le grand public si elles veulent conserver leur pertinence sociale. Les personnes qui souhaitent s’informer de l’importance du Moyen Âge pour la culture des Plats Pays ne vont pas consulter une revue américaine de premier plan. Elles se plongeront en revanche avec profit dans un livre comme De ontdekking van de Middeleeuwen. Geschiedenis van een illusie (La Découverte du Moyen Âge. Histoire d’une illusion, 2011) de l’historien récemment décédé Peter Raedts.

Sur la base d’une étude approfondie de sources en plusieurs langues, dont le français, l’auteur a analysé le changement de perception du Moyen Âge qui s’opéra vers 1800, évoluant d’une ère sombre et barbare à un modèle d’humanité et de fraternité authentiques. Les idéaux et traditions d’antan servirent de clés de lecture pour comprendre le bouleversement des structures sociales provoqué par l’émergence de l’État national moderne. Destiné à un large public, le livre de Raedts est devenu un best-seller.

Cet exemple démontre également toute
l’importance de continuer à encourager l’apprentissage des langues et à offrir des possibilités de financement supplémentaires pour écrire des livres s’adressant au grand public. Il y a là un défi que les instances étatiques, les universités et les instituts de recherche bilatéraux français et néerlandais se doivent de relever ensemble.

Niek Pas

Niek Pas

historien attaché à l’«Universiteit van Amsterdam»

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