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La décolonisation de la langue commence par une prise de conscience

Par Raf Njotea, traduit par Jean-Marie Jacquet
18 octobre 2021 8 min. temps de lecture

Du fait que la langue est un reflet de la réalité et que nous l’utilisons de manière inconsciente, elle traduit les rapports dominants dans la société. Même si ces rapports sont inéquitables. C’est pourquoi il est nécessaire de décoloniser la langue, écrit l’auteur du présent article. Mais, parce que la langue est tellement insaisissable, imposer des règles est peu efficace. Ce qui l’est davantage, c’est la sensibilisation.

Arrival est un film sur des extraterrestres tels qu’on en voit rarement. Pas de créatures hurlantes et sanguinaires, pas de pilotes héroïques qui, au prix d’une manœuvre désespérée, réussissent in extremis à sauver l’espèce humaine de la destruction totale. Le film, un petit bijou réalisé en 2016 par Denis Villeneuve, met en scène la linguiste Louise Banks (Amy Adams). Alors que surgissent douze gigantesques vaisseaux spatiaux qui, à différents endroits, survolent notre planète, Banks est engagée par l’armée américaine pour prendre contact avec les occupants d’un de ces vaisseaux.

Ceux-ci, en fait, communiquent à l’aide d’une sorte de nuage d’encre qu’ils répandent dans l’air en cercles énigmatiques, sans début ou fin définissable. En se familiarisant petit à petit avec ce langage mystérieux, Banks remarque qu’elle commence à avoir des visions, à rassembler des images du passé et de l’avenir.

Ce qui se passe alors, c’est que, tout comme ces êtres étranges, Banks se met inconsciemment à voir le temps comme quelque chose de circulaire au lieu d’un phénomène linéaire menant du passé au futur. En pensant dans un autre langage, elle adopte un nouveau mode de pensée, un nouveau regard sur le monde.

Neige

L’idée selon laquelle la langue n’est pas seulement une manière d’exprimer des pensées, mais influence aussi ces pensées et même les détermine, est déjà ancienne. Cette hypothèse dite de Sapir-Whorf ne fait cependant pas l’unanimité. L’exemple bien connu des Inuits, qui auraient toute une variété de termes pour différentes sortes de neige, est fortement contredit par de nombreux linguistes. Mais qu’il y ait effectivement un lien entre la langue que nous parlons et notre perception du monde, tout le monde ou presque en convient.

la langue fonctionne d’après nos représentations mentales, elle est une sorte de reflet de la réalité

Cela tient au fait que la langue fonctionne d’après nos représentations mentales. Qu’elle est une sorte de reflet de la réalité. Ainsi, le mot boek ou livre n’est évidemment pas en lui-même un livre, mais évoque l’image d’un livre. Si nous abordons des mots moins neutres, porteurs d’une connotation ou d’une sonorité précise, les choses deviennent intéressantes. Prenons par exemple le mot néerlandais slet (traînée, petite pute), un terme vulgaire désignant une femme avide de sexe. Sans doute fallait-il un mot pour l’exprimer. Si maintenant nous voulons trouver un mot de charge négative équivalente pour un homme, cela s’avère beaucoup plus difficile. Le néerlandais dispose bien de player, donjuan ou rokkenjager (coureur de jupons), mais ces termes ont tous une coloration nettement plus positive. Un pas a bien été franchi ces dernières années avec fuckboy, mais il s’en faut de beaucoup que ce terme soit aussi couramment employé que l’est slet pour la gent féminine.

Tout simplement, il n’existe en néerlandais aucun terme spécifique pour désigner un «traîné» masculin. Cela en dit long sur l’image que nous nous faisons de la valeur de la femme ou sur ce que nous pensons de la promiscuité féminine. La même réflexion peut être faite au sujet du mot neger ou nègre du point de vue de l’homme blanc. On cherche en vain en néerlandais (comme en français) un terme aussi chargé négativement pour parler des Blancs.

Mots inexistants

Les mots néerlandais slet et neger ne sont que deux petits exemples montrant que la langue révèle la perception dominante que l’on a du monde, le regard que nous portons ou pouvons porter tantôt sur les femmes, tantôt sur les gens de couleur. Ce qui frappe, c’est que l’on peut pratiquement parler d’une constante: pour les groupes minoritaires il existe des mots à charge négative, pour les groupes dits majoritaires non. La raison est que la langue a tendance à épouser le rythme du groupe dominant. Ce groupe est en effet plus largement représenté dans les postes de pouvoir, apparaît davantage dans les médias, est à la source des directives et de la communication: bref, il a la plus grande visibilité et est socialement le plus influent.

l’on peut pratiquement parler d’une constante: pour les groupes minoritaires il existe des mots à charge négative, pour les groupes dits majoritaires non

Le phénomène n’est pas conscient. L’une des difficultés en matière de langue est que, justement, nous l’utilisons presque toujours inconsciemment. Nous nous en servons pour communiquer, mais nous n’y réfléchissons pas. Voilà comment, par notre langage, nous contribuons à entretenir la perception dominante. Qui plus est, si nous n’y prenons garde, nous pouvons même la renforcer. En fait, il est impossible de parler du groupe majoritaire dans les mêmes termes chargés négativement: ces termes sont tout simplement inexistants. C’est ainsi que des minorités risquent de se trouver confirmées dans leur position de faiblesse par le langage que nous utilisons. C’est exactement pour cela qu’il importe de décoloniser le langage.

Homophilie

Décoloniser, au sens le plus large du mot, signifie briser les structures et les dynamiques qui causent un préjudice à certains groupes sociaux. Mais comment procéder en ce qui concerne la langue? Un moyen qui ne fonctionne en aucun cas est d’imposer des règles. Pour cela, la langue est trop insaisissable.

Décoloniser, au sens le plus large du mot, signifie briser les structures et les dynamiques qui causent un préjudice à certains groupes sociaux

En effet, les images mentales sur lesquelles opère notre langue varient selon l’époque et le contexte. Ainsi, le mot le plus neutre pour désigner une personne homosexuelle était jusque dans les années 1980 homofiel/homophile. Ce mot a aujourd’hui une résonance quelque peu indélicate, négative. Même homoseksueel, qui l’a remplacé dans l’usage courant, n’est plus tout à fait bien considéré. Et homo lui-même commence insensiblement à faire place à gay ou queer en tant qu’appellation la plus neutre.

On ne compte plus les exemples de termes pour lesquels la représentation mentale se modifie avec le temps. À chaque fois apparaissent de nouveaux mots qui correspondent mieux à l’idée d’origine. Mais le contexte joue aussi un rôle dans l’image qu’évoque un mot dans la tête des gens. En néerlandais, le mot wijf pour désigner une femme a une connotation nettement moins grossière dans le contexte d’une fête entre amies que s’il était prononcé par un ministre devant le Parlement. Si l’on voulait prescrire des règles de convenance quant aux mots à employer, elles seraient toujours en retard sur les faits.

Pureté

Il n’y a pas de solutions correctes ou erronées. La seule manière de décoloniser la langue est de faire prendre conscience aux gens de la langue qu’ils utilisent. Et ce sur trois plans: tout d’abord face aux contextes dans lesquels certains mots ne sont peut-être plus présents; en second lieu, devant le fait que des mots peuvent être blessants pour certains groupes; et enfin au regard de la charge émotionnelle qui peut accompagner certains mots.

Il n’y a pas de solutions correctes ou erronées. La seule manière de décoloniser la langue est de faire prendre conscience aux gens de la langue qu’ils utilisent

Prenons par exemple les mots néerlandais pour «blanc»: wit et blank. Le second, pour la majorité des gens, a longtemps été vu, et est encore vu aujourd’hui, comme le mot le plus neutre pour désigner une personne blanche de peau. Mais, ces dernières années, on a entendu de plus en plus fréquemment dire que blank sonne plutôt positif, avec des connotations de pureté ou de propreté. Les personnes qui émettent cet avis estiment que, des deux mots, wit est le plus neutre. Le raisonnement a quelque chose de logique si l’on considère que zwart est le mot neutre pour les gens à peau noire. Mais ce wit, précisément parce qu’il est souvent utilisé actuellement dans un contexte d’antiracisme actif, en vient à être considéré par certains comme porteur d’une connotation négative, culpabilisante.

Comme nous le disions, il n’y a dans ce genre de cas ni juste ni fautif. Personnellement, j’utilise tantôt wit, tantôt blank, non sans accorder à wit un bon point supplémentaire, à savoir qu’il fait réfléchir parce qu’il reste moins répandu, donc plus frappant. Il provoque chez les gens une étincelle de prise de conscience de leur langue et, partant, de leur représentation du monde. Un instant de réflexion où ils se disent que «blanc», qualificatif de race, est aussi une couleur, que la blancheur n’est pas la norme.

Des pionniers

Il ne s’agit évidemment là que d’un modeste acte de résistance. C’est aux médias et aux instituts qu’il appartient de jouer véritablement un rôle de pionniers dans la décolonisation de notre néerlandais. Le quotidien flamand De Morgen s’y est attelé quelque temps en cessant d’utiliser le mot allochtoon
parce que l’image que s’en faisaient mentalement les gens ne correspondait plus à sa vraie définition. Voyez aussi Merriam-Webster, le plus ancien dictionnaire américain, qui vient d’attribuer officiellement au pronom they une signification additionnelle, celle de la troisième personne non-binaire du singulier. De sorte qu’il est désormais grammaticalement correct de dire Sam lost their phone – Sam a perdu leur
téléphone (celui de Sam). Ce sont de petits pas, mais des pas importants sur la voie de la sensibilisation des gens à la langue qu’ils utilisent.

Pareilles initiatives entraîneront toujours, chez certains, des frictions sociales. Mais ce n’est pas grave. En parler nous contraint, comme individus vivant en société, à nous y arrêter, à avoir un comportement qui les prend sciemment en compte. Le simple fait d’en parler nous pousse donc à décoloniser notre langue. Cela contribuera, à terme, à amener dans notre vision du monde des changements qui, jusqu’à un certain point, se répercuteront aussi dans la réalité.

Porter une grande attention à notre langue pourrait très bien nous amener, comme les aliens dans Arrival, à appréhender le futur de notre représentation du monde et – qui sait – de notre monde lui-même.

Raf Njotea Sofie Silbermann VRT 1

Raf Njotea

scénariste et chroniqueur

photo © Sofie Silbermann / VRT

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