La slameuse Lisette Lombé se présente comme une artiste plurielle et passe-frontières. Elle décrit comment la recherche d’une plus grande diversité est une tâche difficile et quotidienne. Malgré l’extrême lenteur des changements en marche, elle voit aussi quelques points positifs.
La diversité n’a jamais été et ne pourra jamais être, pour moi, qu’une affaire de beaux mots et de bons sentiments. La diversité est inscrite dans mon ADN, elle s’incarne dans ma chair. Je suis une personne racisée, métisse, une enfant dont la mère est blanche et le père noir, une citoyenne belge d’origine congolaise, la maman d’enfants dits quarterons. Je suis une artiste qui est présentée comme belgo-congolaise dans les festivals internationaux, une autrice qui écrit dans ses poèmes que l’Afrique de son paternel est tatouée sur son visage.
Je sais que, par définition, la diversité est plurielle, qu’elle ne se limite pas à la porte d’entrée de la couleur de la peau, qu’elle recouvre des réalités multiples, mais, spontanément, j’ai commencé cette contribution avec l’image la plus familière, l’aspect le plus palpable, pour moi, de cette diversité.
C’est de là que je parle, c’est de là que j’écris, c’est de là que je vis et que je regarde le monde. Je peux bien avoir coché les différentes cases de ce que l’on imagine être une intégration réussie, avec des diplômes et un travail, je reste identifiée comme une étrangère. Mon altérité me précède, active des stéréotypes, m’expose et m’exposera encore à des discriminations spécifiques. On grandit, on apprend à vivre et on compose avec cette assignation.
Je suis une femme, aussi, bataillant dans un système patriarcal, devenue militante féministe sur le tard, avec, aujourd’hui, une grille de lecture intersectionnelle chevillée au corps. J’appartiens à plusieurs cercles de la diversité, je suis reprise dans différentes colonnes des minorités, mais je n’ignore pas, pour autant, mes privilèges. Je dois réfléchir au validisme, je dois réfléchir à la grossophobie, aux classes sociales et aux transfuges de classes, aux revendications des personnes LGBTQIA+, aux réalités des personnes non-binaires… Je ne voudrais pas parler à la place de, je ne voudrais pas réduire des réalités complexes à des considérations simplistes, risquer de dépolitiser une matière brûlante.
Ce n’est jamais anodin pour une personne directement concernée par le racisme, le tokénisme ou le débat des quotas d’aborder toutes ces thématiques. On ne parle pas de concepts, on parle de traumas, d’agressions au quotidien, de lutte pour le respect. On parle de justice, de droits, de citoyenneté et de sous-citoyenneté. On parle d’intériorisation et de retournement de stigmates, d’imaginaires collectifs encore empreints de colonial, de transmission de la honte et de la fierté, de mémoires vives. On parle de nos communautés, de nos familles. On ne peut jamais faire l’impasse sur une réflexion concernant le risque d’essentialisation de notre parole. On doit toujours se demander si c’est notre expertise, notre talent, notre expérience qui sont sollicités ou si nous ne sommes là que comme de «simples» témoins de nos vécus.
Nous devons sans cesse nous méfier du pourquoi d’une invitation à disserter sur tel ou tel sujet. Le réflexe du grand frère appelé à la rescousse en banlieue reste tenace. La charge mentale n’est pas une vue de l’esprit. C’est un boulet quotidien.
Le momentum des minorités
Partant de ces constats, lorsque je coiffe ma casquette de programmatrice au sein du collectif L-SLAM (collectif liégeois de poétesses que j’ai impulsé en 2015), je suis travaillée par un souci de ne pas reproduire en interne ce que je m’évertue à dénoncer dans la société. Je peux m’appuyer sur deux exemples de programmation en 2021 pour expliciter cette idée d’effort continu et résolu qui incombe à quiconque souhaite sincèrement faire bouger les lignes au sein de sa propre famille artistique.
En juillet 2021, Ayoko Mensah, l’organisatrice du festival Afropolitan Weekend, m’a proposé une carte blanche à Bozar, à Bruxelles. Après plus d’un an de secousse des lieux culturels et après avoir observé un fossé qui s’était creusé entre artistes jouissant déjà d’une certaine reconnaissance et artistes émergentes, il me paraissait évident de répartir le budget alloué à cette soirée entre plusieurs personnes, toutes de couleur, plutôt que de proposer un spectacle en solo. J’ai repris pour cette performance collective le titre d’un recueil de slam, également collectif, que j’ai coordonné pour les éditions maelstrÖm reEvolution, en 2019: On ne s’excuse de rien!
© Bozar
Alors, on pense d’abord à appeler les marraines qui soutiennent le projet d’éducation permanente depuis ses débuts. On pense aux participantes entendues dans les ateliers d’écriture, au fil des mois, en virtuel et en présentiel. On pense à des artistes qui excellent dans d’autres domaines que celui de la poésie, mais qui accepteraient de relever le défi du verbe, le temps d’un slam de trois minutes. Une fois qu’on a fait ce premier tour de défrichage, il reste encore à faire un travail de réelle découverte et de mise en lumière. Et c’est à cet endroit-là que se joue, selon moi, la différence entre une soirée «classique» et une soirée réfléchie autour d’objectifs clairs de visibilité de voix minoritaires.
Qui on invite, pourquoi on invite, comment on invite, sont des questions incontournables, qui exigent une cohérence de valeurs et une transparence totale par rapport aux personnes invitées. Quand je choisis de valoriser la non-mixité, les univers queer ou les personnes en situation précaire, je prends le temps de discuter avec les artistes concernées de la dimension politique de toute programmation. Ce n’est pas un cadeau que je leur offre, c’est un travail et un levier d’émancipation.
Comme partout, des changements sont en marche mais avec l’extrême lenteur qui est le propre des révolutions en profondeur.
Étant Liégeoise d’adoption, je dois redoubler d’efforts pour faire réseau avec la communauté artistique bruxelloise. Le travail de découverte de nouvelles voix que je mène dans ma ville, sur mon territoire, je ne peux pas le déployer avec la même vigueur et la même évidence à Bruxelles. Je dois m’appuyer sur les artistes qui vivent sur place, sur leurs antennes, sur leurs connaissances, sur leurs relais. Je dois aussi faire confiance aux intuitions de mes donneurs d’ordre de la première heure, qui soutiennent ma démarche artistique depuis bientôt sept ans et qui œuvrent dans le sens de plus d’inclusivité en littérature et dans les arts de la scène.
En décembre 2021, c’est au théâtre de Liège qu’une autre carte blanche m’a été confiée par l’équipe du FER Ulg, à l’occasion des vingt ans de ce groupe de recherche féministe universitaire. Même principe de plateau regroupant des poétesses éditées, des performeuses professionnelles et des femmes fréquentant les scènes slam, pour le plaisir, depuis plus ou moins longtemps. Même attention à l’intergénérationnel et aux parcours de vie. Même principe de marrainage dans un cadre «safe». Même sororité artistique palpable pour le public.
Même confiance des donneurs d’ordre dans le frottement des genres et dans la rencontre entre le culturel et le social. Mais sur la photo de famille finale, une majorité de personnes blanches.
Le constat est le même après chacune de nos rencontres poétiques organisées à Liège. La rencontre de Bozar semble rester une exception, comme si, en dehors d’un festival estampillé «afrodescendant», nous reprenions nos bonnes vieilles habitudes de l’entre-soi. Car oui, le milieu de la poésie peine encore à s’ouvrir à la diversité, au-delà des micros ouverts de slam, qui eux, brassent un public plus large et plus bigarré. Car oui, nous sommes une première génération qui porte la charge du décloisonnement, de la traque de la privation de visibilité, du refus de se laisser museler.
De mon expérience de terrain, à la fois comme artiste programmée et comme programmatrice, je perçois le momentum des minorités, et j’utilise évidemment le mot momentum dans un sens positif et mobilisateur. Les personnes qui le souhaitent sont appelées à peser, là, aujourd’hui, dans la balance de la représentativité. Les personnes qui acceptent de relever le défi de l’entrisme et de plancher sur des stratégies d’alliance win-win peuvent amener du sang neuf au sein des institutions.
© Émulsion photographique
Ce choix éclairé demande de la patience, de la clairvoyance, de la détermination et de la confiance. Ce n’est plus d’une occupation sporadique des planches qu’il est question, mais de directions artistiques, de places au sein des conseils d’administration, de postes d’enseignant(e) dans les écoles d’art… Pour que la diversité ne soit plus seulement une histoire de façade ou de discours, qu’elle prenne ses quartiers en interne, qu’elle devienne une bonne pratique, puis une habitude, puis une nouvelle norme.
Je serais de mauvaise foi si je ne relevais pas des améliorations dans bien des endroits, des équipes qui se métissent, des outsiders dans chaque institution, des jurys plus mixtes et des programmations plus en phase avec les grands enjeux sociétaux contemporains. Ailleurs, des manuels scolaires sont questionnés et enrichis. Ailleurs encore, l’espace public est appréhendé avec de nouvelles grilles de lecture, non-coloniales et féministes. Comme partout, des changements sont en marche mais avec l’extrême lenteur qui est le propre des révolutions en profondeur.
Les actes de résistance, comme le maintien de l’ouverture de certains lieux culturels en réaction aux mesures sanitaires restrictives imposées par les gouvernements de Belgique lors du dernier Comité de concertation de 2021, nous rappellent que des forces vives se battent tous les jours pour que la culture ne devienne pas une variable d’ajustement quelconque et reste une nourriture essentielle. Cet élan, cette soif commune d’une plus grande justice sociale ne nous dispensent en rien de regarder avec courage tout ce qui renvoyait dos à dos institutionnel et marges avant la secousse inédite du covid. Continuer à parler de la diversité en période de crise n’est pas un luxe.